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Entretien avec Olivier Keraval et Luc Monnerais

« La presse écrira que je tue "avec élégance".
Je ne tue pas, je fais justice… »


Luc Monnerais et Olivier Keraval
© Ouest-France

Dans la peau du bourreau (éditions Locus Solus) est un roman graphique inspiré des carnets d’exécutions écrits de la main d’Anatole Deibler, bourreau français le plus célèbre aux 395 exécutions, de septembre 1885 à janvier 1939. Il y compilait scrupuleusement les motifs des condamnations, les lieux, dates d’exécutions, entretien de la « Veuve » (surnom de la guillotine), météo et informations multiples sur l’attitude du condamné…

Les auteurs en tirent avec brio un récit à la première personne où chaque épisode s’inscrit dans un moment remarquable de cette époque charnière : de la révolution industrielle symbolisée par les grandes expositions universelles de la fin du XIXe siècle jusqu’aux affrontements internationaux du début du XXe siècle, en passant par les assassinats politiques, les attentats anarchistes, de fameux faits divers médiatiques...

Rencontre avec le scénariste Olivier Keraval et le dessinateur Luc Monnerais. 

Mais qui était donc Anatole Deibler (1863-1939) ?

Olivier Keraval – Le descendant d’une longue lignée de bourreaux dont les premières traces historiques remontent au XVIIe siècle dans le duché de Bade-Wurtemberg en Allemagne sous le nom de Deubler. Un homme discret, technophile (cinéma-photo-automobile), qui exerce son métier avec détermination et application. Son destin aurait pu être différent, comme il le rêvait étant jeune, mais le destin familial s’est imposé.

Luc Monnerais – S’agissant d’un personnage dont la fonction nous semble aujourd’hui étrange voire hallucinante, pour un illustrateur c’est forcément plaisant de le représenter. Bien sûr, il porte sur lui les caractéristiques de l’époque : la moustache, le chapeau, la montre à gousset… Tout ça le situe très bien, mais au-delà de l’aspect visuel, je pense qu’Olivier et moi nous sommes posé la même question : qui était-il intérieurement ? La charge d’un métier qu’il ne désirait pas endosser produit sans doute quelqu’un d’ambivalent. Il s’agissait aussi d’éviter l’écueil du personnage inquiétant et sans pitié. Autant la Jegado, l’empoisonneuse de notre ouvrage précédent, forçait le trait de ce côté, autant je me suis attaché à représenter Anatole Deibler comme « Monsieur tout le monde », sans signes particuliers relatifs à sa profession. Cela nous fait peut-être réfléchir davantage…

Comment avez-vous découvert le parcours de cet homme ?... Et pouvons-nous le qualifier de sinistre personnage ?

OK – Sinistre, non. Il est même décrit comme joyeux, plein d’humour par sa famille. C’est surtout un homme public, véritable star de son temps, épié par une presse à scandales, avide de sensationnalisme, prête à tout pour vendre du papier. Son parcours s’inscrit dans la continuité de ceux de son père et de ses grands-pères paternels et maternels, eux-mêmes bourreaux. Son père est nommé chef exécuteur de Bretagne à Rennes en 1853. Anatole y naît en 1863. J’aime révéler des faits historiques qui se sont déroulés à quelques pas de chez moi ou raconter la vie de personnages, souvent oubliés, que j’aurais pu croiser à une autre époque. J’entretiens un lien très fort avec l’Histoire, ses personnages et ses lieux. Pour la plupart des gens, il n’y a que le temps présent, le futur éventuellement parce qu’ils ont l’impression de le construire. Ils oublient le passé. De mon point de vue, le passé et ses entrelacs complexes est essentiel pour comprendre ce que nous sommes.

LM – C’est Olivier qui m’a mis sur la piste de Deibler. Beaucoup plus calé que moi en histoire, il réussit toujours à susciter mon intérêt. On sent chez lui cette passion et cette volonté de comprendre qui était Deibler à travers le temps et les archives parvenues jusqu’à nous. Le « Monsieur tout le monde » dont j’ai parlé plus haut ne cadre pas avec quelqu’un de sinistre, c’est sans doute ça aussi qui le rend fascinant. C’est plutôt l’époque que je qualifierais de sinistre. Celle où un état avait le pouvoir, en toute légalité, de donner la mort. Mais à travailler de longs mois sur un tel sujet, on finit par voir le présent non pas comme le reflet ou la conséquence du passé mais presque le contraire, dans le sens où la fin du XIXe siècle et le début du XXe sont marqués par des modes de fonctionnement similaires à notre monde contemporain qui personnellement m’inquiètent. Un sondage de 2020 évaluait à 55% les opinions favorables à la peine capitale !

Quelles furent vos envies et vos motivations pour composer un roman graphique consacré à ce bourreau qui décapita près de 400 personnes – dont Landru, Ravachol ou les membres de la bande à Bonnot ?

LM – L’histoire et la singularité des personnages. J’apprécie beaucoup les recherches iconographiques autour d’une époque. C’était déjà le cas dans La Jégado où il fallait tenir compte des moyens de transport au XIXe, des costumes, de la façon dont on s’éclairait à l’époque. On parle aussi de célébrités qui ont marqué leur temps. Par exemple, dessiner Landru, un homme qui savait capter son auditoire lors de son procès, c’est assez galvanisant. On peut s’autoriser à frôler la caricature tant le personnage était singulier. Même son nom – Henri Désiré Landru – est déjà tout un programme !

OK – Le roman graphique permet de s’approcher du carnet de confession, écrit à la première personne. Il renvoie également à la base historique qui m’a servi à écrire le scénario et les textes : les huit carnets de condamnations et les six carnets d’exécutions d’Anatole Deibler. Ce choix était une évidence pour Locus Solus comme pour nous. J’ai d’abord produit en histoire sonore un récit inspiré d’une exécution devant la prison départementale Jacques Cartier à Rennes d’un parricide en 1922 – récit présent sous la forme d’un QR-code à la fin de notre livre. Mon texte à la première personne, joué par un comédien, est également une confession. J’ai ensuite découvert l’ampleur de la carrière d’Anatole Deibler. 

Avec votre nouvel ouvrage, vous optez pour un roman graphique qui alterne pages de textes en mode récitatif et planches d’illustrations… Pourquoi ne pas avoir opté pour un format purement bédessiné ?

LM – Le projet de départ était effectivement de faire une bande dessinée en deux tomes minimum. Mais sur ce format, nous nous serions engagés sur un temps beaucoup plus long en terme de réalisation. L’envie aussi d’explorer une autre pratique du dessin en ce qui me concerne. L’illustration offre un espace de liberté beaucoup plus attractif que la bande dessinée, on peut aussi y jouer avec les symboles et c’est aussi plus proche d’un travail de peintre. La peinture et l’illustration étaient mes premières amours. Jeune adulte, j’ai beaucoup illustré la littérature fantastique ou de science-fiction que je dévorais, je me suis fait mes armes picturales, motivé par les couvertures incroyables de Frank Frazetta, Boris Vallejo, Caza ou Manchu.

OK – On l’appelle roman graphique comme il est d’usage dans l’édition, mais il s’agit d’un carnet intime, de confessions. On pénètre dans l’intimité du bourreau. La longue période historique traversée est relatée de la main et la bouche de ce témoin exceptionnel de son temps. Cette forme était une évidence. Par ailleurs, la BD m’attire de moins en moins. J’en ai marre du peu de considération accordé injustement aux scénaristes. Mon objectif est d’évoluer peu à peu vers des projets individuels ou fonctionnant à parité.

Olivier, votre ouvrage est chapitré par année et par de grandes affaires. Comment avez-vous « tranché » vos choix ?

OK – En premier lieu, j’ai respecté la chronologie imposée par Anatole lui-même. Quand je pars dans ce que je considère comme une reconstitution historique, j’entends appliquer une rigueur importante dans la restitution d’une époque, d’un thème ou de la vie d’un personnage historique. Certains écrivent tout et n’importe quoi juste pour plaire, ce n’est pas mon cas. Anatole achète son premier carnet la veille de sa première exécution à Alger alors qu’il est assistant de son grand-père maternel. Tous ses carnets suivent une chronologie précise, j’ai fait de même ou presque… Le choix des affaires est scrupuleusement calculé. Certes les grands criminels devaient être présents. La criminalité est souvent le reflet des troubles d’une période historique. Mais il fallait choisir : impossible de raconter 395 exécutions !

Luc, nous remarquons à la lecture de l’album Dans la peau du bourreau une véritable évolution en votre dessin et votre recherche de l’enrichir de gris, de matières, de gras et de lumières… Quels ont été vos souhaits graphiques sur ce nouvel ouvrage ?

LM – Oui, d’un projet à l’autre, je reste motivé par la volonté de mettre la barre plus haut en terme de qualité graphique. Je ne viens ni d’une école de BD ni d’une formation en arts appliqués et même si mes études d’arts plastiques m’ont permis d’aborder différents espaces créatifs, je me considère comme un autodidacte dans le monde de la BD ou de l’illustration. Alors oui plus de gras, de travail aussi sur la qualité des noirs, de recherches sur l’éclairage et le volume valorisées par des rehauts de blanc posés à l’acrylique ou au posca. Je suis très attaché à la facture d’une image, c’est pour cette raison que je travaille toujours sur papier, de manière traditionnelle. Le numérique me correspond moins, j’aime me battre avec du tangible, du tactile, du grain. C’est aussi rendre hommage aux peintres et illustrateurs du XIXe et XXe siècles, les Daumier, Valloton, Doré et aussi les pionniers de la photographie… On avait des sépias, des noirs charbonneux, des gris « brouillard ». C’est tout ce qu’il me fallait pour aborder Deibler.

Après votre album sur la Jédago, la pire empoisonneuse de Bretagne, seriez-vous enclins à faire revivre les pires assassins de l’histoire de France en vos albums imagés ? Allez-vous commettre prochainement un opus sur Guy Georges, Émile Louis, Michel Fourniret, ou, pourquoi pas, Gilles de Rais ?! 

OK – Du tout. Et d’ailleurs, les histoires criminelles ne me fascinent pas plus que ça. Je ne compte pas m’intéresser aux atrocités d’un Fourniret ou autre. J’aime l’Histoire, sa complexité et ses mystères. J’ai en outre un intérêt particulier pour la fin XIXe et le début XXe. Un projet à venir, si j’ai le loisir de le conduire à son terme, aura également pour cadre cette période, mais il n’y sera pas question de criminalité…

LM – Je rêve d’un album léger et en couleur ! Notre première bande dessinée avec Olivier titrait Danse macabre, un polar contemporain. Avec la Jégado et Anatole Deibler, ça commence à faire beaucoup ! Plus sérieusement, j’aimerais beaucoup illustrer Jules Verne. Nous allons fêter les 120 ans de sa disparition et malgré une renommée littéraire inégalée, il y a encore beaucoup d’ouvrages qui restent méconnus.

Quid de vos prochains ouvrages ?

OK – J’ai de gros projets en préparation : deux romans graphiques, un scénario BD en co-écriture, une pièce de théâtre et un projet radiophonique. Mais il est trop tôt pour présenter mes éventuels futurs partenaires...

LM – Pour le moment, je suis en plein dans la promotion de notre album Dans la peau du bourreauIl y a bien sûr les dédicaces et les rencontres. Et aussi une exposition autour de Deibler au Parlement de Bretagne de Rennes présentée jusqu’au 4 novembre que l’on espère pouvoir faire tourner. À nouveau quelque chose autour d’un personnage historique me tenterait, ça demande du temps et de la réflexion. En revanche, l’envie et la motivation restent intactes !

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