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Entretien avec Laurent-Frédéric Bollée

"Il y a avant tout le plaisir et l’honneur de se glisser dans les pas de Greg et Vance pour continuer à faire vivre un personnage charismatique..."

Surprise de l’année 2019, Laurent-Frédéric Bollée proposait avec son complice le dessinateur Philippe Aymond une reprise de Bruno Brazil, une série mythique du Journal Tintin, initialement créée en 1967 par le génial Greg (sous le pseudo de Louis Albert) et un jeune dessinateur nommé William Vance, qui passera à la postérité en animant plus tard la saga XIII, le plus célèbre amnésique de la bande dessinée… Le T2 vient de paraître, et il confirme l’excellent niveau de ce projet ! 

Laurent-Frédéric Bollée, mais quelle mouche vous a piqué de relancer Bruno Brazil, une série quelque peu oubliée ?

Je plaide en effet coupable, votre Honneur ! (Rires). Disons qu’à une période où les reprises sont une réalité dans notre secteur, j’ai moi-même réfléchi à ce concept en me demandant qui je choisirais… Et presque instantanément, j’ai pensé à Bruno Brazil. J’ai alors approfondi la question et préparé un petit dossier de présentation et m’en suis ouvert à Gauthier Van Meerbeeck, le directeur éditorial du Lombard. Il a tout de suite été réceptif mais il a fallu attendre quelques mois supplémentaires pour que l’opération soit vraiment lancée, notamment pour être sûr de trouver le bon dessinateur. Et aujourd’hui, nous y sommes, le premier diptyque des Nouvelles Aventures de Bruno Brazil existe bel et bien !

Pourquoi relancer cette série totalement « vintage » en ces années 2020 ?

Déjà, nous sommes moins « vintage » que Blake et Mortimer, puisque l’action se situe bien à la fin des années 70 et non dans les années 40 ou 50 ! Et puis, j’aimais bien l’idée que Bruno Brazil ne soit pas non plus la série la plus célèbre de l’univers et que ce n’était pas forcément une évidence d’un point de vue commercial. À la base, il y a avant tout le plaisir et l’honneur de se glisser dans les pas de Greg et Vance pour continuer à faire vivre un personnage charismatique dans des récits qui empruntent à plusieurs genres : l’espionnage, l’action, le fantastique…

L’association avec votre complice Philippe Aymond – avec qui vous avez précédemment signé la saga ApocalypseMania – était-elle une évidence ?

Non, dans la mesure où je le croyais trop pris avec Lady S. ! J’ai donc œuvré de mon côté et tenté de trouver un dessinateur, à l’époque où Le Lombard attendait un peu de voir quand même comment cette reprise pourrait se concrétiser… Et puis un jour, j’en ai parlé à Philippe plus concrètement et là j’ai bien vu que non seulement il me confirmait que lui aussi avait été marqué par Bruno Brazil dans sa jeunesse mais qu’aussi il voyait bien désormais la possibilité de faire à la fois cette reprise et de continuer Lady S. ! Inutile de dire qu’à partir de ce moment-là, et outre le fait d’avoir la joie de travailler de nouveau ensemble, c’était parti ! Surtout que William Vance lui-même nous avait assuré de son plein soutien pour que le projet se fasse… C’est pour moi très important qu’il ait pu s’exprimer là-dessus avant son décès, survenu hélas avant la parution du T1 de Black Program.

Comment relance-t-on une série dont le dernier épisode, paru en 1977, s’était achevé par une véritable hécatombe, le scénariste Greg ayant tué quasi tous ses personnages ?

Paradoxalement, cette hécatombe est justement le moteur de cette reprise. On sait que ce fiasco du Commando Caïman dans l’album Quitte ou Double pour Alak 6 (qui au passage propose l’une des meilleures couvertures de toute l’histoire de la BD franco-belge…) est avant tout dû au fait que Greg pensait que la série allait s’arrêter là – il n’a pas fait de quartier, c’était vraiment osé pour l’époque !

Dans cet épisode, il y a deux morts, et deux blessés graves par balle. Bruno Brazil et Gaucho Morales, son fidèle lieutenant, restent en vie. Mais il n’est pas difficile d’imaginer que les conséquences de cette tuerie seront importantes pour eux. Greg avait d’ailleurs déjà montré Brazil en pleine dépression… Nous nous sommes donc glissés dans ce « sas » scénaristique pour enchaîner par une nouvelle aventure qui se déroule quelques mois seulement après les événements de Quitte ou Double pour Alak 6. Cela suppose aussi, bien sûr, de bien reprendre une action se situant en 1977, avec tous les challenges que cela représente au niveau des technologies de l’époque…

Pour quels partis-pris avez-vous opté afin de relancer l’équipe du Commando Caïman emmené par le commandant Bruno Brazil qui, pour rappel auprès de nos jeunes lecteurs, œuvre dans l’ombre pour les services secrets américains ?

À partir du moment où l’une des grandes forces de la série originelle est bien de proposer un héros fort mais largement entouré de personnages secondaires loin d’être anodins, il aurait été peut-être malvenu de faire de notre « héros » un loup solitaire ! L’idée est donc bien de recréer le Commando Caïman avec les survivants d’Alak 6 : Morales mais aussi Whip Rafale (désormais en fauteuil roulant, paraplégique) et Tony Nomade (avec une jambe de bois et désormais clairement « borderline »).

Chacun aura désormais un rôle bien précis, comme Whip qui devient une sorte de super agent de bureau pour aller chercher des informations dans les archives ou des listings. Il va de soi qu’ils ont tous aussi des vagues à l’âme… Ils sont en tout cas quatre à la base, chapeautés par le Colonel L, leur supérieur hiérarchique (que Vance avait aussi magnifiquement réussi). L’idée est tout de même d’amener très vite de nouveaux personnages…

Votre premier diptyque, baptisé Black Program, est truffé de références à certains albums écrits par Greg et dessinés par Vance. Quelle a été votre méthode de travail ? J’imagine que vous avez décortiqué tous les tomes précédemment parus de cette série qui a connu un immense succès dans les colonnes du Journal Tintin au cours des années 1970…

Il est évident que lancer une reprise comme celle-là représente beaucoup de défis et que ça n’est pas quelque chose qui se conçoit en un claquement de doigts, éditorialement parlant. Il y a des ayants-droits, des personnages que vous n’avez pas créés, un respect à avoir, une filiation sans doute. Pour présenter mon dossier, vous vous doutez bien que j’avais tout relu et pris plein de notes ! Un aspect l’a tout de suite emporté en tout cas : ne pas faire de « reboot » (et revenir à la « jeunesse » de Brazil), et ne pas moderniser, comme d’un coup de baguette magique, la série pour la faire se dérouler à notre époque. La meilleure option était bien de reprendre là où la série s’était arrêtée ! Quitte à faire un bon de 40 ans dans le passé…

L’un des grands attraits de votre reprise de la série réside dans les parts d’ombre du héros qui donne son nom à la série. Ainsi, sans dévoiler le coup de théâtre de la fin de la seconde partie de Black Program, je trouve que vous humanisez Bruno Brazil encore plus que ne le faisait Greg en son temps. Vous apportez ainsi une sacrée dose de psychologie à ce personnage qui était, initialement, froid et distant. Le voici sous votre plume plus humain et normal…

Merci, c’était bien le but en effet ! Une telle situation nous a d’abord été offerte sur un plateau par Greg et ses choix de l’époque concernant l’échec d’une mission et la dépression qui suit, comme je vous le disais précédemment. Il y avait là un terreau fertile pour humaniser un personnage qui a pu apparaître comme monolithique et froid au cours de ses albums. De toute façon, de nos jours, on est tous un peu façonnés par le format « série TV » qui prend le temps de développer les personnages. Nous faisons donc de Brazil un agent secret plus fragile qu’il n’y paraît, plus tourmenté, et pas si « innocent » que ça d’un point de vue familial, je n’en dis pas plus. Notre modernisation n’a pas été temporelle, mais bien humaine.

Vous avez développé un sujet quelque peu uchronique en nous faisant croire que la NASA a, au cours des années 1970, envoyé des astronautes sur la planète Mars ! N’est-ce pas un peu énorme comme argument scénaristique ?

Ça l’est, bien sûr, mais comme disait en gros Jean Van Hamme : pour une histoire, si vous voulez montrer les problèmes d’un homme, autant que ce soit ceux du Président des États-Unis ! Je trouvais déjà que le thème de l’exploration spatiale était absent de Bruno Brazil, ce qui est peut-être dommage car, avec les missions Apollo, c’est clairement typé années 70, donc on est en plein dedans. Ensuite, quand on pense à ce tout ce que ça a mis en jeu, les moyens gigantesques, les avancées technologiques, le rôle d’une agence comme la NASA, le principe même d’un voyage vers l’espace – tout cela engendre par nature une aura de mystère. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que les missions lunaires américaines sont toujours sources de suspicion pour certains !


Crayonné de la planche 36

Et qu’il existe bien des rumeurs qu’on y aurait trouvé là-bas des choses insoupçonnées et confidentielle, et qu’on aurait déjà été sur Mars…

Typiquement donc ce qu’on appelle un « black program », un projet militaro-gouvernemental secret classé « secret défense » ! Enfin, j’ajoute un élément « clin d’œil » supplémentaire : c’est en 1977, au moment où se déroule notre histoire, qu’avait été réalisé le faux documentaire anglais Alternative 3 qui montre précisément par quelques images vidéo ayant « fuité » comment les Américains sont bien allés sur Mars en 1962… Vous rajoutez une petite dose d’hommage à Brian de Palma et son Mission to Mars et on y est donc…

Quid des prochains tomes de votre reprise de Bruno Brazil ? Vers quoi allez-vous amener vos lecteurs ? Sans rien déflorer d’essentiel, bien évidemment…

L’idée était déjà de partir sur un diptyque pour bien poser les bases de la reprise. Mais maintenant, on voudrait faire quelques one-shot de 54 pages, pour bien avoir un récit complet régulier. L’histoire du T3 est déjà écrite bien sûr, elle se déroule dans le grand Nord canadien ce qui permettra à Philippe de nous faire de superbes nouvelles planches, personne n’en doute ! En tout état de cause, la chronologie, à partir de maintenant, continue : ce T3 se déroule bien quelques mois après les événements de Black Program, fin 77 ou début 78. Nous nous immisçons dans les interstices de la « vraie » vie de Brazil telle qu’elle a pu être montrée par Greg et Vance qui avaient fait quelques planches supplémentaires de leur héros jusqu’en 1983, avec des histoires courtes parus dans des Super Tintin

En sus de votre relance de Bruno Brazil, vous avez été l’un des scénaristes de la série XIII Mystery. Que retenez-vous de cette expérience vécue avec Jean Van Hamme, et Steve Cuzor, l’excellent dessinateur de votre album Billy Stockton paru en 2013 ?

Ce fut d’abord une école de la patience, car l’élaboration de mon histoire et la signature de mon contrat datent de 2008, pour un album sorti en octobre 2013 ! Ensuite, bien sûr, échanger et correspondre avec Jean fut un honneur et une sacrée leçon, au niveau de la « densification » de l’histoire et du travail sur les dialogues. Disons qu’il a m’a forcé à être un peu plus scénariste que metteur en scène. Je sais que beaucoup de personnes reprochent à cet album de nous raconter l’histoire d’un personnage obscur de XIII, et donc de n’être pas intéressant au final. Pourtant, tout le monde était convaincu qu’il fallait justement casser un peu la procession des grands rôles secondaires évidents de XIII Mystery et proposer quelque chose d’un peu inattendu, avec plus de liberté peut-être… comme une vraie scène de « remix » d’une scène présente dans l’album Toutes les larmes de l’Enfer ! Une collection se construit aussi par « variations » ! Tout le monde sait enfin que Steve Cuzor est un auteur particulièrement exigeant et je n’ai pas échappé à sa relecture et ses nouvelles demandes. Mais ce fut une expérience assez fascinante je dois dire, car il a vraiment amené des choses qui ont encore plus musclé le récit, en l’améliorant évidemment.

Question rituelle : quelles seront vos prochaines parutions et sur quels projets travaillez-vous actuellement ? Chez Auracan.com, vous le savez depuis toutes ces années où nous parlons de vos récits, nous aimons vos scénarios ! Nous voulons donc tout savoir de vos prochaines productions…

Mes deux prochaines sorties sont importantes et je les attends avec impatience, dans la lignée en tout cas de mes deux « styles » désormais évidents : des romans graphiques ambitieux et des écritures plus mainstreams. Début janvier sort mon biopic sur Patrick Dewaere (Glénat, collection 9 ½). Je l’ai écrit en même temps que La Bombe et c’est bien sûr un personnage et une vie hors-normes. Je veux croire que c’est une belle œuvre, forte et émouvante, avec le graphisme sensationnel d’une jeune autrice dont c’est le premier album : Maran Hrachyan. Et puisqu’on parle de grands artistes, sachez que j’enchaîne ensuite avec le premier tome d’une mini-série baptisée Golgotha (Soleil). J’y retrouve pour l’occasion mon compère Alcante au scénario et nous avons la chance de travailler avec Enrique Breccia pour l’occasion – sans oublier Sébastien Gérard aux magnifiques couleurs. Un grand péplum avec une dose de fantastique, une saga avec peu de bons et beaucoup de méchants… (Rires).


"Rough" de la couverture du T2

Pour conclure cet entretien – car les éditeurs sont aussi de nos lecteurs ! – une dernière question : quelle autre série mythique de la bande dessinée franco-belge rêveriez-vous d’animer ?

Pour la beauté du geste, comme beaucoup : une fois un Blake et Mortimer, car j’ai à ce propos une idée que je veux croire excellente… Et s’il fallait choisir un autre héros « mythique » comme vous dites à reprendre, je crois que je choisirais une autre création de Greg : Luc Orient.  

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