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Entretien avec Jeanne Puchol

"Interférences est aussi l’histoire d’une amitié"

 

Il y eut d’abord Radio Caroline, la célèbre radio anglaise qui émettait à partir d’un bateau croisant dans les eaux internationales. Puis d’autres suivirent, répondant à un besoin de liberté et d’indépendance face au monopole de l’ORTF, et désireuses de partager sur les ondes la musique (généralement anglo-saxonne) boudée par les radios officielles et de donner la parole aux bâillonnés de la société. A travers l’histoire d’Alban et Pablo et de leur Radio Nomade, c’est l’aventure des radios pirates que nous content Laurent Galandon (scénario) et Jeanne Puchol (dessin) dans leur album Interférences. Des « petites » radios, aux émissions et moyens très limités, mais qui portées par un véritable idéal et beaucoup d'enthousiasme, allaient contribuer à faire bouger les choses. Jeanne Puchol nous parle d’Interférences entre grande et petite histoire.

Comment est né le projet d’Interférences ?

Jeanne Puchol : Ca s’est construit en plusieurs étapes. Le point de départ remonte au moment où Laurent Galandon, le scénariste, travaillait avec Damien Vidal sur l’album Lip, des héros ordinaires (Dargaud). Il avait appris qu’à l’époque, les ouvriers de Lip enregistraient des cassettes qu’ils faisaient parvenir aux médias pour faire connaître leurs revendications. Une conversation avec des animateurs de Radio Méga a eu lieu par après, et l’idée d’Interférences s’est élaborée petit à petit à partir de là. Laurent m’a proposé le projet alors que je travaillais encore sur Contrecoups avec Laurent-Frédéric Bollée (Casterman – écritures), et nous avons entrepris la réalisation d’Interférences peu après.

Qu’est-ce qui vous a particulièrement séduit dans cette histoire ?

L’époque m’a attirée, car j’ai connu cette période alors que j’étais étudiante, pratiquement à l’âge des principaux protagonistes. Ca a nourri mon travail sur l’image et je me suis sentie directement à l’aise sur cette histoire. Pourtant, assez curieusement, comme j’écoutais peu la radio à l’époque, je suis passée à côté du phénomène des radios pirates. Mais mon vécu et des souvenirs personnels m’ont permis de nourrir d’autres aspects du récit. Ainsi, par exemple, le décor du bar où Alban, Pablo et Douglas scellent leur accord est celui d’un bar que je connaissais…  Mais je pourrais vous citer d’autres exemples…

Aborder un sujet aussi spécifique a-t’il exigé un effort de documentation particulier ?

Pour les aspects techniques, oui, mais Laurent Galandon disposait déjà de documentation. Par contre, comme il n’existait pas, lors de mes études, de section bande dessinée à l’Ecole des Arts Décoratifs, j’avais choisi la section photo. J’avais donc réalisé et accumulé beaucoup d’images, très diverses, de cette époque, et ces dernières ont constitué une formidable documentation. J’ai retrouvé des photos imprimées, des planches-contacts, je n’ai eu qu’à me servir et, même au-delà de la partie purement graphique, tout ça m’a aidé à me remémorer cette époque, quarante ans plus tard tout de même !

Justement, à la lecture d’Interférences, on a à la fois la sensation que cette aventure des radios pirates est encore proche de nous…mais déjà lointaine, tant les choses ont évolué et continuent à évoluer de plus en plus rapidement…

C’est vrai. Je pense que même ceux qui ont aujourd’hui 20 ou 25 ans auraient du mal à imaginer cela. Les personnes qui ont toujours connu internet et sa liberté, même si elle n’est qu’apparente à certains égards, risquent d’avoir des difficultés à comprendre combien les médias étaient alors cloisonnés, verrouillés. De plus, paradoxalement, on parlait davantage des radios pirates qu’on ne les entendait. Elles émettaient peu, elles étaient difficiles à capter sur les postes à transistors de l’époque, et, après le durcissement de la loi, leurs émissions étaient rapidement brouillées, quand le matériel n’était pas confisqué ou détruit. Leurs responsables étaient fréquemment menacés de peines d’emprisonnement, mais nous avons eu confirmation avec Laurent, en nous documentant pour l’album, que de telles peines ne s’étaient pas concrétisées, il s’agissait d’une forme d’intimidation.

Rétrospectivement, tout cela peut sembler disproportionné…

Effectivement, mais je pense que les dirigeants politiques de l’époque vivaient dans la hantise d’un nouveau mai 68’. Il y avait eu Lip, le Larzach…  Tout cela était perçu comme une grande agitation « gauchiste », idéologiquement et dans la rue, mais il existait aussi un grand besoin de liberté, et de liberté d’expression. L’ORTF, de manière assez ambigüe, était certes un instrument du pouvoir en place, mais produisait aussi des émissions de très grande qualité.

Et finalement, comme on le découvre dans Interférences, les pirates ont quelque part été récupérés et sont rentrés dans le rang…

Oui, Miterrand, après son élection en 81 a tenu parole mais de manière…habile. Des radios pirates on est passé aux radios libres et seules celles qui avaient beaucoup de moyens s’en sont sorties. Des radios bien actuelles comme Skyrock ou NRJ résultent de ce cheminement. Et l’esprit d’indépendance des radios pirates se retrouve aujourd’hui davantage porté par les web radios.

Vous aviez déjà travaillé avec Laurent Galandon sur Vivre à en mourir (Le Lombard), votre collaboration était-elle différente sur Interférences ?

Oui,  car Vivre à en mourir était initialement destiné à un autre dessinateur, qui a fait défaut. Laurent est donc venu vers moi avec un scénario complètement terminé. Pour Interférences, il disposait du synopsis, certes très détaillé, mais cela m’a permis de suggérer quelques remaniements. Laurent s’était documenté et était calé sur l’histoire des radios, je disposais de mes images, nous avons interchangé quelques scènes et tout s’est vraiment très bien déroulé, dans un climat de confiance réciproque absolue.

Toute l’histoire repose sur Alban et Pablo, que l’on suit au long des 120 pages de l’album. Comment avez-vous procédé pour définir graphiquement ces deux personnages ?

En me basant d’abord sur ce qui en est dit dans l’histoire, et notamment quant à leurs origines sociales. Pablo est espagnol, vient d’un milieu modeste…  Je l’imaginais très brun, alors qu’Alban, avec le préfixe « blanc » dans son prénom, est issu d’une famille bourgeoise. Je le voyais blond, élancé…  Leurs vêtements aident aussi à les caractériser. Puis, comme il était question de les faire vieillir, j’ai pensé à Jean-Baptiste Eyraud pour Alban et son côté ébouriffé…  Pour Pablo je me suis inspirée d’un comédien du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine. Et puis, il y a eu une forme de confirmation en pensant à Simon et Garfunkel. J’écoutais leur musique à l’époque et cela m’a rassuré sur mon choix. Pablo et Alban devaient être très différents, mais il ne faut pas oublier que si l’album évoque l’histoire des radios pirates, Interférences est aussi l’histoire d’une amitié entre ces deux hommes.

Côté couleurs, vous avez choisi de travailler avec des niveaux de gris. Est-ce une première pour vous ?

A mes débuts, j’ai utilisé la technique des lavis. Mais elle était alors difficile à reproduire et j’avais tendance à surcharger en détails, ce qui me rapprochait plutôt de l’illustration. Ici, j’ai utilisé pour la première fois des gris numériques, en me limitant à trois niveaux de gris. Ca m’a pris un peu plus longtemps que prévu pour me familiariser avec Photoshop, mais l’exercice intellectuel était intéressant. J’ai aussi ajouté un peu de grain dans les gris, pour éviter une perception trop froide.

En fait, vous avez porté en images une histoire basée sur le son…

D’une certaine manière, oui. Il y a d’ailleurs une playlist glissée en fin d’album. Mais cette histoire existe aussi sans images, puisque Interférences a donné lieu à une adaptation en pièce radiophonique sur Radio Méga à laquelle le QR code qui figure dans l’album permet l'accès.

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Pierre Burssens
13/03/2018