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Entretien avec François Schuiten & Benoît Sokal

"On reste attachés à nos tables à dessin, c’est notre destin..."

Roodhaven, 1930. Ce tranquille port vit de la pêche à la baleine depuis des générations, cultivant la mémoire de ses disparus en mer. Un jour, échoue sur le sable une créature fantastique, un crabe gigantesque, comme tout droit sorti de l’imagination d’un ivrogne. Le village s’inquiète et vocifère, d’autant plus que des débris d’un bateau naufragé sont entremêlés aux chairs du crustacé. L’affaire fait grand bruit dans le monde scientifique, attirant le jeune chercheur John Greyford sur les lieux. Fasciné, il se pose en défenseur de la créature, au nom de la science. Encore loin de se douter où cette aventure le mènera, il découvre qu’une jeune fille a voyagé à bord de la bête, comme venue d’un autre monde. Elle s’appelle Aquarica, et ne tarde pas à désigner John Greyford pour l’aider à sauver son peuple... 

On ne s'attendait forcément à retrouver Benoît Sokal et François Schuiten aux commandes d'un tel projet, mêlant aventure fantastique et maritime. Pourtant, les deux auteurs n'ont pas ménagé leurs efforts pour donner naissance à cet univers à partir d'une "simple" idée.  Aquarica les réunit pour une première fois  dans un récit créé et réalisé "à quatre mains".

Comment est né ce projet, comment avez-vous décidé de vous lancer dans cette aventure ?

François Schuiten : Je ne sais pas si on a vraiment décidé de ce projet. On passe souvent une partie de nos vacances ensemble dans le Sud de la France et comme on dessine tous les deux, on continue nos récits, on reste quand même attachés à nos tables à dessin, c’est notre destin.  Très vite, on évoque des histoires, des scénarios. Benoit a évoqué un petit pitch, une petite ligne narrative avec une idée que j’ai tout de suite trouvée emballante et puis j’ai l’impression que c’était parti...

Benoît Sokal :  Au début, on ne savait pas trop où on allait, on voulait écrire une histoire et comme on a tous les deux un long passé dans la bande dessinée, on s’est dit qu'on va essayer de trouver un terrain neutre comme par exemple le cinéma. On a débuté avec une sorte de brainstorming dessiné car nous ne sommes pas des purs littéraires, des purs scénaristes. Nous ne sommes pas non plus des dessinateurs monomaniaques. L’histoire, la construction de mondes imaginaires, le scénario nous tient à cœur aussi. Nous avons travaillé comme des "scénaristes graphiques" et un petit dessin vaut mieux qu’un long discours !

Au niveau du storyboard, avez -vous travaillé à 4 mains ?

FS: Au départ il s'agissait d'un projet de film, donc beaucoup de dessins, beaucoup d’esquisses, d’études de personnages, de costumes, de situations... On a un nombre de dessins invraisemblable, on aurait de quoi composer 3 art books.

BS : Nous avons été approchés par des producteurs, très vite travaillé avec des script doctor pour l’aspect spécifiquement cinématographique des choses, ce qui nous a parfois été d'un grand secours. Dans le meilleur des cas, on peut les assimiler à des accoucheurs qui nous forçaient à nous dépasser.

FS : c’est un très très bon exercice, je trouve que l’on aurait tous à gagner d’avoir ce type de coachs dans les maisons d’édition. Au Japon on les appelle des Tentochas, ils sont là pour bousculer un certain nombre de facilités, un confort scénaristique trompeur. Quand Benoit a entamé le récit, je ne savais plus vraiment où nous en étions, tellement il y avait eu de couches de scénario. Je ne savais plus lire le scénario "principal" qui se mélangeait à toutes les arborescences qui avaient été développées. Mais comme il connait son métier, il disposait de suffisamment d'éléments pour lui permettre d'avancer plus facilement.

BS : Une partie des raisons qui m’ont poussé à faire cette bande dessinée plutôt que d’écrire un autre scénario, c’est que la matière était là et il suffisait de faire le ménage dans les différentes couches accumulées, ce que j’ai fais.

Il s'agit donc un projet longuement mûri  ?

FS : Oui, mais c' ’est très intéressant les projets qui maturent car du coup, quand on y revient, on regarde un peu d’un autre œil, beaucoup d’acteurs sont intervenus qui ont bousculé le système. Ce qui reste, c’est l’os. A travers le temps, à travers 10 ans de pérégrinations, de script doctor (note de la rédaction : dans le milieu audiovisuel, une personne à laquelle on fait appel pour améliorer un scénario), on constate que ce qui subsiste a décanté, mais c’est du solide, c’est la moelle.

François, vos univers sont généralement urbains, qu’est-ce qui vous a donné envie de situer votre récit sur le monde maritime ?


François Schuiten

FS: c’est effectivement une image que je véhicule mais je ne fais pas que ça. Je dessine plein d’autres choses. Actuellement je travaille sur un nouveau Blake et Mortimer. Les villes, c’est peu une étiquette mais ce n’est pas ça qui m’anime. Mon moteur est plutôt l’étrangeté, le fantastique et c’est ce qu’il y a au cœur d’Aquarica.

BS : En fait, on se voit surtout, quelque part, comme des topographes de l' imaginaire, avec le souci de rendre crédible de nouveaux territoires.

On vous sai sensibles à la nature, avez-vous l’intention de diffuser un message à travers Aquarica ?

BS : Non, le principe de base pour nous, c’est de se dire que dans la bande dessinée, et plus largement dans tous les récits populaires, on délivre davantage de princesses que de messages. Notre plaisir, c’est l’aventure...

 

Benoît est crédité du dessin de l’album, or vous avez dessiné tous les deux...

FS : Nous avons réalisé beaucoup de dessins ensemble,  qui ont été autant d' éléments destinés à nourrir la préparation de l’album.


Benoît Sokal

BS  : Je pense qu’il est très facile de réaliser une illustration à deux, comme la page de garde sur laquelle nous avons  travaillé à quatre mains. Par contre, la bande dessinée, répétitive, c’est très différent. Voilà pourquoi certains grands illustrateurs s'effondrent quand ils se frottent à la BD. C’est vraiment un autre exercice, avec une approche du dessin très particuliere, beaucoup de répétitions, ces descriptions très exigeantes... On n’a pas toujours le choix du cadrage, il faut que cela serve l’histoire. On veut toujours un peu creuser les choses derrière pour être sûr que l’on ne fabule pas totalement, et même s' il y a un côté fantasmagorique, il doit néanmoins reposer sur une base solide…

BS  : Ce qui nous intéresse, c’est le fantastique dans son acception la plus littérale, c'est-à-dire, une espèce de glissement très ténu mais d’autant plus inquiétant par rapport à la réalité. C’est un peu notre religion.

Quelle technique avez-bous utilisé pour la réalisation d’Aquarica ?

BS  : Tout, en fait, des aquarelles, des encres, des crayons.

Assortis d' un traitement numérique ?

BS : Je considère l’ordinateur comme un crayon de plus. Je scanne toutes les cases, directement,à peine sèches et je les remodifie encore dans la tonalité, les contrastes, la luminosité...

 

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Bernard Launois
27/10/2017