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Entretien avec Briac et Arnaud Le Gouëfflec

« Hommes des Lumières, ils ont fait l’expérience de l’irrationnel. »

Après La Nuit Mac Orlan (2014, rééd. 2020 chez Locus Solus), le duo composé par le dessinateur Briac et le scénariste Arnaud Le Gouëfflec se reforme pour nous offrir un incroyable roman graphique tout en couleurs directes. Méridien narre l’histoire vraie, au XVIIIe siècle, de l’expédition de savants français qui ne séparaient pas culture et sciences. Dans les pas de Newton, ils cherchaient la mesure. Alors qu’au Nouveau Monde, tout n’est que démesure ! 

Le lecteur suit ainsi le voyage débuté en 1735 par l’ambitieux géographe Charles-Marie de La Condamine (1701-1774), chef de la première exploration scientifique au Nouveau Monde au siècle des Lumières ; de Pierre Bouguer (1698-1758), le mathématicien rigoriste ; de Louis Godin (1704-1760), l’astronome épicurien ; de Joseph de Jussieu (1704-1779), l’incorruptible médecin et botaniste… 

Sur ordre du roi de France Louis XV, histoire de vérifier les conclusions d’Isaac Newton, ces scientifiques de premier plan partent dans les Andes vérifier si la Terre est bien ronde ! Ainsi, le défi scientifique de l’époque est de mesurer la courbure des méridiens. Mais, bien évidemment, rien ne va se passer comme prévu… Dans la moiteur du Pérou, alors que la variole fait des ravages et que les autochtones ploient sous le joug colonial et religieux, une aventure humaine les attend, chargée de qualificatifs allant d’admirable à lâche.

Cela fait des années que vous préparez Méridien. Quelle en fut la genèse ?

Briac  Dès mon adolescence, j’ai été passionné par la littérature sud-américaine et depuis j’ai toujours eu envie de faire mon – tout petit – Gabriel García Márquez en bande dessinée. En cherchant bien dans mes archives, je pense que je trouverais des résidus de début de scénarii vieux de trente ans dont l’action se déroule au Brésil, au Pérou, au Guatemala… C’est pourquoi, dès que j’ai entendu parler de cette expédition de savants du XVIIIe siècle, il y a déjà presque dix ans, j’ai compris tout de suite que je tenais mon sujet.

Comment et quand avez-vous proposé à Arnaud Le Gouëfflec de vous rejoindre ?

J’ai travaillé seul pendant presque un an en m’appliquant à ne pas faire de Méridien un récit didactique, une bande dessinée seulement historique. Je voulais aussi que ce soit une sorte d’hommage au réalisme magique sud-américain. Seulement, l’abondance de faits, de personnages et aussi d’images qui me venaient m’a très vite paralysé. En outre, je ne réussissais pas à trouver un axe qui tienne sur un long récit. C’est pourquoi, lorsqu’Arnaud m’a proposé de dessiner La Nuit Mac Orlan, je lui ai soumis le projet et j’ai été très heureux qu’il accepte de s’occuper du scénario. Et bien plus encore quand j’ai lu sa première partie ! C’était vraiment magique pour le coup.

Arnaud Le Gouëfflec – Briac m’a contacté suite à notre premier projet conçu ensemble, La Nuit Mac Orlan, pour que j’écrive le scénario de Méridien. Je crois que la masse d’informations, les nombreux personnages, la temporalité de l’histoire qui s’échelonne sur plusieurs années, rendait délicat le fait de trancher dans les faits, de choisir un axe, etc. Il m’a donc confié le soin de trancher et de faire des choix narratifs. J’ai surtout été frappé par la passion qui animait Briac, qui était littéralement hanté par ce sujet.

Méridien revient sur une incroyable aventure scientifique et humaine ! Que narre plus précisément votre récit ?

ALG – Nous racontons l’expédition de Charles-Marie de La Condamine au Pérou, qui s’échelonne de 1735 à 1745. La Condamine est un scientifique chargé par l’Académie des sciences de conduire une expédition au nord du Pérou afin de mesurer la longueur d’un arc de méridien d’un degré à proximité de l’équateur. Le but est de vérifier la thèse de Newton qui déclarait que le globe terrestre n’était pas une sphère parfaite, mais une forme  enflée près de l’équateur et aplatie aux pôles – le monde comme « mandarine » plutôt que comme « citron » ! L’expédition associe l’astronome Louis Godin, qui dirige officiellement la manœuvre, Pierre Bouguer, un autre astronome, et Joseph de Jussieu, un médecin et naturaliste, frère des célèbres académiciens Bernard et Antoine de Jussieu. Au-delà de l’aventure et de l’épopée scientifique, nous nous sommes intéressés à la psychologie des personnages et avons cherché à mettre en scène un théâtre des passions : la rectitude du scientifique se mêle à des sentiments moins avouables, la jalousie, l’orgueil, l’appât du gain ou la luxure. D’une certaine manière, ils sont tous un peu devenus fous et c’est cette folie, chez des êtres aussi raisonnables, chez ces cartésiens, qui nous a intéressé.

B – Je n’ai pas grand-chose à rajouter à ce qu’a résumé brillamment Arnaud, si ce n’est peut-être le côté Don Quichotte de ces personnages. Ils se sont lancés dans une quête un peu vaine et absurde puisque Pierre-Louis Moreau de Maupertuis – avec son expédition concurrente en Laponie, en 1736 – est rentré depuis un bon moment en France avec des mesures qui semblent être définitivement adoptées par l’Académie des sciences… Une certaine poésie du ridicule aussi !

Même si Méridien n’est pas une bande dessinée documentaire, votre album est extrêmement documenté – qu’il s’agisse des cartes dessinées par La Condamine, de l’étude de la faune et de la flore observées par les scientifiques français… On y parle tout à la fois de botanique, d’étude d’oiseaux jusque-là inconnus, d’ethnologie, de sciences et de géographie, d’astronomie, de découvertes de première importance comme la quinine, le curare ou le caoutchouc… Sont-ce là des éléments qui ont nourri et orienté votre projet ?

ALG – Absolument, ce sont des éléments essentiels, même si c’est moins l’aspect documentaire que le psychologique qui nous a passionné. Mais il nous semblait important de donner de l’épaisseur à notre histoire en collant aux faits et en nous documentant avec précision, pour que ces éléments ne soient pas un obstacle au développement de l’intrigue et d’une dimension plus poétique… 

B – Bien sûr, nous avons essayé d’éviter tout anachronisme en nous appuyant sur tous les documents que nous avons pu nous procurer. Mais très vite, je me suis détaché de toute documentation afin de ne pas figer mon dessin dans le didactisme. En revanche, je me suis pas mal penché sur la peinture du XVIIIe qui jusqu’alors m’avait peu passionné, pour essayer d’en instiller une once dans mes barbouillages. J’ai même découvert l’existence d’une école de peinture à Lima à cette époque, des œuvres religieuses qui ressemblent un peu à ce que peut réaliser Jorge González en bande dessinée.

Avec ce voyage dans le Nouveau Monde, sommes-nous dans le mythe du « bon sauvage », ici incarné par les Amérindiens, victimes des colons européens ?

ALG – Ce thème revient, notamment dans les commentaires de Jussieu, qui est un juste, un personnage véritablement intègre et d’une profonde cohérence – le seul peut-être. Mais l'Indien est très mal considéré par Bouguer, ou même parfois par La Condamine : nous avons volontairement grossi le trait pour mettre en scène deux approches, deux points de vue. Jussieu va apprendre au contact des Indiens, et c’est le plus rousseauiste de tous, même si Rousseau n’avait pas encore développé ces théories. Il incarne cet esprit et cette thématique, qui est en germe dans les esprits de l’époque… Il y a clairement une mise en perspective de l’ethnocentrisme, de la croyance en la pureté de l’intention scientifique, et une méditation sur la relation au monde… qu’un chiffre ne résume pas !

B – Il me semble que toutes les sociétés coloniales ont toujours méprisé les populations qu’elles oppriment et pillent allègrement en légitimant cette oppression par une prétendue supériorité. Comme nous sommes dans un conte, l’opposition entre Jussieu « le juste » et La Condamine « l’arriviste égocentrique » permet aussi de mettre encore plus en lumière la chose.

Votre récit s’interroge aussi sur le concept de progrès, cher aux philosophes des Lumières…

B – En choisissant de raconter l’histoire de cette expédition au royaume du Pérou, dans le Nouveau Monde, cela nous place à l’endroit d’où partent les richesses qui vont faire de l’Europe le continent le plus prospère de la planète – je crois d’ailleurs que nous vivons encore sur ces richesses. À mon modeste avis, le concept de progrès tel que le pensaient les philosophes européens, même nourri d’humanisme et de hautes aspirations, a dû rencontrer quelques bémols dans l’esprit de nos personnages.

ALG – Nous avons cherché à montrer comment le sentiment d’une certaine toute-puissance de l’homme européen du XVIIIe siècle achoppe face à ses passions, ses aveuglements, ses faiblesses, qu’il véhicule aussi malgré lui – et qui constituent un peu le revers de la médaille. C’est une fable, avec une ou des morales que chacun déduira à sa guise, sans manichéisme et sans perdre de vue la complexité des personnages…

Méridien est également une réflexion philosophique sur la place de l’homme occidental dans ce Nouveau Monde qui reste à explorer. Vous insufflez ainsi une vraie dimension poétique en cette incroyable aventure…

ALG – Ces personnages sont fascinants : ils sont très éduqués, pétris de savoirs et de bonnes manières, mais ce sont aussi des humains victimes de leurs faiblesses. Et tout à la fois des forces de la nature, capables d’escalader les Andes, de remettre inlassablement leur ouvrage sur le métier, de refaire des mesures au péril de leur vie, sincèrement persuadés que la science mérite qu’on meure pour elle, mais aussi des ambitieux, des amoureux, que le cœur ou l’âme font souffrir.

Chacun, tour à tour, révèle un héroïsme et en même temps des fragilités. Les mettre en scène permet de poser des questions sur l’humanité, sur le rapport au monde, et la dimension poétique de leur aventure a été au cœur de nos préoccupations.

B – Et le travail pour moi fût des plus intenses pour être à la hauteur de la poésie du texte d’Arnaud et des atmosphères andines, coloniales, espagnoles, amazoniennes.... Mais je vous laisse juge du résultat.

Briac, vous êtes connu du public pour utiliser une technique picturale des plus particulières… Pouvez-vous nous détailler votre processus artistique qui mêle entre autres des encres, des pastels, des gouaches, des acryliques ?

B – Après un découpage plus ou moins précis, j’attaque directement à la couleur. J’utilise un mélange d’acryliques et d’encres sur papier enduit de gesso – un enduit blanc. Pour Méridien d’ailleurs, j’ai choisi un gesso moins épais pour une surface plus lisse. En effet, même si graphiquement je n’ai pas abandonné mes références au « Blaue Reiter » [groupe pictural allemand de l’avant-garde expressionniste ; nda], mes rappels des œuvres du XVIIIe siècle ont nécessité moins d’épaisseur.

En exergue de votre ouvrage, une phrase liminaire précise : « Même si cette histoire repose entièrement sur des faits réels et met en scène des personnages ayant réellement existé, elle reste une œuvre de fiction, avec une nécessaire part de liberté dans l'interprétation et la mise en scène des événements rapportés. » Quelles furent vos parts de liberté à chacun ?

ALG – Les faits rapportés sont exacts, mais le choix d’avoir relaté celui-ci et pas celui-là, d’avoir mis des mots dans les bouches des personnages, d’avoir imaginé le journal de Jussieu qui n’a jamais été retrouvé, mis en scène des péripéties, l’insistance portée à certaines, la dimension poétique et onirique des voyages de Jussieu dans la jungle, le développement psychologique de certains personnages – pour exemples : La Condamine et son rapport aux femmes et à l’amour ; la relation de Bouguer et de son esclave –, tout cela a été pour nous de formidables plages de liberté. Nous avons cherché à ne jamais être pieds et mains liés par les faits, l’histoire et l’aspect documentaire.

B – « Tout n’est qu’illusion » disait quelqu’un dont j’ai oublié le nom – peut-être Gérard Majax ?! Alors, si je réussis à faire croire que nous sommes au royaume du Pérou, en Amazonie, dans les Andes, j’ai réussi mon coup. Sérieusement, pour les scènes de ville, j’ai essayé de ne pas faire trop d’anachronismes, mais je possédais si peu de plans de l’époque que j’ai un peu navigué à vue.

En fin d’album, vous proposez aux lecteurs des pistes bibliographiques, en citant notamment des ouvrages de Diderot, Voltaire, Fontenelle… Quels apports vous ont suggérés ces auteurs ?

ALG – Le Procès des Étoiles publié par Florence Trystram en 2001 (éd. Payot) est passionnant et c’est vraiment l’ouvrage de référence qui nous a nourri. Quant à Voltaire, Diderot ou Fontenelle, ils ont inspiré le ton de notre récit : leurs écrits sont frappés d’un certain esprit que nous avons tenté d’insuffler à nos personnages. Chez les uns et chez les autres, on retrouve la curiosité pour l’étranger, l’inconnu, la nouveauté, une forme de fraîcheur, d’audace et un dynamisme de la pensée qui est vraiment caractéristique de l’époque.

B – Ce sont plus les références d’Arnaud mais pour La Condamine, il m’a confirmé que le sujet était magnifique, tout comme Florence Trystram d’ailleurs. Jussieu, je regrette de ne pas l’avoir lu – Arnaud, tu me donneras les références ! Pour le reste, s’il m’est arrivé de les lire, c’était bien avant la réalisation de Méridien. Graphiquement, je me suis plus appuyé sur les œuvres d’Alejo Carpentier, García Márquez et Juan Rulfo.

Peut-on dire que votre récit graphique Méridien est un ouvrage savant ?

B – NON !

ALG – Non, c’est vraiment un roman graphique, une histoire de passions et une fable poétique, avec des accents philosophiques, même si elle a pour toile de fond une expédition scientifique.

Comment réagissez-vous quand votre éditeur qualifie ainsi Méridien : « Un Apocalypse Now au siècle des Lumières » ? Un film de Francis Ford Coppola sorti en 1979, libre adaptation de la nouvelle Heart of Darkness (Au cœur des ténèbres) publiée en 1899 par le génial Joseph Conrad…

B – C’est terriblement flatteur ! Je rajouterai Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog, Barry Lyndon de Stanley Kubrick, Que la fête commence de Bertrand Tavernier et Mission de Roland Joffé pour les influences…

ALG – En effet, c’est tellement flatteur que l’on sent monter en nous le même genre de fièvre qui a gagné La Condamine sur la fin ! Blague à part, c’est le thème de l’homme blanc sous les tropiques qui arrive plein de certitudes et se retrouve à rôder aux portes de la folie. On s’est aussi nourri du film Fitzcarraldo (1982) du cinéaste allemand Herzog. Mais c’est vrai, on retrouve plusieurs thèmes de la nouvelle de Conrad qui a inspiré le film de Coppola…

Après ce projet de longue haleine qui vous a occupés durant plusieurs années, avez-vous l’envie ou l’idée d’une nouvelle collaboration commune ?

ALG – Pas pour l’instant, car nous avons tous les deux d’autres projets sur le feu, mais comme on s’entend très bien et que j’adore le travail de Briac, qui est un très grand dessinateur, j’espère que ça se produira ! 

B – Bien évidemment, lorsque je me serai remis de mes fièvres amazoniennes et que j’aurai bouclé les deux ou trois projets suivants, il sera grand temps de reprendre la route avec le grand Arnaud Le Gouëfflec !

Le mot de la fin pour donner envie à tous de se plonger dans l’étonnante aventure que raconte votre Méridien...

ALG – C’est un beau voyage…

B – … dantesque !

Dans le cadre du festival Étonnants Voyageurs, le public pourra admirer des planches originales
du roman graphique Méridien à la chapelle Saint-Sauveur les 4, 5 et 6 juin 2022 à Saint-Malo...

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