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Entretien avec Luc Jacamon

"Le réel sujet de La Religion, c'est le fanatisme !"

Malte, mai 1565. Les chevaliers chrétiens de l'ordre des Hospitaliers, aussi nommé la Religion, se préparent à l'invasion de l'île par Soliman le Magnifique et ses 45 000 lions de l'Islam. À un contre cinq, le combat semble perdu d'avance et le siège qui se prépare s'annonce d'une violence inouïe. Pour parer à la faiblesse de ses troupes, le grand maître La Valette décide de convoquer Mattias Tannhauser. Ancien janissaire du sultan, devenu trafiquant d'armes et d'opium, il connaît parfaitement les deux camps. Indifférent aux intérêts de l'ordre, il ne s'engage dans le conflit que pour venir en aide à la comtesse Carla de la Penautier, signant leur aller simple pour l'enfer... 

La Religion, roman historique de Tim Willocks a connu un succès remarquable en librairie. Il donne aujourd’hui lieu à une adaptation ambitieuse (et réussie) en BD. Benjamin Legrand en signe le scénario alors que le dessin en a été confié à Luc Jacamon. Oui, il s’agit bien du dessinateur du Tueur que l’on ne s’attendait pas forcément à retrouver dans ce type de récit. Le tome 2, Orlandu (Casterman) est paru il y a peu. Il y développe une mise en images très spectaculaire et démontre qu’il a assurément plus d’une corde à son arc. Luc Jacamon nous parle de cette expérience.

Après 13 tomes du Tueur (scén. Matz – Casterman), on vous retrouve avec surprise dans le genre historique. Pourquoi ce choix ?

Le Tueur s’arrêtait, ou se mettait en pause, et j’avais envie de tenter quelque chose de complètement différent, sans aucune idée préconçue. J’avais lu La Religion, le roman de Tim Willocks, et j’avais trouvé ça ébouriffant. Je ne me voyais pas, a priori, aborder le genre historique, mais c’était une bonne occasion pour essayer de me surprendre…et de surprendre le lecteur, et comme le projet d’adaptation était dans l’air, pourquoi pas ? Ceci dit, c’était également sortir d’une sorte de zone de confort. Après 13 tomes du Tueur, je m’étais installé dans cet univers, et il y avait quelque chose d’intimidant dans ce choix, un peu comme quand l’on saute du plongeoir de 10 m…

Le roman représente un volume imposant, la série BD est prévue en 4 albums de 80 pages, comment avez-vous abordé un tel projet ?

La préparation m’a demandé pas mal de temps. Heureusement, l’éditeur nous a accordé un délai plus long pour le premier tome, Tannhauser, et une fois cette préparation effectuée, le travail a été très agréable. Par contre le délai a été raccourci pour les trois autres tomes, pour répondre au contexte actuel. Ce n’est pas facile de réaliser ce type de BD au rythme d’un album par an. C’était le rythme du Tueur, mais avec une pagination plus modeste. Mais je m’y attendais. Donc j’assume, et l’expérience est excitante !

Est-ce différent de travailler sur l’adaptation d’un roman plutôt que sur un scénario original ?

Pas vraiment, non, puisqu’ici Benjamin Legrand, le scénariste, se charge de cet aspect. Je crois que pour moi, la différence principale c’est justement d’avoir lu le roman auparavant. Je pense que dès le départ j’étais déjà imprégné du récit, des personnages, et que ça a probablement eu un effet sur la suite…  Concrètement, je découvrais la scénarisation de Benjamin, mais plus vraiment l’histoire, que je connaissais.

Vous avez affiné votre trait pour La Religion. S’agit-il d’une démarche volontaire ?

Ca ne s’est pas fait de manière réellement consciente. Je pense que ma perception du genre historique entraînait davantage de précision dans les décors, dans les costumes, et davantage de réalisme dans mon dessin. C’est ce qui a du influencer mon trait. J’ai également travaillé les couleurs de manière différente, en essayant d’y inclure plus de matière, et, oui, ces différences doivent se ressentir, surtout pour ceux qui me connaissaient via le Tueur.

Vous évoquez les décors, les costumes…des éléments parmi d’autres synonymes de recherche documentaire…

Qui me faisait peur, qui me rebutait auparavant…  Mais là j’ai dû m’y coller sans que ce soit trop douloureux (rires) ! Je ne pense pas que l’on puisse atteindre l’exactitude totale de ce côté. On ne trouve pas de la documentation sur tous les éléments d’un tel sujet. De plus, concrètement, à Malte il ne subsiste aujourd’hui pratiquement plus rien des lieux qui apparaissent dans le récit.

En ce qui concerne la grande Histoire, j’essaye de rester « dans les clous » pour que l’ensemble soit le plus vraisemblable possible. Mais ma préoccupation première est de raconter une histoire, et surtout que le lecteur soit transporté dans cette aventure, plutôt que de chicaner sur le type de fixation d’une pièce d’armure…

Les deux premiers tomes de La Religion sont traversés par un véritable souffle épique…

Comme le roman, et c’est quelque chose que je recherchais ! Dans le tome 2, Orlandu, ça m’a parmis de me lâcher sur certaines scènes de bataille traitées en doubles pages. Le rendu est assez apocalyptique, car il s’agit de scènes pleines d’énergie et de violence, mais l’histoire de La Religion est comme ça, et nous ne pouvions pas nous permettre d’édulcorer cet aspect. Plutôt que de travailler sur une succession de petites cases, j’ai préféré tout éclater dans de grandes images. Le lecteur est directement plongé dans l’ambiance !

Comment avez-vous défini graphiquement vos personnages principaux ?

Généralement je me fais un petit casting, je pense à des acteurs, des artistes…  mais j’essaye surtout  de trouver des physiques qui correspondent aux caractères des personnages. Pour Tannhauser, j’ai pensé à…Bragon ! J’ai toujours été fan de La quête de l’oiseau du temps, et le personnage de Bragon est capable de douceur comme de violence. Il m’a inspiré pour Tannhauser qui peut lui aussi faire preuve de ces deux comportements. Il peut se montrer romantique, mais parfois se comporter comme un psychopathe !

Dans La Religion, on mesure aussi que le mysticisme bascule très vite vers le fanatisme. Et ça nous replonge dans une problématique contemporaine…

Oui, il y a d’autres aspects de l’histoire, comme les rapports hommes/femmes qui peuvent renvoyer à aujourd’hui. Mais je pense que le réel sujet de La Religion, justement, c’est le fanatisme. Pour que des chevaliers se surnomment eux-mêmes La Religion, ils devaient franchement y croire, et ça en dit beaucoup sur le fanatisme ! Tannhauser, lui, a vécu dans les deux camps, ce qui lui donne une vision beaucoup plus lucide et respectueuse.

Vous nous parliez de vos couleurs, le feu y domine…

Absolument. Il fait chaud à Malte, en plein été. Essayez d’imaginer ce que pouvaient ressentir ces chevaliers lourdement équipés. Des incendies sont allumés au cours du siège, et on utilise le feu grégeois qui constituait une arme redoutable…  L’enfer sur terre…que je devais restituer par mon dessin et mes couleurs !

En début d’interview, vous nous avez laissé entendre que le tueur pouvait être en pause. Une relance de la série est-elle envisageable, ou envisagée ?

Je n’en sais rien. Une possibilité existe peut-être, mais rien n’est acté. Je ne pense pas que la porte soit fermée à ce sujet, mais avant ça, ou autre chose, il me reste de toute manière 160 pages de BD à réaliser pour La Religion.

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Pierre Burssens
21/03/2018