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Entretien avec Numa Sadoul

« Avec André, je dois le préciser, tout fut facile. Pas comme avec Hergé… » 

Retour sur la carrière d’un grand maître. Voici une réédition aussi inattendue que nécessaire, car l'ouvrage est mythique, connu de tous les amateurs mais introuvable depuis plus de trente ans ! On ne présente plus André Franquin, auteur incontournable de la bande dessinée franco-belge célèbre pour ses mythiques séries Spirou et FantasioGaston, Modeste et Pompon ou ses Idées noires. Créateur de génie à qui l'on doit l'extraordinaire Marsupilami, il se laisse exceptionnellement aller à une suite d’entretiens intimes et intimistes durant l’année 1985.

Les propos recueillis par Numa Sadoul durant ces quelques journées de discussions offrent une meilleure compréhension de l’ensemble de son travail. Chacune de ses œuvres est décryptée et commentée sur plus de 430 pages agrémentées de nombreuses illustrations. On y parle aussi de liberté de penser, de tolérance et de non-conformisme... Bien sûr, il n’a pas été facile de convaincre cet homme discret et humble, au rire tonitruant, de se prêter à l’exercice de la confidence mais le résultat est à la hauteur du monument. Ce livre est un précieux témoignage, érudit, passionné et drôle, pour quiconque s’intéresse à André Franquin.


Numa Sadoul et André Franquin
Photographies prises par Liliane Franquin en février 1985 © Famille Franquin / DR

Commençons par le commencement : quand et comment avez-vous découvert l’œuvre et les univers développés par André Franquin ?

Durant mon enfance africaine, mes parents m’offraient des albums de Tintin et de Spirou pour me faire tenir tranquille. Donc, entre trois et quatre ans, j’ai découvert presque en même temps Hergé et Franquin. Et je ne les ai plus quittés.


Du fait du format carré de cette nouvelle
édition, certains visuels se retrouvent
étrangement recadrés... comme cet extrait d'une
planche publiée dans L'Œuf n° 1 en 1971

Quand avez-vous eu l’idée de lui proposer de longs entretiens où il allait pouvoir, à bâtons rompus, parler de son parcours, de ses créations, de ses techniques et de ses envies artistiques ? Mais aussi de bien autres choses et sujets…

Tout juste après mes entretiens avec Hergé, en 1971, je savais que ma prochaine « victime » prioritaire serait Franquin. Il en aura fallu, ensuite, du temps…

Comment aviez-vous alors convaincu ce grand timide de se confier ? Est-ce que votre précédent ouvrage Tintin et moi. Entretiens avec Hergé paru en 1975 chez Casterman a pu le convaincre ? Mais je crois aussi savoir que vous aviez bénéficié de la complicité de son épouse Liliane et de leur fille Isabelle…

Il a systématiquement refusé entre ma première demande et les années 1980. Aucun de mes ouvrages parus précédemment ne l’avaient convaincu de se laisser faire. C’est au cours d’un repas au festival d’Angoulême en 1983 que j’ai pu, avec l’aide de sa femme et de sa fille, lui arracher, non pas une promesse, mais un semblant d’engagement à considérer la question avec bienveillance. Et c’est en 1985, chez lui dans le Var, que les mêmes ont pu monter le « traquenard » dans lequel il est tombé.


Illustration parue dans le calendrier 1948 de la Fédération des Scouts catholiques de Belgique

Pouvez-vous nous rappeler la genèse de ce livre devenu une véritable bible pour plusieurs générations de bédéistes et d’aficionados de l’école franco-belge (ou plutôt ici, belgo-française !) ?

La genèse est donc partie comme raconté au-dessus, et dès le premier jour nous avons entamé la conversation, « comme au coin du feu », grâce à la valise que j’avais apportée avec moi, pleine du matériel d’enregistrement et de tous ses albums. Tous les jours pendant la semaine, je refaisais le voyage en voiture de chez moi (Alpes Maritimes) à chez lui (Var) et l’on approfondissait le dialogue. Ensuite, comme pour tous mes autres livres d’entretiens, j’ai présenté une premier brouillon, puis nous avons encore enrichi le débat, lequel s’est encore prolongé, parfois par téléphone, jusqu’à mettre au point un manuscrit publiable. Avec André, je dois le préciser, tout fut facile ; pas comme avec Hergé qui avait gardé mon manuscrit plusieurs années pour continuer à peaufiner ses réponses.


Couverture de la première édition
de la monographie
Et Franquin créa la gaffe
parue chez Distri BD-Schlirf en 1986

Quelle fut la vie éditoriale de ce livre devenu aujourd’hui mythique ?

À peine paru, le tirage entier – 10 000 exemplaires si je me rappelle – a été acheté par Dargaud qui s’est chargé de le commercialiser. Très bien d’ailleurs, puisque tout le stock a été quasiment épuisé en un an. Ensuite, plus rien pendant plus de trente ans. Malgré une mise à jour avec Franquin jusque peu avant sa disparition.

Et pourquoi donc l’avoir initialement publié chez Distri BD-Schlirf et non pas chez Dupuis, principal éditeur de Franquin ?

Parce qu’à cette époque, Franquin était en froid avec Dupuis et m’a demandé de trouver un autre éditeur. Comme j’étais ami avec Yves Schlirf et que j’appréciais son travail éditorial sur des petits tirages de grands auteurs, j’ai trouvé opportun de lui confier le bébé, avec l’approbation d’André. Et comme Schlirf n’avait pas les moyens d’assumer seul cette édition très coûteuse, il a demandé de l’aide financière à Distri BD, moyennant une coédition. En revanche, quand il s’est agi d’éditer la version mise à jour, au début des années 1990, Franquin s’était entretemps réconcilié avec Dupuis et m’a suggéré de leur laisser l’ouvrage. 

Pourquoi avoir attendu autant d’années avant de rééditer Et Franquin créa la gaffe ?

L’explication prendrait tant de pages que cela ressemblerait à un roman… Disons qu’à partir de la mort d’André, je n’ai plus été en odeur de sainteté chez sa veuve qui avait confié le contrôle de toute l’activité au patron de Marsu Productions (Jean-François Moyersoen, ndr), avec qui mes relations ont alors été difficiles. Ensuite, et les décennies passant, j’ai eu un long passage à vide aussi avec la fille de Franquin, en grande partie à cause de mon intransigeance, de ma vanité d’auteur, une incapacité à accepter qu’elle s’implique profondément dans le projet dont je me sentais, à tort, dessaisi. Et puis, voilà, le temps a fini par nous réunir à nouveau.


Tous les albums contenus dans la valise apportée par Numa Sadoul...

Plus qu’une réédition, cette nouveauté est en quelque sorte une recréation : nouvelle maquette, nouvelle iconographie, préface inédite d’Isabelle Franquin qui a notamment contribué au livre en établissant un impressionnant index final…

Faire une réédition à l’identique n’avait pas de sens. C’était l’occasion de revoir tout à neuf. Recréation, certes, mais pas nouvelle édition, puisqu’Isabelle n’a pas jugé utile d’y intégrer les mises à jour opérées sur les dix dernières années de son père. Ce sera pour un prochain volume, je l’espère...


... lors de ses visites en février-mars 1985 à André Franquin dans sa maison de vacances dans le Var.

Cette nouvelle édition propose une nouvelle iconographie : comment a-t-elle été sélectionnée ? Par vous, par Isabelle Franquin, par l’éditeur ? Et quid des droits de reproductions de visuels qui sont essentiellement sous copyright des éditions Dupuis alors que votre ouvrage est édité par la maison Glénat ?

L’iconographie et la maquette ont été entièrement gérées par Isabelle et son équipe : Frédéric Jannin, Philippe Capart, André Moons. Du coup, je suis resté en dehors des questions de droits et bien incapable de répondre à votre question, sinon que Glénat et la direction de Dupuis – Média Participations – ont passé un accord qui semble satisfaire tout le monde. 


Spirou et Fantasio par André Franquin en 1948 © Dupuis

Pour conclure, pourriez-vous nous confier une anecdote personnelle liée à André Franquin ?

Nous étions tous les deux fanatiques des restaurants asiatiques, et tous les deux de gros mangeurs. Ainsi, chaque fois que nous étions en famille ou avec des amis dans l’un de ces restaurants, il y avait une compétition implicite entre André et moi pour celui qui finirait le premier les plats des autres. À ce jeu, je peux dire honnêtement que nous avons fait ex æquo !


Autoportrait d'André Franquin paru dans le Journal de Spirou n° 923 du 22 décembre 1955

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