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Entretien avec Thomas Legrain

« Je veux emmener le lecteur dans ce qu’il croit être un type de récit et le retourner, le désorienter. »

1965, guerre du Vietnam. Des soldats américains acculés par l’ennemi s’enfoncent dans une zone étrange, le Latah... La légende dit qu’on n’en revient jamais... Pour ce récit, Thomas Legrain a travaillé en solo. Nous l’avons rencontré pour vous.

Après Le Régiment, Bagdad Inc., vous revenez sur le thème de la guerre. Est-ce un sujet de prédilection ?

Non pas spécialement. En fait, la guerre du Vietnam est le contexte dans lequel se déroule l’histoire de Latah mais n’en est pas le thème. Tout comme Bagdad Inc. avait pour sujet l’appropriation de la guerre par des entreprises privées, pas la guerre d’Irak elle-même.

Comment avez-vous appréhendé le rôle de scénariste et de dessinateur ? 

Ce projet a commencé dans des conditions difficiles. Il faut savoir qu’au départ, j’avais essayé de le développer avec un scénariste, mais celui-ci a abandonné le projet en cours de route. C’était en 2020, l’année Covid, compliquée pour tout le monde. Mais les bases qui avaient été posées au niveau du scénario étaient bonnes, ça demandait juste encore beaucoup de travail. Cependant, je n’avais pas le temps de recommencer avec un autre scénariste car à l’époque, je n’avais pas d’autres contrats en vue et c’était mon seul projet viable. J’avais l’impression de savoir ce qu’il fallait faire et quelle direction lui donner. Je me suis dit que je n’avais rien à perdre. Je me suis réapproprié le sujet et je suis donc devenu scénariste un peu par accident et pas du tout de ma volonté.

Quelles sont vos influences, en matière de lecture, cinématographiques… ?

Cinéma, complètement ! Je suis plutôt un cinéphile qu'un bédéphile.

On le voit également dans la manière dont vous prenez les angles dans la bande dessinée, on se sent plus dans un film.

C’est effectivement un angle de caméra, pris à hauteur d’homme la plupart du temps. J’ai une approche très cinématographique et je ne m’en cache pas. J’ai même fait des albums presque exclusivement en 16/9e à l’instar de Bagdad Inc. Mais si mes influences sont complètement cinématographiques, je me considère comme un bédéiste intégral.

Vous avez commencé très jeune dans la bande dessinée. Quel est votre regard aujourd’hui après vingt ans de réalisation de bandes dessinées ?

Voir plus, car j’ai fait de la bande dessinée pour moi bien avant. En fait, c’est ça qui est assez amusant avec Latah, c’est qu’après avoir terminé Sisco, Régiment, etc, j'avais envie de revenir à ce que je faisais avant de passer professionnel. Je faisais alors plutôt du fantastique ou de la SF et d’ailleurs ma prochaine série sera de la science-fiction. En fait, comme j’avais fini mes séries, qui avaient plutôt bien marché et avec lesquelles je me suis bien amusé, je me suis dit que c’était l’occasion de revenir à faire ce que je faisais quand j’étais plus jeune, mais avec l’expérience que j’avais acquise depuis.










Quels retours du public avez-vous eus alors que ce sont les premières séances de dédicaces de Latah, sorti en noir et blanc et en avant-première sur le festival d’Angoulême ? Est-ce que les personnes rencontrées l’ont lu ?

Quelques- uns l’ont lu et à chaque fois, j’ai visiblement créé une certaine surprise ! Ceci dit,  c’est le but, je veux emmener le lecteur dans ce qu'il croit être un type de récit et le retourner, le désorienter.

C'est effectivement la sensation que j'ai ressentie à la lecture, m'incitant à revenir en arrière.

Comme si vous aviez oublié quelque chose (rires).

De cet album, on dira qu’il ne laissera pas le lecteur indifférent. Comment avez-vous construit cette dramaturgie ?

Voulant que ce scénario soit très construit et cohérent, je me suis astreint à le rédiger de A jusqu’à Z. En fait, comme il y a plusieurs thématiques dans l’album avec un changement de style au milieu, je voulais que l’ensemble soit hyper cohérent, avec en fil rouge une réflexion sur la culpabilité. En fait, le scénario était pensé pour qu’il y ait presque une nécessité de deuxième lecture : avec les éléments donnés à la fin, je pense que l’on relit l’album différemment.

Au niveau dessin, c’est un crayonné puis un encrage ensuite ?

Oui, de manière hyper classique et pour répondre à votre question de tout à l’heure, le fait d’être dessinateur et scénariste, il y a un avantage et un inconvénient. L’avantage c’est la liberté dont on dispose : j’ai pu imprimer mon rythme narratif avec très peu de contraintes. Le désavantage, c’est le manque de retour sur son travail. Comme j’ai toujours travaillé avec des scénaristes jusqu’ici, j’ai toujours eu l’habitude, et ce dès l’étape du crayonné et à chaque page, d’avoir un retour du scénariste. Sauf que là, j'étais mon seul critique et j'étais obligé d'être encore plus exigeant. Surtout que, n’étant pas scénariste, j’avais vraiment peur de merder ce projet. Autant je pense avoir fait plus ou moins mes preuves en tant que dessinateur, autant en tant que scénariste le fait d’être son propre critique m’a amené à dix fois plus d’exigence. Parfois, j’ai jeté deux-trois semaines de travail parce que je n’étais pas content de moi.

Avez-vous travaillé avec votre éditeur, quels ont été vos rapports avec lui ?

Oui, ça s’est plus joué sur la partie scénaristique, car cela fait quinze ans que je travaille avec le même éditeur et il a l’habitude de me faire confiance sur mon dessin. Mais ça s’est aussi bien passé pour le scénario, il m’a fait confiance. Cela été très particulier mais comme je l’ai dit précédemment, il y a quand même un avantage à se retrouver seul aux commandes d’un projet, c’est la liberté. Avec cette pagination, je me suis offert une énorme liberté. En fait, c’est assez paradoxal, la liberté d’un côté et la rigueur de l’autre, surtout quand on est un scénariste "novice" entre guillemets. Fatalement, si l’on veut faire les choses bien, il faut être hyper-rigoureux ! D’où, une construction hyper-carrée, que j’ai essayé de rendre la plus irréprochable possible

Allez-vous continuez à endosser, à l’avenir, les deux rôles de scénariste et de dessinateur ?

Non, ce n’est pas prévu dans l’immédiat.  Mon prochain album est aussi une idée personnelle à la base, mais c’est un scénariste qui l’a développée et il a fait un bien meilleur travail que ce que j’aurais fait. Atmosphère pesante et ce, dès les premières pages, la pression monte continuellement. Le lecteur est rapidement plongé dans une atmosphère délétère. Le dessin est à l’image du scénario dans cet univers luxuriant et angoissant.

Comment vous êtes-vous documenté pour rendre ce récit des plus réalistes ?

En dehors des costumes militaires et des quelques armes et avions, ça n’a pas exigé une documentation énorme, et c’est un travail qui avait été déjà fait en partie avec le scénariste avec qui j’avais commencé le développement du projet. Le but était de rendre le contexte suffisamment crédible.

Le latah fait appel à des croyances ancestrales perpétuées depuis la nuit des temps. Comment avez-vous trouvé cette inspiration ?

C’est à nouveau avec le scénariste que l’idée est venue. Le latah, c'est un concept qui existe, c'est une sorte d'état de transe dans le sud-est asiatique. Mais ce qui en a été fait dans l’album n’a rien à voir avec ça, c’est évidemment une pure fiction que j’ai utilisée pour créer un effet miroir avec les tensions au sein du groupe de soldats.

Il faut dire que le récit se déroule dans un état de guerre, de peur perpétuelle.

Alors, c’est là où je pourrais peut-être répondre à la question Pourquoi la guerre ? Peut-être parce que la guerre, plus que toute autre situation, amène les êtres humains dans des positions extrêmes face à des situations extrêmes, avec un danger de mort immédiate. Est-ce dans ces moments-là que l’on se révèle vraiment tel que l’on est ? J'aime bien aller à l'os, au fond des choses et même si l'os n'est pas beau à voir. C’est la raison pour laquelle, j’aime bien le survival, parce que cela permet d’aller au plus profond de ses personnages, en bien ou en mal.

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Bernard Launois
03/03/2023