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Entretien avec David Sala

« Je voulais en faire une vraie BD, pas un texte illustré… »

Quatre ans après le glaçant Cauchemar dans la rue, inspiré d’un roman de Robin Cook, nous retrouvons la signature de David Sala pour une somptueuse adaptation du Joueur d’Echecs, la célèbre nouvelle de Stefan Zweig. L’auteur protéiforme y recrée son dessin, en équilibre entre son trait BD et ses illustrations jeunesse et magnifie le propos, tragique, de l’écrivain et dramaturge autrichien.  David Sala nous accorde un riche moment, entre BD, peinture et littérature…

Pourquoi avoir choisi d’adapter ce texte de Stefan Zweig ?

L’idée est venue assez naturellement, en fait. J’ai découvert le Joueur d’Echecs voici près de 25 ans et, à l’époque, il m’avait fort impressionné et j’en ai conservé beaucoup de souvenirs. Après la sortie de Cauchemar dans la Rue, Benoît Mouchart m’a demandé ce que j’avais envie de faire. On en discuté et il a été séduit par l’idée, et par l’approche graphique que je voulais appliquer.

Avez-vous recherché un équilibre entre vos BDs précédentes et vos illustrations jeunesse…

C’était, effectivement, ce vers quoi je voulais aller. L’aquarelle est venue par la suite, avec des essais effectués en travaillant déjà sur l’album. On y gagne beaucoup de luminosité, ce qui, d’une certaine manière, contrebalance la noirceur du propos du Joueur d’Echecs.

La définition de cette nouvelle ligne graphique vous a-t-elle demandé de nombreux tâtonnements ?

Pas trop. J’ai parfois l’impression que certaines choses se mettent en place presque à mon insu. Mes recherches n’interviennent pas forcément sur le papier mais plutôt en amont, mentalement. Un court cahier graphique clôture l’album, vous y retrouvez mes premières recherches de personnages, mes premiers essais. Concrètement, il n’y en a pas eu beaucoup plus. Le reste est arrivé assez vite et j’ai pu entamer la réalisation des planches.

Quelle part de liberté pouviez-vous vous accorder pour adapter un texte aussi connu ?

Pour moi, le texte de Stefan Zweig est porteur d’une forme de perfection. Le récit ne comporte pas de moments creux ou de flottement. Ma part de liberté se trouvait dans l’interprétation que je pouvais donner de ces propos forts. J’ai essayé de retranscrire dans l’album mes sensations de lecture. J’ai pu davantage intervenir sur l’atmosphère générale du bateau, la manière dont parlent certains personnages que sur le récit original. Cependant, je voulais en faire une vraie BD, pas un texte illustré. Mais j’ai essayé de rester le plus fidèle possible à l’œuvre, à ne surtout pas la trahir.

Cauchemar dans la rue est sorti voici 4 ans, avez-vous consacré ces 4 années au Joueur d’Echecs ?

Non, pas uniquement. J’ai continué à travailler dans le secteur de l’illustration jeunesse, mais parallèlement je commençais à élaborer cet album. J’ai lu et relu de nombreuses fois le texte de Stefan Zweig et laissé mûrir ce projet assez longtemps avant d’en entamer concrètement le scénario.

En découvrant vos planches, les peintres Egon Schiele, Gustav Klimt et même MC Escher apparaissent assez clairement parmi vos influences…

J’aime beaucoup la peinture, et je pense qu’elle m’a toujours influencé et inspiré, même davantage que la BD. L’époque à laquelle se déroule Le Joueur d’Echecs se prêtait bien à ouvrir cette porte, d’autant plus que les Nazis allaient imposer leur « art officiel » à ce qu’ils qualifiaient d’ « art dégénéré ». Plus généralement, il est logique que ce dont m’a nourri la peinture ressorte à un moment ou à un autre.

Avec de telles références et en ayant choisi cette approche, à un moment ou à un autre de la réalisation de l’album, ne vous êtes-vous pas senti davantage peintre qu’auteur de BD ?

Vraiment pas, car pour moi la démarche narrative garde toujours la priorité. Même si le choix d’outils picturaux similaires peut le laisser penser, l’idée de raconter une histoire ne me quitte jamais. Où en est tel ou tel personnage ? Ou se situe-t-on dans l’histoire ? Ces questions sont toujours présentes, même s’il est possible que des planches s’apparentent à la peinture ou puissent évoquer certaines œuvres, la narration domine.

Nous évoquons la peinture, mais votre bibliographie est aussi liée à la littérature…

Oui, mais il s’agit d’une autre influence majeure. Etudiant, j’ai découvert beaucoup de grands textes. J’ai travaillé sur le Don Quichotte de Cervantes pour mon diplôme de fin d’études…  Le Joueur d’Echecs est l’exemple parfait de ce type de lecture de jeune adulte qui finit par ressurgir. Cauchemar dans la Rue (Casterman) constituait l’adaptation d’un roman de Robin Cook. La série Nicolas Eymerich (Delcourt) était une commande de l’éditeur, basée sur les romans de Valerio Evangelisti et sur leur univers foisonnant, excessif et noir. A chaque fois, il s’agit d’un défi : adapter le dessin au texte, et trouver la meilleure manière de raconter l’histoire. Pour Le Joueur d’Echecs, j’ai enlevé les ombres, j’ai travaillé avec de très nombreux dégradés de couleurs. Il s’agit d’une autre manière de raconter, visuellement. Mais elle permet de ne pas répéter ce que j’ai fait avant !

Vous n’essayez donc pas d’établir une sorte de « style David Sala » ?

Mon univers est peut-être plus aisément identifiable en illustration jeunesse, bien qu’il y ait beaucoup de variations d’ambiances, de couleurs, de motifs entre les albums. Mais en BD je m’imaginerais difficilement assurer une série fleuve. Je ne veux pas glisser vers les tics, les « trucs de dessinateurs », et d’un point de vue créatif, c’est assez plaisant de « se faire peur », de se demander vers quoi on va demain… Ceci dit, l’univers graphique du Joueur d’Echecs me plaît bien, peut-être est-ce possible de le creuser, de l’améliorer...

Vous nous aviez dit que Cauchemar dans la Rue avait été une réalisation éprouvante, et que le fait que votre travail sur cet album ait été interrompu par plusieurs réalisations jeunesse avait constitué une respiration bienvenue. Le sujet du Joueur d’Echecs est grave, sombre… avez-vous ressenti la même chose ?

Je l’ai abordé d’une autre manière et ça me touche différemment. Le personnage principal est, certes, torturé, mais personnellement j’avais envie d’établir un lien avec ce que nous traversons aujourd’hui. Stefan Zweig nous parle de l’échec de la civilisation, de la victoire de la barbarie sur l’intelligence et la Culture. Sa nouvelle est riche, on y trouve une part de nostalgie d’un temps perdu, glorieux, avec une Autriche ouverte au monde. Zweig a vu Vienne, si foisonnante culturellement, prise d’assaut par le fachisme et les conséquences qui en ont découlé. Et si nous réfléchissons à certains faits actuels…

Travaillez-vous déjà sur un autre projet ?

Sur un album jeunesse, avec un texte d’Alex Cousseau. La démarche est un peu différente de celle des précédents, puisqu’ici il s’est inspiré d’une  de mes images que j'aime particulièrement pour écrire une histoire. Graphiquement, l’ambiance rappellera un peu celle des tableaux du Douanier Rousseau…

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Pierre Burssens
31/10/2017