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Entretien avec Jean Pleyers, Olivier Weinberg et Pierre Legein

Du Procès au Voyage, double rencontre autour de Jhen...

Chez Casterman, l'Univers Martin est décidément foisonnant. Alors qu'une nouvelle aventure de Lefranc paraît très bientôt, assortie d'un Reportage de Lefranc, ce sont récemment la 17e aventure de Jhen et un nouveau Voyage de ce héros médiéval qui se sont installés dans les rayons des librairies. Le procès de Gilles de Rais marque le retour de Jean Pleyers, dessinateur "historique" de la série, pour porter en images un scénario de Néjib et constitue un tournant important dans la destinée de Jhen Roque. La destination du récent Voyage de Jhen est le Château de Malbrouck, en Moselle, qui fête ses 600 ans en 2019, a fait l'objet d'une restauration titanesque et abrite aujourd'hui de belles expositions...et un festival BD ! Les deux albums ont été publiés quasi en même temps ce qui nous a permis de rencontrer leurs auteurs, Jean Pleyers, Olivier Weinberg et Pierre Legein pour une interview groupée autour de Jhen.

Ce que j’aimerais pouvoir montrer un jour, si j’en ai le temps, c’est le moment où, sur son bûcher, Gilles de Rais demande à la foule venue assister à son exécution de prier pour son âme. C’est fou ! Au fond Gilles de Rais était une sorte d’Antéchrist. La populace avait hué la mort du Christ. Gilles de Rais, lui, est mort accompagné par la prière de la foule ! Pourtant c’était un criminel. Tout le Moyen Age est résumé dans cette scène...

A la lecture de cette citation de 2002  de Jacques Martin , qui se trouve en postface de l'album, avez-vous le sentiment d’avoir en querlque sorte bouclé la boucle avec Le procès de Gilles de Rais ?


Corinne,épouse et coloriste, et Jean Pleyers

Jean Pleyers : C’est difficile à dire. On pense souvent à un but, à une cible à atteindre. Or ce qui est passionnant, c’est la recherche, le chemin pour y aboutir. Pour un chercheur, la cible ne serait-elle pas le chemin ? Dans ce cas, il est malaisé de comparer l’incomparable, de synthétiser...  Ce serait comme de définir un début et une fin à l’histoire de l’Art, de la peinture, alors qu’il existe un renouvellement permanent...

Quelle a été votre réaction et celle des lecteurs  quand l’importance du personnage de Gilles de Rais s’est précisée dans la série ?

JP : Je pense sincèrement que ça nous a permis de dépasser un succès d’estime lors de la prépublication dans l’hebdomadaire Tintin en 1978. Et de mon côté, sans Jacques Martin, je n’aurais probablement pas eu de boulot. Gilles de Rais est certes un personnage monstrueux, mais génial aussi ! Jacques Martin s’est défoulé dans les scénarios de Jhen, et il s’est défoulé avec moi. Il a signé d’excellents scénarios autour de la grandeur doublée de l’aspect terrifiant de cet impressionnant compagnon de notre héros. Et je pense que le travail réalisé par Néjib pour le scénario de cet album se trouve dans une forme de continuation.

Gilles de Rais représente vraiment quelque chose en France plus qu’en Belgique. Ici on pourrait le voir comme une sorte d’écho du passé à un Dutroux. Beaucoup de mystères subsistent autour de lui, comme beaucoup de questions quant à  Marc Dutroux et à son procès.

Je crois que Gilles de Rais combinait l’argent, le pouvoir et le vice, et avait la puissance qui lui permettait de cultiver ce vice. Est-ce très différent aujourd’hui ? Qui dirige réellement notre planète ? Certains se trouvent toujours au-dessus des lois, on ne peut l’ignorer, alors que la plupart des gens ont l’illusion de vivre en démocratie. Il existe toute une littérature autour de Gilles de Rais et, pour ma part, j’avais un temps pensé porter le personnage au théâtre. Dans Jhen, c’est le contraste entre le héros et le riche sadique, au-dessus des lois, qui est intéressant et constitue finalement l’un des moteurs de l'intrigue.

On connaît le déroulement du procès. Fusionner l’univers de la série avec un événement historique aussi précis a-t-il entraîné une difficulté particulière ?

JP : Je trouve que la contrainte majeure de la BD est plutôt d’intégrer le réel dans un récit crédible en tenant compte des spécificités de ce média, découpage, planches, cases qui constituent aussi des formes de contraintes. Mais j’ai l’orgueil de dire que cela doit constituer un moteur et pas un censeur. Mais non, graphiquement, le dessin de cet album ne m’a pas paru plus difficile que celui d’un autre. Je me suis toujours investi, fondu dans mon dessin...  Enfant, mon trait était certes malhabile, mais mon dessin était juste et précis. Je pense qu’il ne faut pas perdre l’étonnement de l’enfance. Il permet de se fondre dans le dessin, dans le moindre élément, dans le moindre détail. Quand on dessine un mur couvert de lierre, cela permet de comprendre comment est construit le mur, ce qui le constitue. Et ensuite, comment le lierre est disposé, comment il s’est fixé dessus, dans quelles conditions...  Il en est de même pour les arbres, les chevaux, un oiseau...tout ce qui apparaît dans un dessin, une case, une planche, un album. S’il m’arrive de devoir dessiner un mort, le soir, je peux vous dire que je ne me sens pas bien, que je dors mal... 

On s’identifie à ce que l’on dessine, on le vit, et la difficulté que vous évoquez passe alors au second plan. Mais c’est aussi ce qui amène certains artistes qui ont énormément de sensibilité à ce que leur oeuvre occupe toute leur vie, et pour laquelle ils en viennent à se détourner de leur famille, de leurs amis, de leurs relations.

De manière plus large, vous avez justement vécu (avec) ce procès tout au long de la réalisation de l’album. Quel regard portez-vous dessus ?

JP : Dans ma vie, il m’est arrivé par deux fois d’être juré dans des affaires de meurtres, et cela m’a démontré la grande lâcheté des gens. Je côtoyais des personnes qui ne se sentaient pas concernées par cette affaire, qui refusaient de prendre la responsabilité qui leur était incombée...  Et j’ai été soufflé par cette lâcheté, parfois face à cela, j’avais envie de pousser une gueulante dès 8 h du matin, ça m’a soufflé. J’en ai retiré l’idée que, dans un sens, un drame en vaut bien un autre...

Olivier, Pierre, Le Château de Malbrouck constitue le 16e tome des Voyages de Jhen, mais comment définiriez-vous ces derniers , et quel est leur cahier de charges ?

Olivier Weinberg : Chaque album rassemble des illustrations et des dessins réalisés dans un style proche de  celui de la série Jhen, créée par Jacques Martin et Jean Pleyers, et des documents d’archives qui complètent une partie écrite destinée à faire connaître un site ou un monument à un large public. Pour moi il s’agit de vulgarisation dans le bon sens du terme…

Pierre Legein : Le challenge est, justement, de combiner ces différents éléments pour pouvoir transmettre au lecteur un maximum d’informations sans que cela soit trop lourd. La lecture doit rester fluide. Chaque information qui s’y trouve est exacte mais l’ensemble ne peut être ni pédant ni redondant. Idéalement, c’est l’album qu’on offre à un ado avant ou après la visite du lieu, mais l’achat fait aussi plaisir aux parents. En tous cas, c’est de cette manière que nous avons abordé la réalisation du Château de Malbrouck.

Olivier, vous aviez déjà réalisé plusieurs Reportages de Lefranc, sur un principe similaire…

OW : Oui, il n’y a guère de différence, hormis les époques et contextes abordés évidemment, mais la priorité est la même : offrir un maximum de documentation au lecteur sans être rébarbatif, et pour cela réaliser la meilleure synthèse possible entre les éléments dont on dispose…


Olivier Weinberg et Pierre Legein

PL : La récolte de toutes ces infos représente un énorme travail en amont. Peut-être plus encore que pour un album BD traditionnel, le lecteur ne le mesure pas toujours. Un album est lu en ¾ h ou 1h, mais avant même d’entamer sa réalisation, il exige des mois de préparation si on veut proposer quelque chose de crédible, de fiable. Dans Le Château de Malbrouck Un dessin représente notamment la retraite des armées du Duc de Marlborough en 1705. Le Duc y figure à cheval, ainsi qu’une estafette. La monture de ce cavalier est plus fine, plus légère que celle du Duc. Mais ce n’est pas un hasard. Les estafettes étaient généralement des cavaliers plus jeunes, qui devaient se déplacer rapidement, et disposaient pour cela de chevaux plus légers, plus vifs…  On pourrait considérer cela comme un détail, mais si nous voulons atteindre une forme d’exactitude, c’est le genre de chose que l’on ne peut se permettre de perdre de vue.

Comment sont définis les sujets abordés ?

OW : Il s’agit d’un choix de l’éditeur. Dans le cas du Château de Malbrouck, ce choix coïncidait avec une demande du Conseil départemental de la Moselle pour le 600e anniversaire du château, ce qui ne nous a pas aidé au niveau des délais pour la documentation et la réalisation de l’album. Une fois le projet signé, nous avons dû fonctionner dans une certaine urgence alors qu’un album de ce type exige généralement de un an et demi à deux ans de travail. L'apport d'Yves Plateau a évidemment été le bienvenu !

PL : Heureusement, nous disposions déjà de pas mal de connaissances et de documentation. Personnellement, il y fort longtemps que je me passionne pour le moyen-âge, donc nous ne débarquions pas complètement dans l’inconnu, mais je ne sais pas si nous y serions arrivés en partant complètement de zéro ! Se rendre sur les lieux a aussi apporté beaucoup. Le relief autour du château est vraiment particulier, et on n’en a pas vraiment conscience en regardant des photos, par exemple…  Ca m’a amené à modifier certains dessins, à demander plus d’attention au coloriste quant à la végétation…  Et puis se trouver sur place permet de ressentir certaine choses, de mieux les comprendre…pour mieux les restituer à l’étape suivante.

Votre album est sorti quasi simultanément à la 17e aventure de Jhen. Cela constitue-t-il un avantage ?

OW : Il s’agit d’un hasard du calendrier des parutions, mais cela crée une synergie Jhen dans l’actualité, alors pourquoi pas ? En tous cas, nous n’allons pas nous en plaindre. Jean Pleyers participe rarement à des séances de dédicaces, nous dédicacerons Le Château de Malbrouck en même temps que lui pour Jhen, et jusqu’à maintenant, tous les rendez-vous sont complets !

 

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Pierre Burssens
15/05/2019