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Entretien avec Éric Stalner (1/3)

Eric Stalner
Éric Stalner © Manuel F. Picaud / Auracan.com

« Sincèrement, je suis vraiment heureux de faire ce métier... »

Stalner, c’est d’abord une signature commune, celle de deux frères qui se sont fait un nom ensemble dans la bande dessinée avant de se faire un prénom. Éric et Jean-Marc se sont séparés en 1999 et poursuivent depuis une carrière chacun de leur côté. Éric Stalner a su rebondir en accentuant son trait réaliste enlevé, en multipliant les projets de qualité et les fructueuses collaborations et en diversifiant ses méthodes de travail. Attiré par le Bouddhisme, ceinture noire de karaté, amoureux de la vie et de ses plaisirs, il dégage une humanité rare et irradie une authentique culture.

Au sein de la rédaction d'Auracan.com, à l'heure où Éric Stalner s'apprête à clore la Croix de Cazenac, et a récemment lancé en solo ou – fort bien accompagné des séries aussi diverses que la Liste 66, Voyageur, Flor de Luna... tout justifiait un dossier spécial pour découvrir cet auteur complet, à la vie intérieure riche et particulièrement romantique... Un dossier spécial auquel nous avons tout naturellement associé Pierre Boisserie, son complice en écriture sur de nombreuses et belles séries.


Éric Stalner est né le 11 mars 1959 à Paris 14e, rue Giordano Bruno. Il s’amuse à y voir deux signes. Giordano Bruno était un philosophe de la Renaissance accusé d’hérésie, brûlé vif pour avoir démontré la pertinence d’un univers infini, peuplé d’innombrables mondes identiques au nôtre. Et sa date de naissance correspond aux débuts du soulèvement du peuple tibétain face aux menaces du pouvoir chinois sur le dalaï-lama.
Je suis peut-être la réincarnation d’un moine tibétain qui s’est pris une balle dans la tête par un Chinois. J’y ai beaucoup pensé quand je me suis intéressé au bouddhisme tibétain. Je me suis dit, si ça se trouve, c’est normal, c’est karmique, je retourne là parce que j’ai vécu au Tibet dans une autre vie.

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extrait de la planche 5 de Maiheig T3 © Éric et Jean-Marc Stalner / Dargaud
On connaît moins votre côté karatéka et officier de réserve…
Je n’ai jamais passé une deuxième dan. Cela me gonflait. J’ai eu ma ceinture noire et ensuite terminé. Ma ceinture noire a été une grande fierté. C’était plus important que mon Bac. Comme mes épaulettes d’officier de réserve. Je sais que ce n’est pas bien vu dans la BD, mais j’aime bien cela. Cela dit, je n’ai pas continué. J’avais besoin d’aventures. Je voulais même être para. Je ne suis pas fondamentalement militariste, même si je suis issu d’une famille de militaires. Disons que je n’ai pas la haine de l’uniforme.

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la Croix de Cazenac, illustration inédite
© Stalner - Boisserie / Dargaud
courtesy Galerie Daniel Maghen
Comment vous êtes-vous intéressé à la bande dessinée ?
J’avais 10 ans lorsque j’ai réalisé mes premières BD avec mon frère Jean-Marc – il est mon ainé de deux ans, je travaillais comme un petit goret, lui c’était vachement propre, super beau… Les études ne m’intéressaient pas, j’ai quitté le lycée en Première. J’ai quand même passé mon Bac en candidat libre. Je l’ai passé avec mon frère qui s’était planté deux ans avant. Du coup, on a préparé le concours des Beaux-arts ensemble, car on a toujours voulu faire du dessin. Pas forcément de la BD. Jeunes, on lisait Marvel et d’autres comics américains de l’époque, les Strange. Au concours des Beaux-arts, on s’est vautrés royalement. Les épreuves consistaient en un dessin d’un nu, un dessin d’imagination et enfin la présentation d’un book de dessins. Mon frère m’a battu, j’ai eu 5/20, lui 5,5 ! [rires]

L'avez-vous ressenti comme un échec vexant ?…
Ça nous a fait un choc, mais ce fut une chance pour nous ! Si nous étions entrés aux Beaux-arts, nous n’aurions pas fait de la BD, mais de la peinture. Nous nous sommes retrouvés dans la BD beaucoup plus tard. Mais nous avons toujours vécu du dessin. Nous voulions vivre de ce qu’on aimait faire. Je saute des étapes : nous avons fait des couvertures de disques, de la publicité, travaillé dans des journaux. Et nous avons vraiment attendu avant de nous lancer dans la BD. Ce fut presqu’un hasard...

De quelle manière cette orientation de carrière a-t-elle été acceptée par vos parents ?
Cela n’a posé aucun problème. Maman a fait l’école du Péret. Elle voulait devenir créatrice de costumes pour le théâtre. Et puis elle s’est mariée et n’a jamais travaillé dans son domaine. Mon grand-père maternel a été peintre à sa retraite, pas un très grand peintre, mais il a fait pas mal d’expositions aux États-Unis et en France. Officier de marine, il avait dirigé un réseau de résistance en 1940, suivi De Gaulle et créé le service des barbouzes. Je suis très fier de lui. Donc l’art remonte quand même sur trois générations ! Côté paternel, ingénieur le père, le grand-père, l’arrière grand-père. Mes parents étaient divorcés et donc mon père n’a pas eu son mot à dire. Mais je crois qu’il a été content. Pendant des années, notre grand-mère paternelle nous a quand même demandé quand nous allions avoir un vrai métier. C’est vrai qu’au début on a galéré. Ensuite c’est un métier comme un autre, sauf qu’on s’amuse plus que beaucoup d’autres ! Je suis vraiment heureux de faire ce métier-là !

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extrait de la planche 1 de Voyageur cycle Futur T1 © Stalner - Boisserie / Glénat
Parmi les thèmes qui reviennent dans votre œuvre, il y a notamment le début du XXe siècle…
C’est vraiment un moment de l’histoire qui compte énormément. Les deux frères de ma grand-mère maternelle sont morts à une semaine d’intervalle à 19 et 21 ans. Ma grand-mère était persuadée – on est une drôle de famille ! – que mon frère et moi sommes les réincarnations de ces deux frères ! Mon arrière grand-père paternel a fait la guerre du côté allemand sur un cuirassier...

La période de 1914 est donc pour vous l’occasion d’approfondir cette époque-là ?
Oui, et je la trouve graphiquement intéressante et historiquement fascinante. Le monde a connu quelque chose d’effrayant. C’est plus important que 1939-45 qui découle de la guerre 14-18, de tous ces nationalismes de la fin du XIXe et du début de XXe siècle.

Et côté peinture, lorsqu'on observe attentivement vos dessins, nous avons l'impression que vous aimez, et vous rapprochez, du XVIIIe siècle…
Oui, en effet, et aussi de toute la pensée romantique du XIXe. Je suis assez proche de la peinture de Caspar David Friedrich. C’est un retour à une vision, pas totalement païenne, mais, en tous les cas, moins chrétienne avec des influences plus liées à la nature et à la mythologie. On y retrouve forcément des ruines romaines ou grecques, des représentations des Dieux germaniques etc. C'est vrai, j’aime bien la grande période romantique allemande que l’on voit dans cette peinture-là...

Vous lisez beaucoup, allez souvent au théâtre et regardez beaucoup de films. J'imagine que cela alimente vos albums et leur donne de la profondeur...
Cela me paraît essentiel. Quand on regarde les yeux de mes personnages, j’aime qu’on ait l’impression qu’il y a quelque chose derrière. L’œil ne doit pas être vitreux, un simple élément du décor ou du visage. L’œil doit transporter une partie du personnage. Et celui-ci doit avoir une histoire, une chair, une existence, une profondeur. C’est vraiment essentiel ! Je ne suis pas un grand maître en scénario, en intelligence narrative. Je ne suis pas un grand spécialiste pour tenir en haleine les lecteurs, mais j’essaye de construire des personnages attachants. Mais je cherche à ce que mes personnages aient une forte histoire personnelle, de forts caractères, pour créer un peu de sens. En revanche, je n’ai pas envie d’introspection. Je n’ai pas envie de mettre en BD mon histoire personnelle. Je suis assez secret...

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extrait de la planche 38 de la Croix de Cazenac T6 © Stalner - Boisserie / Dargaud
Mais vous retranscrivez autrement une part de vous au travers de vos personnages et de vos histoires…
Oui, forcément. Tout ce que j’aime, on le retrouve dans mes albums. Je n’aime pas trop réfléchir là-dessus, mais il y a des raisons si j’aime dessiner les ruines ou la nature. Pour la nature, je veux bien chercher quelques explications. Pour les ruines, j’ai peur que ce soit plus inquiétant qu’autre chose. J’ai toujours aimé cela, les peintures d’Hubert Robert, ou du Piranèse : les ruines de Rome au Moyen-Âge, ce sont des décors que j’adore !

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extrait de la planche 34 de Blues 46 T1
© Stalner - Moënard / Dargaud
Vos personnages ont souvent des gueules. En êtes-vous conscient ?
J’aime les gens un peu abimés. J’ai du mal en BD avec les personnages trop parfaits genre Alain Delon. Des physiques à la Jean-Paul Belmondo me correspondent mieux. J’aime les gens qui ont vécu des drames intérieurs, qui sont allés au fond d’eux-mêmes et qui remontent à la surface. Je suis pareil : je n’abandonne jamais, je n’abandonnerai jamais. J’aime me battre dans la vie, cela me paraît essentiel. Alors forcément, en BD, j’aime les gens qui se battent, sur qui tout tombe et qui s’en sortent !

Avec votre frère Jean-Marc, vous êtes rapidement devenus auteurs complets en créant la série Fabien M...
Nous avons toujours aimé raconter des histoires. J’ai l’impression que mon frère s’en passe aujourd'hui, puisqu’il ne scénarise plus... Pour moi, c’est impossible de ne pas être à l’origine de ce que je dessine. J’aime vraiment beaucoup qu’une idée née dans mon imagination se concrétise sur le papier et devienne quelque chose de réel. Fabien M. ou Étienne de Cazenac existent vraiment. Ce sont des personnages que j’ai au fond de moi et qui ont presque pris leur envol. Ils existent même en dehors de moi.

Vous avez arrêté la collaboration avec votre frère Jean-Marc...
Au cours de la série le Fer et le Feu, Jean-Marc a souhaité poursuivre seul son chemin et moi le mien.

Vous avez depuis démarré une fructueuse collaboration avec Pierre Boisserie. Comment l’avez-vous connu ?
Nous nous sommes rencontrés au festival de Buc, il y a plus de 10 ans. Pierre était dans l’organisation de ce festival, et on a d’abord parlé de son métier de kiné, un beau métier. Nous avons rapidement sympathisé. Ensuite, il m’a montré les choses qu’il faisait, et je lui ai proposé de travailler ensemble...

Vous aviez besoin de retrouver quelqu’un avec qui travailler ?

J’aime bien travailler en équipe, écrire des co-scénarios. Avec Pierre, on a un fonctionnement très particulier qui me plaît. Je ne sais pas si j’ai envie de le faire avec d’autres. Avec lui, cela se passe bien ! On se connaît bien, il connaît mes défauts, je connais les siens : si j’en ai très peu, il en a beaucoup ! [rires]

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extrait de l'intégrale le Cycle du Loup
la Croix de Cazenac © Stalner - Boisserie
Dargaud - courtesy Galerie Daniel Maghen
Parlez nous du fonctionnement particulier qui existe entre vous deux…
C’est un fonctionnement qui n'est pas sérieux du tout : nous travaillons comme des mômes ! Nous nous réunissons et nous nous racontons une histoire. Nous créons plutôt des synopsis agrandis que des scénarios extrêmement construits. Nous aimons rester libres. Surtout moi, côté dessin. Je m’accorde toujours le droit de rajouter des idées. Bien sûr quand nous travaillons ensemble, je l’appelle et nous en parlons. Lui aussi quand il rajoute des choses aux dialogues. Quand nous travaillons ensemble, nous établissons l’histoire, je fais le découpage – étape importante qui donnera le rythme – et il écrit les dialogues tout à la fin après les couleurs. C’est un autre truc que j’avais instauré. Ça fonctionnait déjà comme ça avec mon frère. Quand je dessine, je sais ce que les personnages vont dire, mais je ne leur mets pas encore les mots en bouche. Je vois après. C’est l’ajustement.

À quoi tient l’osmose qui existe entre vous deux ?
On a établi une fois pour toute une règle : on ne garde une idée que si nous sommes d’accord tous les deux. Sachant qu’on est assez objectifs, on reconnaît l’avis de l’autre, on ne met pas notre orgueil au premier plan. Et on s’amuse plutôt bien quand on écrit. Ensemble, on sort les idées essentielles. On construit une grosse ossature. Ensuite, il affine un peu lorsqu’il réécrit. J’affine à mon tour quand je découpe. Il finit d’affiner, il fait la dentelle autour quand il fait les dialogues. On a à la fois un travail collectif et individuel...

... et alternatif…
Oui, on a une grande part de liberté chacun. Et, à la fin, nous obtenons une route qui serpente et qui tient bien !

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Fabien M. © Éric et Jean-Marc Stalner / Dargaud - courtesy Galerie Daniel Maghen
C’est un fonctionnement assez atypique...
C’est sûr ! On est à la fois très différents et en même temps, nous avons en commun une culture proche. Certes, cette culture n’est pas la même. Pierre a lu plus de romans de science-fiction et de polars ; je suis plus classique, même dans ma formation. Je suis plus intéressé par la philosophie, les religions ; Pierre connaît davantage la musique. Il est très fort en comics, moi pas du tout. Mais nous avons une même curiosité ; il me semble qu’on se complète parfaitement. En tout cas, au niveau boulot, cela se passe vraiment très facilement. Il n’y en a jamais un qui essaye de passer devant l’autre. Notre règle n’est pas simple. C’est pour cela qu’on réfléchit le moins possible chacun de notre côté pour garder notre spontanéité ensemble et éviter qu’on s’attache à une idée sur laquelle on a réfléchit seul. Après, si l’autre ne le ressent pas, c’est plus dur. Alors dès que j’ai une idée, je l’appelle. Pareil pour lui, il m’appelle dès qu’il a en une. Mais la plupart des idées, on les a quand on est ensemble.

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extrait de la planche 9 de la Liste 66 T1 © Stalner / Dargaud
Au final, à quoi ressemble vos synopsis ?
Nos histoires tiennent en deux pages et demi. Après, je fais mon découpage. Certains pourraient peut-être dire qu’on manque de rigueur, mais nous ne le sentons pas comme cela. C’est notre façon et notre plaisir de travailler. Et pour nous cela fonctionne. Peut-être pourrions nous être meilleurs si nous faisions différemment, mais ce n’est pas sûr. En tout cas, nous aimons cette façon qui est la nôtre.
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extrait de la planche finale de Ange Marie © Stalner - Ettori / Dupuis
À suivre...

Propos recueillis à Toulouse par Manuel F. Picaud en août 2008
Propos présentés et introduits par Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
© Manuel F. Picaud / Auracan.com

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Manuel F. Picaud
08/09/2008