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Entretien avec José-Louis Bocquet

« En 30 ans, Aire Libre a fait preuve d’une constante modernité »

Aire Libre fête ses 30 ans en ce mois de mai 2018. Un très beau catalogue en forme d’aide-mémoire et rassemblant notamment les dessins publiés sous forme d’ex-libris dans la collection a été offert aux lecteurs à l’occasion de certains événements et, plus récemment, le premier numéro  des Cahiers Aire Libre amène un regard nouveau sur le label en favorisant la rencontre de 3 générations d’auteurs. José-Louis Bocquet, directeur éditorial,  nous parle de cette belle aventure, qui, en 30 ans, a largement dépassé sa dénomination initiale de « collection ».

José-Louis Bocquet : Il est vrai qu’Aire Libre a été créé en terme de collection par Philippe Vandooren et Jean Van Hamme. Mais à l’époque, déjà, en supprimant le logo Dupuis des couvertures, ils créaient presque une maison d’édition, certes interne à Dupuis, mais sans les inconvénients liés à la dimension « entreprise » d’une maison d’édition totalement indépendante. Aire Libre est donc bien davantage un label qu’une collection au sens propre du terme, et nous veillons à ce que cet ADN de base soit respecté dans tout ce que nous développons aujourd’hui.

Aujourd’hui le roman graphique s’est considérablement développé, or Aire Libre était déjà alors présenté comme le lieu où le roman se dessine

On a souvent comparé Aire Libre aux romans (A Suivre…) de Casterman. Or Aire Libre s’en différenciait  déjà nettement puisqu’il n’y avait chez nous aucune prépublication. Les romans (A Suivre…) se voyaient, eux, prépubliés en épisodes dans le magazine du même nom, exactement comme tel ou tel album Dupuis dans Spirou. L’objectif d’Aire Libre était de réaliser des livres, avec des auteurs de talent, et tous les efforts portaient vers ce but. La démarche était moderne et audacieuse, puisqu’alors le premier vecteur de la BD était encore le magazine. Au bout du compte, cette approche préfigurait les mutations du secteur dans les années 90’, avec la disparition d’une majeure partie de la presse BD.

La création d’Aire Libre s’inscrivait-elle alors dans une évolution globale de la BD ?

Absolument. La BD traditionnelle traversait une sorte de crise de maturité. Plusieurs auteurs désiraient concrétiser  de nouvelles formes d’ inspiration avec de nouveaux modes d’expression. Cosey l’avait démontré avec son Peter Pan, et il le confirmerait sous label Aire Libre avec le Voyage en Italie. Des auteurs classiques  allaient également renforcer cette tendance. Les lecteurs de Tif et Tondu ne s’attendaient probablement pas à redécouvrir un Will fort différent sous notre label, ni les admirateurs d’Hermann ou de René Hausman. D’un autre côté, Guibert, Blain ou Blutch n’avaient pas leur reconnaissance actuelle quand ils ont été publiés chez nous.

Vous évoquiez les romans (A Suivre…), mais les récits publiés en Aire Libre l’étaient parfois en 2 ou 3 albums. Aujourd’hui vous les rassemblez et les rééditez en un seul volume…

Parce que la BD a évolué, mais son lectorat aussi. Les publics se sont diversifiés. On parle certes, et il s’agit d’une réalité, de la paupérisation des auteurs, mais d’autre part, vu la multiplicité des genres et des thèmes abordés, la BD vit quand même une sorte d’âge d’or. Le roman graphique s’est imposé, et on ne coupe pas un roman en tranches.

Pour Aire Libre, l’expérience du Portugal de Pedrosa a été déterminante. Il s’agissait d’une sorte de pari avec un risque important, mais l’accueil des libraires et des lecteurs  a démontré que nous avions fait le bon choix , tout en réaffirmant au passage la nature d’acteur culturel de la bande dessinée. Mais si on étudie l’histoire du label, on constate qu’il répond depuis 30 ans à ces évolutions de tendances, de marchés et de publics. Il a été d’une constante modernité.

En feuilletant le très beau catalogue 1988-2018, on ne peut que constater qu’il comporte un casting aussi extraordinaire que diversifié. Vous parliez d’auteurs classiques, mais on se rend compte que sous votre label se côtoient des auteurs d’une BD « traditionnelle » comme des signatures issues de tendances plus « pointues » ou contemporaines…

Aire Libre, comme son nom l’indique, constitue toujours un espace de liberté pour les auteurs. Prenez par exemple Steve Cuzor, et les Cinq branches de coton noir. Il a pu changer sa manière de travailler, en réalisant la jonction entre un dessin classique et une narration de type roman graphique. A contrario, Vivès, Rupert et Mullot viennent du roman graphique. Mais ils avaient envie d’expérimenter une narration différente…tout en ayant un beau livre ! Et ils étaient vraiment sensibles à cette idée de beau livre !


Extrait des "Cinq branches de coton noir (S. Cuzor - Y. Sente)

Depuis quelques années, outre la pagination, vous diversifiez aussi les formats des albums…

On envisage le livre comme un tout. Nous touchons à de nouvelles formes de BD, d’écriture graphique et le format de l’album doit s’y accorder. Nous menons beaucoup de recherches de ce côté, on expérimente, on réalise des prototypes…et puis on tente de convaincre les équipes commerciales du bien-fondé de la démarche. Ceci dit, le format « historique » d’Aire Libre continue à fédérer beaucoup d’auteurs.

Aire Libre s’est aussi rapproché d’autres entités, comme Magnum Photos

Parce qu’il s’agit d’une BD du réel, et que l’on peut y trouver un important écho du monde. Un nouvel album est prévu cette année avec Magnum Photos. Il traitera du travail d’Abbas lors du « match du siècle » entre Mohamed Ali et George Foreman à Kinshasa en 1974… Nous avons aussi apprécié de travailler avec  le Centre Pompidou pour le Dali de Baudoin.

Pratiquement, les auteurs proposent-ils directement un projet à Aire Libre, ou Dupuis réoriente-t-il certains dossiers ?

Les dossiers que nous recevons s’adressent directement au label. Puis il y a des auteurs que je connais ou avec lesquels j’ai envie de travailler, mais c’est évidemment hyper-subjectif.  Le catalogue Aire Libre est très éclectique, il s’agit de l’une des richesses du label, et nous recevons donc des projets très différents…et nombreux. Aire Libre édite de 6 à 10 bouquins par an, or je reçois pratiquement un dossier par jour…

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Pierre Burssens
28/05/2018