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Entretien avec Roger Leloup

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Roger Leloup

A 72 ans, Roger Leloup affiche une forme éblouissante. A l'occasion de la sortie du premier volume de l'intégrale Yoko Tsuno, ce passionné de Jules Verne et d'Edgar Poe revient avec nous sur la genèse de sa carrière et de son héroïne.

Il se prend une ambulance

Roger Leloup n'a pas 7 ans quand la seconde guerre mondiale éclate. Pendant quatre ans, il grandit sans son père qui est en captivité du côté de la Russie : «  J'étais un petit garçon très solitaire. Ma mère a énormément pleuré durant cette période, car, pendant quatre ans, nous ne savons pas si mon père allait revenir un jour. La région que nous habitions (Verviers) était très proche de la frontière allemande. J'étais aux premières loges pour voir toutes les horreurs de ce conflit. Des blessés, des morts sont tombés sous nos fenêtres. Il y a eu des gens fusillés. J'ai eu très peur. Ce sont des situations qui forcent l'imaginaire. Je me suis donc créé des univers peuplés d'êtres fantastiques pour échapper à ce quotidien effrayant.  »

 

Le jeune garçon vouait déjà une passion aux histoires en images. Une passion qui lui coûta une grande frayeur : «  J'étais un lecteur assidu de bandes dessinées. Je ne lisais pas moins de sept revues dont Bimbo, Bravo, Cœurs Vaillants, Héroïc-Albums, Spirou… que j'achetais au kiosque de la gare. Un jour emporté par mon enthousiasme, alors que je venais de recevoir l'argent pour me procurer mes magazines, j'ai bien failli me faire écraser. Je me suis aplati contre une ambulance qui amenait des blessés à la gare. La face ensanglantée, je me suis retrouvé dans le train vers Liège avec les Américains…  »

Plus de soixante ans après, il se souvient de la personnalité difficile de sa grand-mère : «  Dès que je faisais une bêtise, elle marmonnait que je n'avais rien de bon dans le corps, que je ne ferais jamais rien de bon dans la vie. C'est le genre de chose qui marque un jeune enfant. Il faut faire très attention. Car, à force de répéter ce genre de propos, les enfants finissent par le croire…Et ils perdent de leur assurance.  »


Ci-dessus :
extrait du Septième Code




Ci-contre :
la maquette en bois de l'avion imaginé par Roger Leloup

Entre mises en plis et shampooings

Le père du petit Roger, une fois la guerre terminée, ouvre un salon de coiffure. Et c'est entre les mises en plis et les shampooings que le gamin grandit : «  Avant de faire du dessin, je lavais les têtes de vieilles mémères, qui m'avaient connu tout gamin. Franchement, j'aurais préféré des jeunes. (Rires). Je n'aimais pas trop l'école. Je n'étais pas fort en math. Mais j'adorais tout ce qui était scientifique. Et j'avais pour prof de dessin, Monsieur Maréchal –le père du dessinateur de Prudence Petitpas. Il m'avait encouragé à persévérer dans le dessin et avait suggéré à mon père de m'inscrire à St Luc. Sur quoi mon père avait dit : D'accord, mais si tu n'as pas 80% à Noël, tu reviens laver des têtes ! J'ai eu 90% !  ». Le voilà donc à Liège, à faire des croquis de sphères, de pots, de bougeoirs. Curieusement, c'est par le biais du salon de coiffure de son paternel qu'il entre en contact avec Jacques Martin, l'auteur d'Alix : «  Jacques Martin avait épousé une verviétoise, que je connaissais bien pour l'avoir embêtée avec ma voiture à pédales. Il venait chercher sa brillantine chez mon père. Et un jour, il me dit qu'il cherche un assistant pour les vacances d'été. Je lui soumets quelques dessinateurs de St-Luc. Sans succès. Je lui propose alors de réaliser moi-même un essai. Ce dernier est concluant. Je travaille ainsi chez lui durant les vacances. Et à la fin de ces deux mois, il m'a proposé de rester. C'est comme cela que j'ai débuté. Je dessinais des vieux avions, des vielles voitures. Il s'agissait d'illustrations pour les chromos de la collection Voir & Savoir. Hergé y ajoutait, par la suite, Tintin en costume de circonstance. A l'époque, on pouvait acquérir ces petites illustrations en échange des points Tintin.  »


Une des première esquisse de celle qui deviendra Yoko Tsuno (1968)

En route pour le studio

Trouvant plus pratique de rassembler ses petites mains dans un même lieu, Hergé crée son Studio à Bruxelles. Roger Leloup le rejoint finalement en 1955 après son service militaire. Il y poursuivra sa collaboration avec Jacques Martin sur des décors d'Alix. Mais il y produira surtout des décors pour les aventures de Tintin : «  Le premier décor que j'ai réalisé pour Hergé est celui de la gare de Genève dans L'Affaire Tournesol. J'ai aussi travaillé sur les chars dans la même histoire. C'était des choses que j'avais vues lors de mon passage à l'armée.  » Plus tard, il dessinera des voitures, des motos… et le fameux avion du milliardaire Carreidas dans Vol 714 pour Sidney . Encore marqué par son enfance, et malgré une incontestable maîtrise graphique, le dessinateur a du mal à se lancer dans un récit personnel : «  Je n'osais pas franchir le pas. Je n'étais pas capable de faire de la bande dessinée. Hergé, lui, en était capable. Au fond, cela m'arrangeait bien d'avoir quelqu'un au-dessus de moi qui surveille mes travaux. Jusqu'au jour où j'ai trouvé dans les œuvres d'Hergé et d'autres auteurs des choses qui m'ont interpellé. Ces dessins, je voyais comment je les aurais dessinés. Je voyais enfin avec ma sensibilité, ma personnalité.  »


Emilia et Yoko Tsuno dans Le Septième Code (2005)

Neil Armstrong sur la Lune

Alors qu'on attend que Neil Armstrong pose le pied sur la Lune, Roger Leloup se retrouve dans les locaux de la télévision nationale belge : «  Hergé m'avait « prêté » à Gérard Loverius qui était réalisateur, notamment des émissions scientifiques de Paul Damblon, à la télévision belge. En attendant que Neil Armstrong ne pose le pied sur la Lune, on m'avait demandé de faire un montage à partir d'Objectif Lune et de On a marché sur la Lune. J'avais donc eu l'occasion de voir tout le matériel technique utilisé à la télévision.  ». Nous sommes en 1968. Parallèlement à son activité au sein du Studio Hergé, le dessinateur noue des contacts avec Peyo, Vance, Jacobs… Il épaule Francis sur les aventures de Monsieur Bouchu . Puis il travaille avec lui sur une reprise de Jacky et Célestin , une série créée par Peyo : «  La reprise de Jacky et Célestin était destinée au Soir Illustré, le magazine où avaient été publiées les épisodes précédents. Hélas, lorsque nous présentons le projet, la place est prise… par Astérix. Je tente alors de le proposer chez Dupuis. Même refus. Ils ne veulent pas de personnages qui n'ont pas marché ailleurs. Il leur faut du neuf. Tillieux me suggère alors de modifier le récit en changeant les personnages principaux. Jacky et Célestin deviennent Vic et Pol. Je reprends aussi un personnage secondaire sans importance qui se trouvait dans l'histoire initiale : la sœur d'un Japonais. Celle-ci était fort sympathique et aidait Jacky et Célestin. C'est alors que, me souvenant des studios de télévision, je me dis : pourquoi ne pas créer une équipe de télévision qui fait des reportages sur des choses à la limite du possible. Le trio de l'étrange était né. Ce récit devait être publié dans Spirou, mais aussi en parallèle dans une revue allemande. Après dix pages, on m'a dit d'arrêter le temps que les Allemands se décident. Mais, bon, il fallait que je gagne ma croûte. On m'a donc dit de prendre le personnage le moins important et de l'utiliser pour faire des histoires courtes en attendant. J'ai pris Yoko. On a fait un référendum dans Spirou, et, contre toute attente, elle s'est retrouvée cinquième. Plus question de la laisser au second plan. Quand on regarde le premier album de Yoko Tsuno, jusqu'à la douzième page, Vic et Pol mène le jeu. A partir de la treizième, c'est Yoko qui mène la danse.  »

Roger Leloup quitte le Studio Hergé le 31 décembre 1969. Yoko Tsuno apparaît dans Spirou le 24 septembre 1970, près de deux ans après la première esquisse d'une jeune asiatique destinée à la reprise de Jacky et Célestin.


Extrait du Septième Code (Yoko Tsuno T24)

Roger Leloup et la maquette de l'usine que l'on retrouve dans Le Septième Code

Un passage à vide

Plus de trente-cinq ans après, Yoko Tsuno occupe toujours une grande place dans le cœur de son créateur, même s'il a fallu attendre presque quatre ans entre ses deux derniers albums : « J'ai vécu un moment difficile où je n'avais plus envie de travailler. Je me serais endormi et plus réveillé que cela m'aurait plu, s'il n'y avait pas eu les miens. Je savais que certains me mentaient. Cela correspond à la période où j'avais vendu les droits des dessins animés. J'avais l'impression qu'elle ne m'appartenait plus. J'avais l'impression qu'on ne me trouvait plus dans le coup. J'ai aussi dû me battre pour récupérer les droits de mes romans chez Casterman. Puis le temps a passé. On m'a dit de me distraire un peu. Et je me suis remis à faire du modélisme. Mais comme mon petit fils voulait aussi en faire et mon fils également, cela multipliait le travail par trois. Evidemment, on ne sait pas construire des lance-torpilles et des vedettes qui vont à 20km/h sur l'eau, des bateaux… et aussi dessiner. Je me suis donc octroyé une ou deux années plus sabbatiques. Finalement, j'ai repris les droits sur les dessins animés. Cela s'écartait complètement de l'esprit de la série BD. Je ne pouvais pas laisser faire ça. Ca m'a soulagé de la savoir à nouveau sous mon aile… complètement.  »

La prochaine histoire de Yoko se déroulera en Ecosse, du côté d'Edinburgh : «  On retrouvera Emilia dans cet épisode. Il y sera question d'une étrange télécommande qui rétrécit les objets. On y croisera une androïde pétrifiée depuis 70 ans…  ».


Roger Leloup dans son atelier
Propos recueillis par Marc Carlot en octobre 2005.
Copyright © Marc Carlot / Auracan.com 2006
Droits réservés. Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation préalable.
Photo de Roger Leloup © Marc Carlot 2006 / DR
Visuels © Roger Leloup, Dupuis

Pour en savoir plus...

Site officiel Yoko Tsuno
Le site officiel de Yoko Tsuno : une mine d'informations sur Roger Leloup et son héroïne
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Marc Carlot
28/06/2006