Entretien avec Jean-Marc Rochette
"Traiter d’une telle problématique représentait aussi une forme de responsabilité sociale..."
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Un large public non bédéphile a découvert Jean-Marc Rochette via son autobiographique Ailefoide altitude 3954. Aujourd'hui, l'auteur est doublement sous les feux de l'actualité. D'une part avec Le loup, un récit très personnel qui nous transporte à nouveau dans la montagne, belle et cruelle. Et d'autre part avec le premier volet d'Extinctions, co-scénarisé par Matz. Ce triptyque dévoile les origines du mythique Transperceneige, dont l'adaptation, après le cinéma, est en cours sous forme de série télé pour Netflix. Rien ne semble rapprocher à première vue le récit d'un affrontement entre un berger et un loup et un thriller apocalyptique. Pourtant tout s'éclaire quand Jean-Marc Rochette nous dévoile un peu de son univers ...
Le tome 1 d’Extinctions, prequel au Transperceneige, que vous signez avec Matz et Le loup, réalisé en tant qu’auteur complet, sont parus simultanément. Ces deux albums peuvent paraître très différents, et pourtant on y retrouve l’une de vos grandes préoccupations…
Jean-Marc Rochette : Complètement ! Il s’agit de ma fibre écologiste, touchant à la protection de la nature et à la place de l’homme au sein de celle-ci. Dans Le loup, j’expose une forme de combinaison, d’interaction entre le loup et l’homme, alors que dans Extinctions l’homme provoque la destruction totale de…l’humanité. Pour Le loup, je parlerais d’une écologie lumineuse, alors que l’autre album nous plonge dans un gouffre, en enfer…
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Portiez-vous depuis longtemps cette envie de prequel du Transperceneige ?
J’en avais l’idée, oui, et l’envie de raconter les événements qui aboutissent au point de départ de l’histoire principale créée par Jacques Lob. De plus Le transperceneige a sa suite, Terminus, scénarisée par Olivier Bocquet. Il était logique que les lecteurs découvrent ses origines. Le transperceneige a été adapté au cinéma et,la première saison d’une série sur le thème est en cours de réalisation pour Netflix. L’éditeur trouvait un peu dommage de ne pas relancer le sujet en BD…
Comment s’est organisée votre collaboration avec Matz pour le scénario ?
Matz est un spécialiste du thriller. Il amène un rythme soutenu à la narration que l’on essaye de conjuguer à ma fibre écolo, justement. Ca permet de tenir le public en haleine grâce à de nombreux rebondissements, et à rendre l’histoire abordable et lisible par le plus grand nombre. On tente d’appliquer les principes des séries télé US, dont je suis un grand fan. De plus, nous ne pouvions pas perdre de vue que parmi les lecteurs qui découvrent Extinctions, tous ne connaissent pas Le transperceneige.
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Pourrait-on qualifier Extinctions de thriller ultime ?
Peut-être, puisque nous y mettons en scène des événements qui aboutissent à la fin de l’humanité. Et pourtant, même parmi les survivants, les vieux démons de celle-ci ont la vie dure. Dans le deuxième volet, on verra que Zheng tente de créer un autre modèle de structure sociale, mais que celui-ci ne fonctionnera pas. Je ne spoile rien si je vous dis que l’histoire ne donne pas vraiment lieu à une happy end !
Avec les wrathers et plus encore les apocalipsters, vous évoquez un éco-terrorisme extrême…
Mais je pense que l’éco-terrorisme est à notre porte. L’écologie a été politique, revendicative, et évolue avec un mouvement comme, par exemple,extinction rebellion. Mais je suis persuadé qu’à terme, si ces formes ne rencontrent pas d’audience alors qu’il y a urgence, des anarchistes radicaux finiront par taper dans le tas ! On a déjà connu des destructions de lieux commises par certains mouvements, mais jusqu’à maintenant il n’y a pas eu mort d’homme. Je crains que ce soit l’étape suivante… Pour la première scène d’Extinctions, alors qu’un type abat l’un des derniers éléphants et son petit, il est lui-même condamné et exécuté par les wrathers. J’avais imaginé quelque chose de beaucoup plus dur. Et finalement Matz a trouvé que c’était trop et on a retravaillé cette séquence. Mais ce genre de chose n’est pas, actuellement, inenvisageable !
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Pour Le loup, on retrouve davantage le Jean-Marc Rochette d’Ailefroide Altitude 3954. Vous prêtez d’ailleurs vos traits à Gaspard, le berger…
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L’idée est née dans la vallée où j’habite. Un berger est venu me parler d’une attaque de loup subie par son troupeau. Il m’a décrit les blessures, les moutons agonisant, et finalement les cadavres en train de pourrir et l’odeur qui s’en dégageait et s’étendait. J’ai eu envie de mettre en scène cette confrontation récurrente, et rien, à ma connaissance, n’existait en BD sur un tel sujet.
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La structure du récit s’est élaborée très vite, j’ai écrit dans une sorte d’urgence, presque de transe. Le personnage de Gaspard est inspiré de mon grand-père, qui avait ce type de caractère et portait en lui cette colère, cette violence, après avoir perdu un fils en Algérie. Gaspard est un personnage complexe et quelque part son affrontement avec le loup tient de l’ordalie.
Toute l’histoire est basée sur Gaspard et le loup. Cela entraîne-t-il une approche du scénario différente ?
Ce n’est pas facile, car d’un côté on doit pouvoir maintenir le suspense, la tension, sans pratiquement de recours à des éléments extérieurs. Mais d’autre part la moindre erreur saute à la figure du lecteur. Ceci dit, je suis agréablement surpris du succès rencontré par l’album, qui touche encore un public plus large qu’Ailefroide, y compris des enfants, avec un sujet qui peut évoquer une aventure à la Jack London, mais qui est tout de même très âpre, très dur… Il se passe vraiment quelque chose avec ce titre.
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Dans l’album, vous évoquez le nombre de moutons tués, or on n’imagine pas que ça prenne pareilles proportions…
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Pourtant ça se passe comme ça. Il y a de 70 à 80 moutons tués par attaque, et en une année, chez nous, les bergers ont perdu plus de 1700 bêtes. Le métier a changé. Avant les bergers pouvaient laisser leurs troupeaux en estives et redescendre dans la vallée. Aujourd’hui, les troupeaux doivent être protégés. Il y a les chiens, les patous, mais ça ne suffit pas, à moins de tuer les loups. Personnellement, je ne suis pas partisan d’une écologie aveugle. Je pense qu’il est nécessaire de trouver le juste milieu entre chasseurs, bergers et écologistes. Le problème est que ce dialogue est souvent très difficile à instaurer.
La chasse peut être raisonnée. Si vous regardez la constitution de la chaîne alimentaire, d’une certaine manière, un chamois est fait pour être mangé par le loup, ou à la rigueur pour être chassé puisque l’homme, en tant que prédateur, se trouve au même niveau que ce dernier. Et j’accepte plus facilement qu’une balle soit destinée à un chamois, qui aura eu une vraie vie de chamois en montagne, en liberté, que de voir des animaux dont, dès la naissance dans des élevages industriels immodes, la finalité est l’abattoir et l’assiette du consommateur. Eux n’auront connu que cela tout au long de leur courte existence.
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Vous introduisez une forme de rédemption dans votre récit, peut-être est-ce aussi cet aspect que votre public apprécie ?
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Et pourtant, en abordant cette conclusion, j’avais la sensation de manipuler de la nitroglycérine. Chez nous, dans l’Oisans, la problématique du loup est le sujet majeur de préoccupation de pas mal de personnes, notamment de voisins. J’avais un peu l’impression d’empiéter sur leur vie, et dans ce contexte j’ai pris conscience que traiter d’une telle problématique représentait aussi une forme de responsabilité sociale par rapport à ces gens. Mais nous avons pu en parler, et mes voisins, notamment, ont bien accepté cette fin qui apporte une dimension un peu légendaire à l’histoire. Au niveau des lecteurs, je pense que Le loup renoue avec quelque chose d’essentiel et de très réel. Quand Gaspard tue un chamois, c’est pour manger. Mais quand on tue un animal pour cela, il faut le vider. On a les mains dans les boyaux, dans le sang et dans la m… Et c’est quelque chose que je respecte énormément. Il y a aujourd’hui tellement de personnes qui sont totalement déconnectées de cette réalité, liée à la nature… Peut-être est-ce finalement cet aspect-là que j’ai voulu transmettre : la place de l’homme dans la nature, à la fois grand et tout petit face à elle et à la montagne.
Propos recueillis par Pierre Burssens le 7 juin 2019
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© Pierre Burssens / Auracan.com
Visuels © Rochette, Matz / Casterman et Rochette / Casterman
Photos © Pierre Burssens