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Entretien avec Olivier Grenson

« On met une part de soi dans chaque histoire sur laquelle on travaille… »

Née à l'horizon des hauts-fourneaux de Charleroi,  Julie est une héroïne écorchée par la vie, accidentée par une famille négligente et une place difficile à trouver dans un monde qui ne lui accorde pas davantage d'attention. Avide du regard des autres, de leur désir, de leur reconnaissance, cette adolescente victime de l'autorité des adultes grandira vite, trop vite peut-être, avec pour uniques guides la maladresse de la jeunesse et sa force de caractère. Jusqu'à se retrouver sur le banc des accusés pour défendre sa liberté. La Femme Accident a marqué durablement de nombreux lecteurs du diptyque original d’Olivier Grenson et de Denis Lapière. Toute la sensibilité du scénariste y éclate alors que le dessin d’Olivier Grenson offre à l’itinéraire de Julie et à son univers les délicates nuances de son trait et de ses couleurs directes. La prestigieuse collection Aire Libre  (Dupuis) nous propose aujourd’hui de redécouvrir La Femme Accident sous forme d’une très belle intégrale. Alors que Bernard Lavilliers chante Charleroi, on y revient avec Olivier Grenson, qui répond à nos questions.

Comment en êtes-vous arrivé à cette réédition de La Femme Accident sous forme d’intégrale ?

Olivier Grenson : Personnellement, j’y pensais déjà depuis un moment, j’avais envie de faire revivre cette histoire et de mettre en avant le travail effectué par rapport à Charleroi, la ville où se déroule une grande partie de l’action. La collection Aire Libre procède à ce type de réédition pour différentes histoires initialement publiées en plusieurs albums, et l’occasion espérée s’est présentée. De plus, les deux albums originaux étaient sortis en 2008 et 2009, et je pense que, vu l’évolution générale de la BD, un one-shot à la pagination plus importante y a davantage sa place aujourd’hui qu’alors.  L’intégrale de La Femme Accident peut être abordée de cette manière.

Qu’est-ce qui vous avait conduit à ce projet, et, rétrospectivement, que représente-t-il dans votre carrière ?

L’envie de travailler avec Denis Lapière était présente depuis très longtemps, avant même que je dessine Garland Cross, soit dès mes débuts. Mais voilà, chacun de nous s’est consacré à d’autres choses, et il a fallu du temps pour que l’on puisse concrétiser un projet commun. Par rapport à mon évolution, La Femme Accident reste un moment important, une espèce de charnière. Cette histoire m’a permis d’aborder un récit plus intimiste, plus orienté vers le roman graphique que vers la série populaire.

Peut-on dire que vous vous y êtes davantage investi ?

On met une part de soi dans chaque histoire sur laquelle on travaille, mais pour La Femme Accident, ça me paraissait sans doute plus évident que pour les précédentes. Je pense que c’est aussi  ce qui m’a conduit, plus tard, à me mettre à l’écriture et à réaliser La Douceur de l’Enfer (Le Lombard).  Depuis, j’ai enchaîné avec  la conclusion de la série Niklos Koda (scén. Dufaux – Le Lombard) et je travaille actuellement au 13e tome de XIII Mystery (Dargaud), scénarisé par Jean Van Hamme. Ensuite je reviendrai à quelque chose de plus intimiste, comme auteur complet. Graphiquement aussi, La Femme Accident a représenté une sorte de remise en question. Et c’était la première fois que je travaillais en couleurs directes.

Vous évoquiez la ville de Charleroi. On a l’impression qu’elle constitue bien plus qu’un décor dans La Femme Accident. Pensiez-vous y situer l’histoire dès le départ ?

Pas au tout début du scénario, non, l’histoire devait se dérouler en Normandie. Mais après c’est devenu une évidence pour Denis Lapière comme pour moi. Denis y a été libraire, y a passé pas mal de temps et s’est imprégné de cet environnement. Moi j’y suis né et j’y ai vécu, et j’ai toujours considéré que quand on travaille dans le « réel », il faut en être proche, connaître le terrain. On a souvent accolé à Charleroi, ville industrielle, des clichés négatifs et misérabilistes. Ce n’est pas notre regard dans la Femme Accident. Ces images d’industries amènent plutôt une forme de mélancolie, proche de celle de Julie, l’héroïne, mais dégagent aussi une certaine poésie. Julie vit là, dans un milieu et un décor ouvrier mais où l’industrie est en déclin. Elle veut s’en évader et est prête à beaucoup de choses pour ça. Ces paysages constituent, effectivement, plus qu’un décor. Ce sont des vecteurs d’émotions.

Y étiez-vous sensible avant de vous investir dans ce projet ?

Absolument !  J’en traversais, enfant, en allant tous les jours à l’école et, en grandissant, ça m’a toujours impressionné.  Avec le temps, c’est devenu intéressant graphiquement. Encore aujourd’hui, pour moi, certaines de ces structures industrielles, extravagantes visuellement,  évoquent même  à la limite un univers de science-fiction à la Blade Runner

Aujourd’hui  les médias parlent beaucoup du « renouveau » de Charleroi, et la publication de l’intégrale de La Femme Accident donne lieu à une exposition à la Manufacture Urbaine, un lieu symbolique dudit  renouveau. N’est-ce pas un peu paradoxal ?

Non, j’aime bien l’idée de l’inscription dans le temps. Un dessin représente un instant. Il rend compte d’une époque. Beaucoup de choses ont changé depuis La Femme Accident, et ça va de plus en plus vite. Je pense que cette réalité-là est appelée à disparaître. Quand je reviens à Charleroi, justement, je suis toujours assez surpris de la manière dont les choses évoluent. Le cycle destruction/reconstruction y bat son plein. L’exposition, intitulée Cœur d’Acier combinera des planches, des dessins, des images projetées de La Femme Accident avec des photographies de sites industriels de Gilles Durvaux. La Manufacture Urbaine se situe dans un ancien bâtiment qui a été complètement rénové et aménagé. Un bel espace et un beau  symbole…

Il est rare qu’une réédition donne lieu à un événement de ce type…

Quand les albums originaux sont sortis,  ils ont été bien accueillis. Le public de Charleroi, justement, y a été particulièrement sensible et plusieurs projets  d’exposition ont été évoqués alors. Mais finalement, aucun n’a abouti. Je suis heureux de la sortie de l’intégrale et ça me fait vraiment plaisir qu’elle inspire une telle initiative.

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Pierre Burssens
08/11/2017