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Entretien avec Yves Sente

"Il existe une filiation…phonétique entre Ptirou et Spirou, mais le récit n’est pas lié à Spirou !"

On croyait tout savoir de Spirou... Mais qui est Ptirou ? Alors que Rob'Vel, en 1938 se voyait chargé de créer le personnage emblématique d'un hebdomadaire naissant, Spirou, Robert Velter se souvint d'un mousse de sonnerie, ou bell boy, rencontré sur un paquebot à bord duquel il était lui-même steward. Les mousses de sonnerie portaient un uniforme de groom. Spirou, outre son dynamisme, allait adopter le même costume. Yves Sente (scén.) et Laurent Verron (dessin) font leur entrée par la grande porte aux éditions Dupuis avec Il s'appelait Ptirou, le récit sensible et...imaginé de la vie de ce gamin, traversant l'atlantique, et qui, sans le savoir, allait indirectement collaborer à la création de l'un des personnages les plus célèbres du 9e Art. Yves Sente évoque pour nous les origines et le développement de ce beau projet.

On connaît Spirou, mais comment est né Ptirou ?

Yves Sente : A partir d’une initiative personnelle. En effet, j’ai lu le tome 1 de La Véritable Histoire de Spirou, de Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault, un ouvrage passionnant et qui se lit vraiment comme un roman, et j’ai été touché par cette anecdote racontée par Rob’Vel qui, au moment d’habiller graphiquement Spirou , s’était souvenu d’un mousse de sonnerie qu’il avait côtoyé, et qui s’était tué lors d’une chute dans les cales d'un paquebot, alors que lui-même était steward sur un ce bateau. Je me suis levé 4 ou 5 fois en une nuit en m’interrogeant sur l’histoire et la destinée de ce pauvre gamin qui, sans le savoir, avait ainsi apporté un élément fondamental de l’histoire de Spirou et de Dupuis.

 

J’ai imaginé cette histoire et j’en ai écrit un premier synopsis, sans trop savoir où ça me conduirait et j’ai soumis cette première ébauche à Sergio Honorez, qui s’est tout de suite montré enthousiaste. Ensuite, j’ai développé cette histoire sous forme de nouvelle, soit un gros résumé d’une quinzaine de pages, avant d’entreprendre le scénario en tant que tel. Sergio Honorez m’a demandé qui j’envisageais comme dessinateur. Le récit n’est pas comique, donc je ne voulais pas quelqu’un au dessin trop typé « gros nez » ou humoristique, et j’ai pensé à Laurent Verron. Heureux hasard, quand je l’ai contacté il était en train de lire… le tome 1 de La Véritable Histoire de Spirou ! Au départ, il craignait que je lui propose une aventure de Spirou et Fantasio, or travaillant déjà sur Boule et Bill il n’avait pas envie de se lancer à nouveau dans une reprise. Mais quand je lui ai expliqué le projet, il a lui aussi accepté tout de suite de s’embarquer dans cette aventure.

Rédacteur en chef puis directeur éditorial, vous avez longtemps été associé au Lombard, souvent considéré comme l’éternel concurrent de Dupuis. Or aujourd’hui vous signez un scénario qui, à sa manière, enrichit l’histoire des origines de l’éditeur de Marcinelle…

C’est vrai, j’ai porté une image « Lombard » pendant plus de 20 ans, mais quand j’étais gamin, je n’étais pas plus « Tintin » que « Spirou ». Je recevais un album de Tintin et Milou pour mon anniversaire, et je fréquentais assidûment les bibliothèques. Je pense qu’à l’époque je pouvais emprunter 20 BD pour 10 francs belges (environ 0, 25 €…ndlr). Nous n’étions pas abonnés aux magazines à la maison, mais j’avais pour séries favorites Gil Jourdan et Johan et Pirlouit. Mais j’étais aussi fan de Bruno Brazil et Ric Hochet. J’aimais la BD plutôt que telle ou telle de ses écoles, et le scénario m’a, en quelque sorte, permis de revenir à mes premières amours. Ceci dit, je suis incapable de travailler sur une histoire humoristique. Je me sens nettement plus à l’aise dans le réalisme, l’émotion que le gag, et je n’aurais pas pu écrire une histoire de Spirou et Fantasio !

Vous avez scénarisé XIII, Blake et Mortimer…des séries emblématiques, que vous apporte Ptirou par rapport à ces exemples ?

Beaucoup plus de liberté, évidemment. Ici je m’approprie entièrement les personnages et leur univers. Il existe une filiation…phonétique entre Ptirou et Spirou, mais le récit n’est pas lié à Spirou, et je peux déjà vous annoncer que nous conserverons le personnage de Juliette pour d’autres histoires. Je m’attache parfois à un personnage plus qu’un autre et j’aime beaucoup celui de Juliette. Quand Laurent l’a dessinée, j’ai été subjugué. On pourrait la voir grandir, vieillir, peut-être de 10 ans en 10 ans, mais elle garderait Ptirou en tête toute sa vie. On ne va pas lâcher Juliette !

A la lecture de Il s’appelait Ptirou, on ressent la tendresse que vous avez pour vos personnages, et le plaisir de les faire évoluer…

Je pense que l’on s’attache plus facilement à des personnages lorsqu’il s’agit d’enfants. On peut écrire une bonne histoire avec des personnages adultes, mais l’enfance implique une autre approche, plus chaleureuse sans doute. Et puis l’enfance comporte encore une forme de naïveté, c’est autre chose, un registre différent. Laurent a glissé des souvenirs personnels dans l’album, tout comme moi. L’oncle Paul est mon oncle Paul, et les prénoms des membres de la famille sont des prénoms de ma famille. Avant, Noël se déroulait comme ça, il y a du vécu dans cette scène…

L’Oncle Paul, justement, symbolise-t-il pour vous LE conteur, le raconteur d’histoires ?

Là aussi c’est un souvenir ! J’étais passionné par les Histoires de l’Oncle Paul. J’adorais ça ! En 4 pages on découvrait l’histoire de tel ou tel événement historique, ou de tel grand personnage…  J’aimais vraiment beaucoup, et ces histoires ont développé mon intérêt pour l’Histoire avec un grand H.

La majeure partie du récit se déroule sur le paquebot. Un tel huis-clos représente-t-il une difficulté supplémentaire ?

Pour le scénariste, il s’agit d’un attrait supplémentaire, surtout qu’un paquebot ressemble presque à une petite ville avec ses multiples activités, métiers etc. L’île de France a eu un avion à bord pendant deux ou trois ans, ce qui permettait à sa Compagnie de gagner un jour sur la livraison des colis postaux. J’ai choisi cette période car l’avion, notamment, offrait de belles possibilités d’aventure et de suspense. Pour le reste, Laurent et moi nous sommes évidemment beaucoup documentés. Yann nous a aidés en nous ouvrant sa bibliothèque, on a procédé à des recherches sur internet, j’avais visité une exposition sur le Titanic il y a quelques années, et j’en avais profité pour prendre de nombreuses photos d’une maquette géante du navire qui y était présentée…  Nous n’avions pas pour but de réaliser une reconstitution historique, et comme je l’avais dit à Laurent, s’il avait besoin d’un élément mais qu’il le trouvait sur un autre paquebot de la même époque, il pouvait s’en servir. Ce que nous poursuivions à travers cela, c’est la crédibilité, pas le documentaire.


Yves Sente et Laurent Verron

Quand on découvre le travail de Laurent Verron sur Il s’appelait Ptirou, c’est presque difficile d’imaginer qu’avant cela, il travaillait, certes avec brio, sur Boule et Bill

Personnellement, il s’agit de l’un des premiers dessinateurs que j’ai rencontré, et je le considère comme un dessinateur de génie. J’ai suivi son évolution à travers les années, et nous nous sommes retrouvés au Lombard avec son projet Odilon Verjus sur des scénarios de Yann. Je pensais vraiment que la série allait mieux fonctionner, car son concept était vraiment très chouette…mais ce ne fut hélas pas le cas. Assez curieusement, alors que son dessin porte réellement la marque des grands de l’école de Marcinelle, il entre lui aussi pour la première fois chez Dupuis, et avec un album aussi proche des racines de la maison.

En janvier, nous découvrirons un autre de vos récits, dessiné par Steve Cuzor. Pouvez-vous nous parler de Cinq Branches de Coton noir, à paraître dans la collection Aire Libre (Dupuis) ?

L’histoire se base sur celle du premier drapeau américain, dessiné par George Washington et confectionné par sa couturière, Betsy Ross. Il me permet d’aborder le thème de l’injustice raciale aux USA. En effet, les esclaves comprennent à l’époque que cette guerre d’indépendance ne changera rien pour eux. J’ai donc imaginé qu’une domestique de Betsy Ross, Angela Brown, avait cousu une étoile noire sous l’une des étoiles branches de ce drapeau. D’où les cinq branches de coton noir du titre… Personne ne sait ce qu’est devenu ce drapeau, mais il a été emmené en Prusse par un mercenaire, et on le retrouve en Allemagne, pendant la seconde guerre mondiale. Trois soldats blacks vont se lancer à sa recherche. Il s’agit avant tout d’une histoire humaine plutôt que d’un récit de guerre traditionnel, qui se rapproche un peu des missions des Monument Men chargés de retrouver et répertorier les œuvres d’art dérobées par les nazis. Au départ, avec Steve, nous envisagions cette histoire en 2 ou 3 tomes, mais Sergio Honorez et José-Louis Bocquet nous ont convaincus d’en faire un épais one-shot. Ses 180 pages ont demandé à Steve 4 ans de travail, et il s’est dépensé sans compter sur ce projet. Mais comme vous le découvrirez, le résultat est à la hauteur de ses efforts !

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Pierre Burssens
13/12/2017