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Entretien avec Éric Stalner (3/3)

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Éric Stalner © Manuel F. Picaud / Auracan.com
« Je suis comme un marin : parfois j'ai envie d'être tout seul sur mon bateau, et parfois de naviguer à plusieurs. »

Dans son atelier toulousain, Éric Stalner planche presque tous les jours en écoutant France Culture. Son style enlevé évolue et s’affranchit de l’encrage. Sa collaboration avec d’autres dessinateurs lui donne le temps de mener de front plusieurs séries et d’assouvir son irrésistible besoin de création.

Coup de projecteur sur sa technique, ses relations éditoriales et ses nouveaux projets : Ils étaient dix et la Zone.

Troisième et dernière partie de notre rencontre exclusive avec Éric Stalner...


Côté dessin, êtes-vous vraiment autodidacte ?
Oui, j’ai juste pris des cours de nu pour la préparation du concours des Beaux-arts. Ça m’a manqué de ne pas faire une école parce que j’aurais gagné du temps. J’ai appris autrement. Je n’aime pas forcément ce que je fais, mais j’aime l’acte de création, l’émotion qu’elle dégage, le plaisir qu’elle me donne. Et parfois ça peut toucher au sacré. Quand je dessine un arbre, je deviens l’arbre. Je touche aux fondements de l’univers. Après, tant mieux si le résultat est beau, mais là n’est pas l’essentiel.

En vous regardant dessiner, on dirait presque que vous recopiez ce que vous imaginez…
C’est un peu cela. J’ai un peu de mémoire visuelle de ce que je dessine. Mais en même temps, ce que voit le cerveau, la main ne le reproduit pas toujours aussi bien qu’on le voudrait ! J’ignore si les autres dessinateurs fonctionnent comme cela, mais je vois le résultat possible de mon dessin. En dédicace, je mime parfois ce que je pourrais faire et je dis aux lecteurs que je pourrais faire ceci ou cela et dans ma tête je vois ce que c’est, mais eux ne voient évidemment rien – c’est un peu drôle mais moi je le vois effectivement.

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extrait de Ange-Marie © Stalner - Ettori / Dupuis

Est-ce pour cela que vous faites peu de travaux préparatoires ?

Je n’arrive pas à faire comme certains. J’ai vu les travaux préparatoires de Ted Benoît quand il a repris Blake et Mortimer. Quand il dessinait une pièce, il préparait d’abord le plan de la pièce avec la position de chaque objet. Fou ! Moi, je triche complètement. Je vois bien dans les films : ils font fabriquer des chaises plus petites ou plus grandes pour travailler des effets visuels à la caméra. Il faut tricher tout le temps. En dessin, c’est facile de changer la taille des objets ou de faire de faux éclairages.

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la Croix de Cazenac, projet de couverture
© Stalner - Boisserie / Dargaud
courtesy Galerie Daniel Maghen
Votre style a récemment évolué avec le T3 de la Liste 66 et le T4 de Voyageur : vous ne faites plus l’encrage.
Oui, je me plais à fonctionner comme cela. J’ai toujours des craintes, mais j’aime bien effectivement ce style plus naturel, moins figé. Je n’ai pas fait un changement révolutionnaire, surtout en cours de série. Je travaille avec un crayon noir : ça fait donc des noirs assez noirs. Mais le dessin est plus dynamique. Cela a renouvelé mon plaisir sur la Liste 66 qui m’ennuie à dessiner car cela est trop contemporain. Je préfère dessiner des ruines, de vieilles maisons et la nature. Dans le T3 de la Liste 66, j’ai trouvé cette inondation fort judicieuse. Et heureusement qu’il y a aussi les vieilles voitures…

Sur la Croix de Cazenac et Flor de Luna, vous avez choisi d’ailleurs de partager le dessin avec Siro et Éric Lambert. Comment le vivent-ils ?
J’ai l’impression que cela se passe bien. Je sais que c’est un peu des vacances pour Stéphane [Siro, ndlr]. Il encre, il s’amuse. J’ai une grande préférence pour le découpage et le dessin au crayon par rapport à l’encrage. Je n’ai aucune patience avec une plume et avec de l’encre mais je l’ai avec le crayon. Je suis capable faire des choses beaucoup plus compliquées au crayon en faisant vraiment attention tandis qu’à l’encrage, ça m’ennuie tout de suite. Au crayon, je peux gommer, ciseler. C’est comme si j’avais de la terre glaise que je peux modeler et remodeler.

Vous avez aussi le don de découper rapidement vos planches…
Certains vivent très difficilement la mise en page. Mon découpage n’est pas génialissime, mais il vient vite et se tient à peu près. Mon dessin est assez classique, mon découpage pas toujours. Je n’hésite pas à réaliser des cases de tailles différentes, à bouger la mise en scène et tout cela, je le fais effectivement vite. Je suis un peu contradictoire. D’un côté, je sais que c’est mon rythme. De l’autre, j’ai l’impression d’aller trop vite, de céder à la facilité de mon propre élan.

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extrait de le Fer et le Feu T3 © Éric et Jean-Marc Stalner / Glénat

Vous êtes considéré en général comme un dessinateur plutôt rapide. Combien de planches réalisez-vous en moyenne par mois ?

J’ai un peu baissé de rythme, mais je tiens à peu près 15 planches par mois. Donc, avec le scénario, un album me demande environ quatre mois de travail. 

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la Liste 66, recherche de personnages
©  Stalner / Dargaud
courtesy Galerie Daniel Maghen
En termes d’écriture, vous travaillez en équipe et en solo. Ressentez-vous le besoin d’alterner ?
J’aime beaucoup travailler en équipe. Pour le partage, l’émulation, ou tout simplement le plaisir de travailler ensemble, de trouver des idées différentes, d’appartenir à un groupe, de faire mieux. Je n’ai pas vraiment réfléchi à la question. Je le fais simplement parce que cela me plait. Ça me plait de le faire avec Pierre Boisserie et Éric Lambert sur Flor de Luna, ou avec Siro sur la Croix de Cazenac, ou avec les autres sur Voyageur. Et cela me plait d’être tout seul sur d’autres projets. Je suis comme un marin : parfois j’ai envie d’être tout seul sur mon bateau, et parfois de naviguer à plusieurs. Il ne faut pas tellement chercher plus loin que cela.

Fidèle des éditions Glénat, pourquoi avez-vous sonné chez Dargaud ?
C’est simple, Glénat n’a pas voulu éditer Fabien M. Ils ne l’ont pas senti. Dargaud était ravi de m’accueillir. Ils l’ont un peu regretté chez Glénat. Ils me l’ont dit plusieurs années après. C’est dommage.

Et vous avez également choisi d’aller chez 12 bis...
Dominique Burdot et Laurent Muller [directeurs éditoriaux des éditions 12 bis, anciens de chez Glénat, ndlr] sont des amis. Il m’a paru évident dans la mesure où ils étaient ravis de m’accueillir de faire quelque chose chez eux dès le démarrage de 12 bis. J’y ai donc signé Ils étaient dix : une nouvelle série qui se déroule au moment de la campagne de Russie de 1812. Le premier tome est normalement prévu en fin janvier 2009.

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extrait de Voyageur, cycle Futur T4
© Stalner - Boisserie / Glénat
Vous sortez cet automne le dernier volume du cycle Futur de Voyageur : deux mondes juxtaposés, un contrôle des matières premières et de l’énergie par un monde et un univers en déliquescence. Tout ceci se prépare dans le cycle Présent dessiné par Marc Bourgne et toujours coécrit par vous et Pierre Boisserie.

Le personnage de Markovic est central…
Oui, il est intéressant. Ce n’est pas un méchant ; il a de bonnes intentions. Mais on dit souvent que l’enfer est pavé de bonnes intentions. On saura au T4 qui est Markovic. Par ailleurs, Voyageur va voyager dans le passé parce qu’il a les preuves qu’il y a été à tels et tels endroits. Donc, si il y a été, il faut qu’il y aille. Il a une éthique dont il ne démord pas, il ne doit rien changer au passé. Au contraire d’un autre voyageur qui veut au contraire tout changer pour que tout cela n’existe pas. Ils vont devenir de plus en plus des frères ennemis. Comme souvent dans mes histoires, il y a des histoires de frères. Dans la période contemporaine, on montre le début de la destruction du monde.

La saga Voyageur est une habile construction autour du voyage temporel.
On va assez loin dans le truc car au cinéma, dans Retour vers le Futur, ils n’osent pas faire ce qu’on a imaginé. Dans Retour vers le Futur 2, Marty Mc Fly tombe amoureux de sa mère, mais il ne va pas coucher avec elle, alors que nous, en BD, nous pouvons tout nous permettre, aller jusqu’au bout…

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extrait de Voyageur, cycle Futur T2
© Stalner - Boisserie / Glénat
Est-ce amusant à écrire ?
Oui, mais c’est très dur. Notre histoire se tient, mais c’est à la fois très compliqué et très simple. On s’est vraiment amusés – je trouve cela génial – d’avoir été au bout de tous les paradoxes temporels, de toutes les possibilités. Sur Voyageur, il  ne me reste pas beaucoup de travail jusqu’au T13. Je ne fais plus le découpage des tomes suivants.

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extrait de Flor de Luna T1
© Stalner - Lambert
Boisserie / Glénat
Pour Flor de Luna, Pierre et vous avez travaillé avec un grand négociant genevois du cigare…
Avant de commencer cette série, nous avons eu une réunion de travail chez Jacques Glénat dans son appartement boulevard de Raspail. Et il y avait Laurent Muller et Gérard Vahé, le vendeur personnel de cigares de Jacques. Celui-ci est installé en Suisse. Sa famille d’origine libanaise est très connue dans le domaine. Ils fabriquent un peu des cigares, mais surtout, ils importent des cigares de Cuba. Gérard Vahé est dont un peu à l’origine du projet. Il nous a bien aidés sur le marché suisse question promotion.

Flor de Luna est une série annoncée en six tomes...
Si ça marche bien, je pense qu’on va continuer un peu. En fait, on a un peu changé notre fusil d’épaule. Au départ, le présent et le passé se côtoient d’une certaine manière et cela devait durer comme cela sur sept épisodes. Et puis on s’est dit qu’on ne devait pas tirer cette histoire du présent trop longtemps. Les gens risqueraient de s’y perdre. Nous allons donc régler plus rapidement le côté thriller du présent. Après on va réorienter différemment. On va faire des cycles de trois épisodes. L’histoire du passé 1820-1830 va se terminer au T3 en même temps que se termine l’histoire du présent.

Pouvez-vous nous parler de la genèse de vos deux derniers projets ?
Au départ, l’histoire se passait en Corse au début du XIXe siècle. Un môme vit dans une famille de gitans et se fait pourchasser. Il est considéré comme un enfant du Diable parce qu’on a découvert qu’il n’était pas tout à fait normal. S’il se croit normal, il s’aperçoit rapidement qu’il est différent. Il voit et vit dans des cercles différents. Il se retrouve au milieu d’animaux fantastiques, dans un monde mythologique un peu merveilleux. En parallèle, dans le monde normal, il est pourchassé par un méchant. Ce comte a un frère qui a le même problème mais qui l’a toujours caché. Son but est de dépecer ce gamin pour découvrir de quel mal souffre son frère. Ou de le tuer car c’est un enfant diabolique. En fait, cet enfant est le fils d’un satyre. Le comte est un ancien officier napoléonien. En réfléchissant à cette histoire et à ces personnages, j’ai commencé à lire sur l’épopée napoléonienne. En redécouvrant toute la fascination pour ce petit bonhomme de tous ces types qui sont allés se faire crever la paillasse, je me suis dit qu’il fallait que j’en fasse une histoire à part. J’ai donc séparé tout cela.

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extrait inédit de Ils étaient dix T1
© Stalner / 12 bis
Cela donne Ils étaient dix. Quel est plus précisément son pitch ?
En septembre 1812, Napoléon rentre victorieux dans Moscou. En novembre, il fuit. Arrivés à 600.000, les Français ne sont plus que 100.000 à repasser la frontière. Ils ont laissé un grand nombre de blessés à Moscou en se disant que les Russes s’en occuperaient. Mais les Russes les ont tous tués. L’histoire s’intéresse à un médecin militaire resté sur place car son meilleur ami – un officier lui aussi – est blessé et intransportable. Mais il doit aussi quitter la ville. Il part avec 12 hommes et une femme. Mais dans le groupe, quatre hommes sont en fait des salauds. Ils ont pris une fortune à l’ennemi et abandonnent les dix autres en pleine Russie, attachés aux arbres… Ils étaient dix raconte la survie de ces dix personnages dans le froid, la peur, les loups, les cosaques… À la fin, il n’en restera qu’un qui reviendra en France pour se venger. Un côté Monte-Cristo aussi. Mais lui va rester dix ans esclave. À l’époque, il arrivait que les Cosaques capturaient des Français et les vendaient comme esclaves chez les paysans. Mon personnage va être esclave avec deux autres types, jusqu’au moment où il pourra s’échapper…

Ce triptyque sera publié chez 12 bis.
En effet, le T1 sort en février 2009. Au cours du premier épisode, les neuf soldats et une jeune fille russe sont abandonnés et essayent de s’en sortir. Dans le T2, les survivants essayent de s’en sortir et le héros devient esclave. Et dans le T3, il parvient à s’échapper et se venge. J’aime bien le personnage principal. J’ai des idées pour après si cela plait aux gens et si j’ai toujours envie. Cela se passerait en France…

Et donc, par ailleurs, vous avez imaginé une série sur ce gamin, Gil
Effectivement, mais je ne vais plus la faire finalement. Cela se serait passé en Sicile au début du XXe siècle. Gil aurait navigué entre deux mondes, le réel et le mythologique. J’ai réfléchi depuis. C’est une histoire que j’aime bien et que j’ai envie de dessiner. Mais il me manquait une troisième dimension, une résonnance possible de l’histoire sur une envie de parler de quelque chose qui me touche, sur la Nature, sur ma vision du monde. J’avais envie d’un héros qui m’implique dans l’histoire. Et j’ai donc un nouveau projet en cours de signature chez Glénat. C’est une histoire très romanesque qui me plait, que j’ai envie de dessiner et qui me donne l’occasion de m’impliquer.

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extrait inédit de Ils étaient dix T1 © Stalner / 12 bis

Ce nouveau projet s’appellera la Zone. Quelle en est la trame générale ?

En 2040, un terrible virus inventé par les scientifiques part de Londres, détruit très rapidement une grande partie de la population humaine et en décompose totalement la société. L’histoire démarre 70 ans après, en 2113, en Angleterre. Les gens sont confinés dans leur territoire depuis la propagation du virus. Ils craignent de le quitter par crainte et par ignorance. L’un des habitants est le personnage principal, Bredech, vivant à l’écart de sa communauté, rejeté du fait de son érudition. Il est le seul à posséder une vieille carte de l’Angleterre. Mais la jeune Keira la lui vole et s’enfuit du territoire avec deux jeunes amis pour découvrir autre chose que ce monde figé. Bredech se sent obligé de partir à sa recherche et donc de s’aventurer aussi en terres inconnues. Il va être confronté à d’autres territoires, d’autres systèmes que celui dans lequel il vit depuis toujours. En cherchant à sauver Keira, il rencontrera un autre personnage, un scientifique d’origine australienne, Julius B. Timpleton. Ce dernier s’aperçoit que l’Angleterre a été volontairement abandonnée et laissée à l’état de la nature sauvage tandis que le reste de la planète n’est pas complètement détruite. L’humanité reste encore « conquérante ». Les trois personnages vont donc essayer de retourner à la « civilisation », l’un pour y retourner et les deux autres pour la connaître.

En fait, vous vous intéressez aux fondements de la société humaine.
Il y a dans cette série un côté Balade au bout du monde et un côté Jérémiah. Je vais essayer de démontrer l’équilibre précaire et très difficile entre la nature et la culture, entre la connaissance et l’instinct, entre le collectif et l’individuel. Comment l’homme peut-il survivre ? Comment et pourquoi choisit-il souvent soit de se réfugier dans l’ignorance, soit d’aller dans la connaissance, mais très souvent pour se détruire ou détruire ce qui est autour de lui.

Propos recueillis à Toulouse par Manuel F. Picaud en août et octobre 2008
Propos présentés et introduits par Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable

© Manuel F. Picaud / Auracan.com

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Manuel F. Picaud
24/10/2008