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Entretien avec Roger Leloup

"Pour dessiner je suis resté fidèle à ce que je connais le mieux depuis mes débuts, le crayon, le papier et l’encre de chine."

 

Le Temple des Immortels, tome 28 des aventures de Yoko Tsuno, n’est pas encore sorti en librairies quand nous rencontrons Roger Leloup à son domicile. En nous saluant il nous présente immédiatement ses excuses pour…l’encre de chine qui se trouve sur ses mains ! A 83 ans, celui qui fut l’un des assistants d’Hergé a, en effet, déjà entamé la réalisation du 29e épisode d’une série à laquelle il se consacre depuis 45 ans.

« Les deux prochains albums constitueront deux chapitres d’une même histoire. Il s’agira de récits plus courts et chaque album comportera les planches définitives, en couleurs, comme d’habitude, mais aussi les crayonnés de celles-ci. L’histoire se basera sur un voyage dans le temps. Emilia se retrouvera projetée à l’époque de son arrière-grand-père, en Allemagne dans les années 30’, avec pour objectif de sauver deux enfants d’une collision ferroviaire…  J’ai beaucoup de plaisir à travailler sur cette histoire, parce que je la trouve émouvante et que, graphiquement, je suis confronté à de nombreux véhicules, avions, voitures et une locomotive très spectaculaire et imposante, mais pas simple à dessiner ! »

Seul maître à bord...


Sur le bureau, le modèle réduit de

la fameuse locomotive...

Surtout quand la rigueur et la précision, une fois de plus éclatantes dans Le Temple des Immortels sont une des marques de fabrique de l’auteur. Pourtant, alors que certains de ses pairs délèguent une partie de leur travail, Roger Leloup assure seul la réalisation de chaque aventure de sa jolie électronicienne japonaise, du premier trait de crayon jusqu’à l’encrage du mot « Fin », et même jusqu’au coloriage complet de chaque planche, afin de donner les indications les plus précises possible au studio Leonardo, qui réalise la mise en couleurs définitive.« Il s’agit de l’univers de ma série et de mon héroïne, précise Roger Leloup, et quand je dessine une case, puis une planche, je les vois en couleur. Donc, oui, il y a cette phase de coloriage qui intervient, car je veux que le résultat final soit le plus proche possible de ce que j’ai imaginé. Ceci représente un travail supplémentaire, assez contraignant, car il me faut parfois une journée pour obtenir ce que je désire sur une page, mais je tiens vraiment à passer par cette étape. Travailler avec un assistant ? C’est une question compliquée. Si l’assistant en question dessine comme moi, il pourrait reprendre l’histoire. Or si je donnais Yoko, je ne sais pas ce que l’on en ferait. Ou alors, il faut vraiment que les rôles soient très définis, comme c’était le cas chez Hergé. Hergé gardait Tintin, ses assistants étaient là pour les décors. Il lui est arrivé de me demander d’arranger certaines choses, de recalquer ou de retoucher parfois, en me fondant dans cette cette fameuse « ligne claire », mais je n’aurais jamais imaginé aller plus loin, car dès le départ les places avaient été bien établies, et je n’étais pas le seul à travailler pour lui. Mais quand on fonctionne de cette manière, on est forcément tributaire de la personne qui vous emploie. Ceci dit, quand vous travaillez pour un grand homme, vous acceptez ces règles et vous laissez le reste chez vous… »


Planche 1 (bas), crayonné et indications de couleur...


Iseut, nouvelle venue

dans la série.

Entre légendes celtiques et ordinateurs


 

Le Temple des Immortels possède un petit côté hors du temps, mettant en présence Yoko, des Vinéens et les héritiers d’anciens Celtes, le tout dans un monde souterrain : « Paradoxalement, le terme « Graal » m’a toujours hérissé, tant il a été employé, galvaudé, parce qu’en couverture d’un bouquin ça fait vendre ! Tout le monde parle du Graal, mais personne ne sait ce que c’est ! Au cours des années, et même déjà dans ma jeunesse, j’ai lu plusieurs ouvrages sur les légendes arthuriennes, Merlin, Tristan et Yseult, et c’est cela qui, avec beaucoup de distance, a nourri ce 28e album. Je voulais détacher Yoko des Vinéens, mais elle est tributaire de Khâny, et donc je ne pouvais pas faire ce que je voulais.

C’est ainsi que j’ai eu l’idée de cet univers souterrain, en danger. Mais j’y prends mes distances avec le mysticisme qui est associé aux légendes celtes, et finalement on y assiste à la lutte entre Zarkhâ et la puissance d’un ordinateur. Cette histoire constitue aussi une sorte de suite à « La Servante de Lucifer.»

Les planches et la technologie


planche 1 (haut), crayonné et indications de couleurs

La technologie occupe une place de choix dans la série  -n’oublions pas que Yoko  est électronicienne- mais si Roger Leloup suit ses évolutions, il est toujours fidèle, pour dessiner ses aventures, au papier et au crayon :

« Je me suis passionné très tôt pour le modélisme, les trains, le maquettisme. C’est pour cela qu’Hergé m’a confié le dessin d’éléments plus…techniques de Tintin, dont les avions de la refonte de « L’île Noire » et finalement le fameux Carreidas de Vol 714 pour Sydney, ainsi que différentes illustrations autour de l’aviation. Donc, oui, il y a une place pour la technologie, associée à la science-fiction dans Yoko Tsuno. Mais je veille toujours à ce que cela reste plausible. Je ne vais pas imaginer de faire voler cette table autour de laquelle nous sommes réunis, par exemple. Mais les vaisseaux spatiaux ou machines volantes que je mets en scène ont, de leur côté, tout pour voler !Pour dessiner je suis resté fidèle à ce que je connais le mieux depuis mes débuts, le crayon, le papier et l’encre de chine. Je pourrais utiliser une tablette graphique pour d’éventuelles retouches, mais ce n’est pas possible avec Yoko. Par contre j’utilise l’ordinateur pour différentes étapes qui suivent le dessin, pour les nettoyer, les visualiser…  Je viens d’acquérir un ordinateur vraiment puissant, qui me fait gagner énormément de temps à l’affichage. Mais dessiner directement dessus, c’est très technique, et j’ai l’impression que Yoko y perdrait un peu de son âme. »

 


Tout pour voler...

L'histoire de la BD

Depuis « Le Septième Code », chaque album de Yoko Tsuno bénéficie, sous le titre générique "Esquisse d'une oeuvre" d’une édition grand format regroupant les 46 planches de l’album enrichies d’un beau et copieux dossier, sorte de « making-of » regroupant notamment les crayonnés les plus spectaculaires de l’épisode en question. Le Temple des Immortels a bénéficié de ce même traitement et à nouveau, on a de quoi être ébahi par le soin et la minutie du dessin de Roger Leloup : « Quand un album des Tuniques Bleues (« Les Nancy Hart » ndlr ) a été publié en version “crayonnés”, Dupuis m'a proposé de faire  la même chose pour « le Septième Code ».

Ça ne me tentait pas plus que ça car mes crayonnés sont très poussés, et je craignais que ça donne aux lecteurs la sensation d’avoir en mains un livre mal imprimé. J'ai proposé l’idée du grand format, qui permettait d’apprécier davantage le crayonné, ou encore un format “à l'italienne”, mais toutes les planches ne s’y prêtent pas. De plus, il y avait la question du coût de fabrication. Dupuis voulait conserver un prix contenu, et il ne fallait pas que le prix de revient du livre soit supérieur à son prix de vente !

 


Crayonné de la couverture

Finalement, quelqu'un a proposé cette formule, l'histoire reprise en grand format, et un choix de scènes présentées dans leur forme crayonnée dans un dossier livrant une partie des “secrets de fabrication” de l'aventure. Je m’inquiétais un peu de l’accueil du public, mais en un mois, et comme il s’agit d’un assez petit tirage, « Le Septième Code » était épuisé sous cette forme. Les autres albums de ce type ont rencontré le même accueil, le défi étant, pour rédiger le dossier, de me renouveler à chaque fois. Pour « Le Temple des Immortels », il suit pour la première fois le récit chronologiquement. »

Avec sa carrière et son expérience, Roger Leloup pourrait probablement se reposer sur ses lauriers, pourtant il n’en est rien, et quand on le rencontre, on rencontre une page de l’histoire de la BD mais surtout un travailleur infatigable, aussi modeste qu’exigeant et passionné, et qui esquive gentiment les compliments :« Vous savez, malgré ces années, certaines choses me posent encore des difficultés. Pour que je sois satisfait d’un profil de Yoko, par exelmle, il m’arrive parfois d’en dessiner une dizaine ! Mais ma préoccupation première est toujours de ne pas décevoir le lecteur. »

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Pierre Burssens
19/06/2017