Entretien avec Isabelle Dethan
"Je dois composer avec un imaginaire collectif qui se rapporte à l'Egypte antique"
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Dans la ville de Saïs, en Égypte, la jeune Neith, fille de Pharaon, est remarquée par son père lors de sa danse pour un rituel sacré. Et contre toute attente, c'est elle qu'il choisit pour effectuer la danse de la purification. L'une de ses soeurs la met aussitôt en garde : il vaut mieux qu'elle échoue dans sa prestation si elle ne veut pas finir dans la couche de leur père... Incapable de se ridiculiser devant tant de monde, Neith n'a plus d'autre choix que de s'échapper avec Sennedjem, son demi-frère, qui compte quitter discrètement le Palais. Mais leur fuite s'avère de courte durée. Capturés par des marchands d'esclaves, ils sont amenés auprès de leur ennemi, Nabù-kudduri-usur, roi de Babylone.
Depuis sa série Sur les terres d'Horus, Isabelle Dethan invite régulièrement ses lecteurs, à travers ses albums et séries, à s'immerger dans l'Egypte antique et à en découvrir différents aspects. Dans son diptyque Le roi de paille (Dargaud) elle aborde une période peu connue de cette civilisation et de la mystérieuse Babylone. La fille de Pharaon, premier volet du Roi de paille étant paru peu avant la Foire du Livre de Bruxelles, nous avons pu en discuter avec Isabelle Dethan.
Isabelle, vous voilà de retour en Egypte avec Le roi de paille, ce n’est pas vraiment une surprise...
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Isabelle Dethan : Non, j’avais envie de me replonger dans l’univers égyptien. Dans Le roi de paille, j’évoque un rituel babylonien de la basse époque pour lequel on dispose d’assez peu de traces, mais j’ai trouvé un article scientifique précis à ce sujet et c’est finalement ce qui m’a décidé à situer mon récit à cettepériode.
N’était-ce pas plus compliqué, justement, de vous consacrer à une période sur laquelle il existe moins de documents ?
ID : Non, car il existe tout de même pas mal de données. Certains personnages apparaissant dans la BD sont authentiques, mais à côté de cela il y a aussi pas mal de blancs, et c’est ce qui pemet d’y introduire la fiction. De plus comme j’ai découvert certaines choses qui existaient alors et qu’on n’aurait peut-être pas pensé à inventer dans le cadre d’une histoire, ça aurait été dommage de ne pas en profiter.
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Comme quoi parfois la réalité historique dépasse la fiction ! Vous savez, on a beaucoup fantasmé sur Babylone, et finalement quand on essaye de se procurer des informations précises à son sujet c’est assez compliqué car il existe assez peu de détails établis par des spécialistes, mais ça apporte une certaine souplesse à la rédaction du scénario.
Vous citez néanmoins deux égyptologues parmi vos remerciements au début de La fille de Pharaon...
ID : Il s’agit de deux précieux contacts dans le monde de l’égyptologie que je consulte si j’ai besoin d’infos, plutôt quant à des détails. Parfois c’est juste pour un mot que j’utilise dans l’histoire, mais il s’agit aussi d’une satisfaction personnelle.
Sans perdre de vue, cependant, que vos albums ne s’adressent pas à un public de spécialistes...
ID : Je dois composer avec un imaginaire collectif qui se rapporte à l’Egypte antique si je veux obtenir l’adhésion du lecteur et le faire progressivement entrer dans mon histoire, et il existe certains éléments contre lesquels je ne peux tout simplement pas aller.
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Prenez par exemple la couleur blanche des vêtements. Pour le grand public, dans l’Egypte antique, les vêtements étaient blancs. Or ce n’était pas le cas. Mais cette image s’est imposée car on dispose de nombreuses représentations de cortèges funéraires où les vêtements portés étaient blancs, en signe de pureté. Si d’un point de vue graphique j’habille mes personnages de BD d’une autre couleur que le blanc, beaucoup de lecteurs seront heurtés et douteront qu’il s’agisse bien de l’Egypte. C’est parfois assez compliqué de composer avec ces clichés, mais je dois toujours essayer de différencier une sorte d’image mentale de l’Egypte antique et une image davantage intellectuelle.
Justement, quel est le public de vos albums ?
ID : Assez curieusement, et c’est très chouette, j’ai l’impression qu’il y a un renouvellement de celui-ci pour Le roi de paille. Je rencontre des lecteurs adultes mais aussi des ados de 13, 14 ou 15 ans. L’Egypte a généré un imaginaire très fort susceptible de toucher énormément de gens. Mais souvent c’est à l’adolescence que le déclic se produit vers ce qui peut devenir une passion à l’âge adulte. C’est un public très éclectique, aussi bien féminin que masculin.
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Le point de départ de La fille de Pharaon est une coutume qui peut choquer mais qui a aussi une résonance très actuelle...
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ID : Je ne voulais pas traiter de l’inceste pour être dans l’air du temps, je tiens à le préciser. Mais il existe un cliché qui voudrait que les pharaons se soient mariés avec leurs filles, leur soeurs... Les raisons de ces mariages, historiquement rares, sont religieuses et répondent à un symbolisme. Si l’épouse royale décédait, sa fille devait en prendre la place pour pérenniser le principe féminin et rétablir l’équilibre cosmique. Mais, historiquement, ces mariages ont été rares.
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Dans l’album, j’en établis plutôt un contre-exemple, avec un pharaon euh...déviant qui se rend compte que sa fille a joliment grandi et que finalement elle n’est pas différente d’autres filles de son âge...
Vous avez travaillé sur certains albums, sur certaines séries en tant que scénariste, sur d’autres comme Le roi de paille comme auteur complet. Qu’est-ce qui vous guide vers tel ou tel choix ?
ID : Les deux aspects ont leurs avantages et leurs inconvénients. Réaliser entièrement un album vous donne une certaine liberté, mais on doit aussi en préciser les limites, le cadre, et s’y tenir avec rigueur. Quand il s’agit d’une collaboration, elle doit, pour moi, être complète. On doit pouvoir avancer ensemble sur un projet, en discuter page après page.
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Mais ça permet aussi de dégager du temps pour avancer sur autre chose de son côté. Jusqu’à maintenant je n’ai jamais dessiné pour un scénariste. Mais je crois que ce serait difficile pour moi de m’arrêter sur ses conseils. Je suis une chieuse, je me connais (rires)
On parlait de retour en Egypte en début d’entretien, mais d’où vous vient, personnellement, cet intérêt pour cette civilisation dans laquelle vous avez situé nombre d’albums ?
ID : C’est venu un peu par hasard. Je me suis toujours intéressée à l’Histoire avec notamment, comme pour beaucoup de gens, le syndrome des Rois maudits. De là je me suis penchée sur l’antiquité mais c’est quand j’ai entamé le travail sur la série Sur les terres d’Horus que j’ai vraiment commencé à m’immerger dans l’Egypte antique. Je me suis documentée, j’ai étudié et plus j’en apprenais sur cette époque plus j’en voulais...et ça continue toujours !
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Propos recueillis par Pierre Burssens le 6 mars 2020
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© Pierre Burssens / Auracan.com
Visuels © Dethan / Dargaud
Photos © Rita Scaglia / Dargaud et © Pierre Burssens