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Entretien avec Jim Bishop

« J’aime mes personnages mais je ne suis pas là pour les juger. »


Jim Bishop © Bernard Launois / Auracan.com

Après Lettres perdues, album qui a rencontré un fort succès, un nouvel opus intitulé Mon ami Pierrot est paru chez Glénat. Un bon prétexte pour rencontrer Jim Bishop.

On passe de l’illusion à la désillusion, quelque part, un peu comme dans les contes pour enfants (voir Grimm), c’est triste ! Quel message désirez-vous faire passer ?

Oui, mais pour moi le message n’est pas triste. Si je parle de la fin de l’album le message est même très libérateur. Parce qu’au final, c’est un album qui parle d’amour. C’est d’ailleurs plus des relations d’égo que des relations d’amour tout au long de l’album. Et ce que l’on considère aujourd’hui comme des relations d’amour sont des relations énormément de possession. Et pour moi, en réalité, la fin est rude et ça parle pour moi en fait d’un amour en verso. L’album parle en fait d’avoir assez d’amour en soi et de confiance pour avoir le courage de quitter un endroit confortable pour aller vers son propre chemin. Et ce n’est pas facile, c’est faire prendre des choix, des décisions qui sont rudes pour les autres.

Et comme on dit « choisir, c’est renoncer »...

Exactement ! Et renoncer à des choses parfois qui sont un réel sacrifice. Un confort humain, matériel. On doit quitter des gens souvent et en réalité, c’est une thématique du deuil. Et c’est ce qu’il y a aussi dans Lettres perdues. Ce sont des thématiques qui, pour moi, sont très importantes puisqu’elles sont mon vécu aussi. Ou, quand on veut être libre, c’est pour moi un perpétuel choix de sortir d’une condition, qu’importe ce qu’elle est et ce n’est pas du tout facile. C’est souvent dans des endroits conditionnés, soient sociétales, soient des conditions familiales. En fait, quand on fait des choix qui ne sont pas en accord avec ces conditions, on risque d’être jugé. D’être, entre guillemets, "brûlé sur le bûcher" pour faire référence à la BD. Mais c’est un peu ça qu’exprime cet album.

Pour moi, la fin est très libératrice ! En plus, elle parle de choses qui sont vraiment très personnelles et qui pour moi sont une lecture différente de ce que j’ai pu vivre. Par exemple, une personne qui s’en va, du point de vue d’un enfant, c’est rude et d’un point de vue adulte, je me dis que j’aurai peut-être fait la même chose. Voilà, c’est des questions que je me suis posé et du coup ; je voulais créer une vision globale de choses comme ça et pour moi, m’apaiser et puis peut-être que pour d’autres personnes…

C’est donc pour vous une forme de thérapie ?

Exactement, j’écris mes bouquins comme des thérapies…

Vous n’aurez pas toujours besoin de thérapies et donc, à un moment donné…

Ça, c’est intéressant parce que justement, je sens que j’ai de moins en moins de choses à guérir et du coup, ça me donne envie de…

D’explorer autre chose…

Complètement ! Et des choses beaucoup plus drôles, on va dire et beaucoup plus agréables. En fait, dans ces deux albums comme dans le prochain, je lâche beaucoup de choses très personnelles pour m’apaiser et puis aller vers des projets qui soient, plus tard, d’un autre ordre.

Cet album semble sortir tout droit de l’imagination de Lewis Carroll avez-vous été marquée par ses albums et notamment Alice au pays des merveilles il y a quelques années ?

Oui, j’ai été marqué par Alice, même si Alice n’est pas du tout une référence pour ce bouquin. Mais oui, les contes sont des références, la comptine. En réalité Au clair de la lune est une énorme référence, voire la plus importante. Mais Lewis Caroll, c’est une influence comme Peter Pan, comme tous ces contes en réalité que j’ai découvert au travers des spin off et que j’ai lu. Et que l’autre dimension, beaucoup plus violente et qui parle de manière beaucoup plus juste pour moi de ce qu’est l’humain. Le passage de l’enfance… À l’âge adulte, c’est des choses dont je parle dans mes bouquins.

Le personnage de Pierrot apparait rapidement dans l’histoire comme un pervers narcissique, mais rendu tellement attendrissant dans l’histoire que l’on finirait par s’apitoyer. Était-ce volontaire de le présenter ainsi ?

Ouais, ouais, complètement ! En fait, c’est des relations que je connais même si je n’aime pas trop ce terme de pervers narcissique. Je préfère plus le terme de manipulateur. J’en ai côtoyé qui sont vraiment des gens très cruels pour moi. Et des gens manipulateurs, oui aussi mais dans un moindre degré ce n’est pas très agréable. Pour l’album, on frôle effectivement cette dimension-là. J’écris mes personnages, pas pour les juger mais pour qu’ils soient compris. C’est très important pour moi de ne pas juger mes personnages. Il y a de la morale dans mes histoires mais je n’ai pas la prétention d’être un moralisateur. J’aime mes personnages mais je ne suis pas là pour les juger. En gardant mon amour pour ses personnages, je garde une justesse dans l’écriture et dans ce que j’ai envie d’écrire et pas me dire là « ce n’est pas bien ce qu’il fait ce personnage » et du coup, je ne suis plus du tout en accord avec mes personnages. Enfin, si je commence à les juger, ça va fausser mon récit.

Mon ami Pierrot, voici un titre bien évocateur pour la chanson enfantine Au clair de la lune. Pour rappel, le

personnage principal de la comptine, n'ayant plus suffisamment de lumière pour écrire, doit aller demander du feu à son ami Pierrot. Avez-vous voulu faire un parallèle avec votre héroïne Cléa qui est en recherche de lumière sur son avenir ?

Oui, c’est très juste, c’est tout à fait ça. Il y a aussi tout cette dimension de savoir à qui est adressé cette comptine, aux enfants. C’est le côté magique, on ne comprend pas trop les paroles quand on est enfant. En réalité cette comptine a une double lecture, enfant mais aussi adulte et très grivoise. En fait, cette désillusion dont vous parliez au début, qui pour moi s’invoque. Quand j’ai appris que cette chanson avait un double sens ça m’a créé une sorte de désillusions, pas forcément traumatique mais quand même.

C’est comme la Mère Michel…

Exactement, c’est hyper violent comme histoire. Pour moi ce sont des chansons qui sont importantes parce qu’elle parle de choses crus mais avec beaucoup de légèreté. En fait, en tant qu’enfant, on les entend et seulement après elles prennent du sens.

C’est subliminal…

C’est ça ! Pour moi c’est cohérent par rapport à la magie, par rapport à tout ce que raconte l’album. En fait, c’était une histoire alchimique. C’était un peu les magiciens de l’époque, les alchimistes qui pouvait transformer le plomb en or. Et je voulais raconter mon histoire de cette manière-là. Passez de la partie magique à un monde réel.

Il y a encore une histoire de tromperie là-dedans ?

Exactement ! Pour moi cette chanson c’est une histoire de tromperie d’un certain point de vue.

On commence à tromper l’enfant, déjà !

Tout à fait, et c’est ça que je trouve super intéressant.

Vous avez évoqué dans un précédent interview que vous désiriez faire un parallèle entre votre album précédent et celui-ci pouvez-vous être un peu plus explicite ?

Si on analyse un peu l’album, en réalité, c’est exactement les mêmes thématiques que Lettres perdues. Il y a le passage de l’enfance au monde adulte, du refus de grandir et d’accepter le deuil. Or, la mort est présente dans Pierrot. Et le fait que la mort est un problème de non-acceptation en réalité, de déni. Je voulais en parler au travers d’une histoire d’amour et en fait, c’est des sujets qui pour moi sont prégnants, qui font partie de ma vie. L’intention de l’album, c’est aussi de provoquer une réflexion sur ce que l’on est, comment on a vécu mais sur ses propres choix aussi. Je partage vraiment un moment de ma vie avec toutes mes réflexions et je pense que l’on est tous concerné par ça, en fait.

Premières Lettres, premier album chez Glénat, a remporté un vif succès à sa sortie. Aussi, avez-vous ressenti une pression particulière lors de la réalisation de celui-ci ?

Ouais, ouais, j’ai senti une attente. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai été obligé de le sortir vite. Parce que je me suis mis une pression que je me suis mis un peu tout seul. J’ai eu besoin de le sortir vite pour que justement m’autoriser à me dire : « Ok, t’as fait deux albums qui pour toi font sens. Et maintenant tu as le droit de prendre du temps pour la suite ». J’avais envie de montrer que le premier album, ce n’était pas de la chance, que je savais écrire.

Ce n’était pourtant pas le premier ?

Le premier qui se faisait remarquer, oui ! L’attente je la ressentais tellement fort que je me suis dit, je ne vais pas vous faire attendre. L’attente je la ressentais moi-même et c’était fort désagréable. Je suis assez challengé pour pouvoir sortir cet album très vite. J’aurais aimé prendre plus mon temps mais voilà, c’est comme ça, l’album est sorti et je suis très content qu’il soit sorti comme ça. Maintenant, j’essaye de me détacher de tout ça, de toute cette pression et de repartir de manière plus saine. Et le prochain album aura encore cette dimension qui finira par me libérer de plein de choses. Il y aura encore des réflexions que je n’ai pas poussé dans les deux premiers albums qui pour moi vont conclure, vraiment sur ce que j’avais envie de dire sur la liberté, sur la condition de pourquoi on fait ça et pour quand on choisit telle ou telle mode de vie etc. C’est important pour moi d’en parler. Je pense que dans ma vie, j’ai mis trop longtemps parfois à comprendre, j’ai été pas mal conditionné, j’ai mis du temps à m’extirper de mes propres conditions.

J’en connais beaucoup comme ça.

Mais oui, et il faut forcément du temps. J’ai rencontré un jeune cet après-midi en séance de dédicaces qui m’a dit que le personnage a mis trop de temps à se libérer, ce à quoi j’ai répondu : « Tu verras quand tu seras plus âgé, qu’on ne se libère pas si facilement et rapidement que ça ».

Concernant Mon ami Pierrot, après quelques semaines de parution, quel retour avez-vous eu de la part de votre public mais aussi des critiques ?

J’ai un retour très enthousiaste, j’en ai même qui ont préféré cet album-là plutôt que Lettres perdues, ce qui m’étonne. Et a contrario, il y en a qui font un rejet complet par rapport au premier. J’ai même reçu des messages agressifs vis à vis de Pierrot.

Qu’est-ce qui les a gênés ?

Je ne sais pas, ils ne le disent pas ! Peut-être un sentiment de mal être alors que dans le premier, il y a plutôt un sentiment de bonheur. En fait, je me demande ce qui les touche dans le personnage.

Quelle technique a été utilisée pour réaliser cet album ?

100 % numérique, à la tablette Cintiq et avec le logiciel Photoshop contrairement à Lettres perdues où j’avais un crayonné en tradi. J’ai bien aimé  le réaliser entièrement en numérique parce que j’ai l’impression que j’ai été au bout, pas forcément de la technique numérique mais de moi, de ce que je pouvais ressentir.

Je verrais très bien ce scénario et ce dessin exploité pour faire un dessin animé y avez-vous songé ?

À mon niveau, oui ! En fait, je vois mes bandes dessinées comme des films. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que le cinéma m’influence beaucoup. Concernant les couleurs, j’ai préféré le traitement de Lettres perdues, seulement là, les palettes que j’ai utilisées font plus sens avec le récit. Je pense que j’ai vécu plus émotionnellement ce bouquin que le précédent et ça se ressent notamment dans les couleurs. Il y a eu dans celui-là une approche plus mécanique, moins réfléchie sur les couleurs car j’étais plus capté par mes émotions.

Votre dessin oscille régulièrement au fur et à mesure des cases entre le dessin franco-belge et le manga. Pouvez-vous nous éclaircir sur vos influences ?

Oui, c’est vrai ! C’est du à l’émotion ! Je fonctionne beaucoup dans mon dessin à l’émotion. Quand il y a un moment il se passe quelque chose, mon dessin se transforment un peu. Les visages se déforme. Et pour moi, des fois il va y avoir un visage assez malaisant, ça renforce les émotions. Du coup, les visages sont moins statiques et ça a du sens pour moi.

Vous êtes un lecteur de bandes dessinées ?

J’en lis toujours, mais j’ai beaucoup moins de temps qu’avant.

Vos influences, c’est Taniguchi, Moebius ?

Pas trop Taniguchi, énormément Moebius mais aussi Miyasaki, j’ai lu beaucoup de mangas. En franco-belge, en réalité même Tintin, c’est du digéré, mais Tintin m’a beaucoup influencé. Il y a énormément de bandes dessinées qui m’ont marqué et en réalité beaucoup plus le manga dans les mangas par exemple, ils n’ont pas peur de déformer les personnages pour aller capter l’émotion très rapidement. Ça permet d’aller à l’essentiel et pour moi c’est ça que j’aime bien, c’est ce que j’ai envie de laisser.

Combien de temps faut-il pour réaliser un album pareil ?

Pour cet album, un an bien complet, entre l’écriture et la réalisation. C’est un album qui été beaucoup plus difficile à faire pour moi, du fait qu’il fallait mener de front la promotion de Lettres perdues, beaucoup de sollicitations, un déménagement.

Quelle relation de travail entretenez-vous avec l’éditeur ?

Son rôle a été très important. Ça va souvent un peu dans tous les sens dans ma tête et l’éditeur a su me recadrer.

Cela sous-entend, bon nombre d’aller et retour ?

Je ne fonctionne pas comme ça, j’envoie des pavés. D’abord le script, puis mon storyboard qui est mon crayonné en général et ensuite on débriefe. Ça ne me dérange pas de refaire des planches, d’en rajouter. J’ai besoin d’une vision globale sinon ça me perd dans le fil. J’ai besoin d’être dans mon histoire tout le temps et d’avoir une vraie vision globale sinon je ne pourrai pas maîtriser mon récit.

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Bernard Launois
09/03/2023