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Entretien avec Alain Robet

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Alain Robet

À l ‘occasion de la parution de Masque d’Argent, deuxième tome de la trilogie de cape et d’épée maritime Gabrielle B. (éditions Emmanuel Proust), nous vous proposons de découvrir cet entretien avec Alain Robet, initialement paru dans le dossier qui accompagnait le tome 1 de cette excellente série d’aventure…

Alain, en toute logique, tu as été le premier lecteur de l’histoire de Dominique…

J’ai eu la chance d’être le premier témoin de l’idée de Dominique, cette vision d’un duel qui allait devenir l’histoire de Gabrielle B. J’ai tout de suite été emballé par cette histoire de corsaires, mais qui n’aurait pas été traitée au premier degré, mais présentée comme un récit à tiroirs riche d’une intrigue psychologique forte. À Granville, en 1993, lorsque Dominique m’a évoqué son idée de série, j’ai su immédiatement que nous ferions cette histoire ensemble. J’avais envie de sortir de l’historique pur, d’aller vers le récit d’aventures…

Pour quelle raison ?

Sortant tout juste de la réalisation d’histoires de villes en bande dessinée, des ouvrages souvent didactiques, je souhaitais faire un album d’aventure et affronter le circuit commercial classique. Jusque-là, mes histoires de villes étaient diffusées à une échelle locale, ce qui n’était d’ailleurs pas inconfortable : ces ouvrages, en toute logique –les lecteurs sont souvent intéressés d’avoir l’histoire de leur ville racontée en bande dessinée– ont connu des ventes assez conséquentes. Cette expérience m’a surtout permis de me constituer une documentation très importante et m’a offert la chance de rencontrer un certain nombre d’historiens pointus, spécialistes de leur époque et de leur sujet. Grâce à cela, tout le matériel documentaire étant entre mes mains, je pouvais y puiser pour mettre en scène Gabrielle B.

Pourquoi cette prédilection pour la bande dessinée historique ?

Bien que dessiner l’époque actuelle ne me rebute pas, je trouve plus intéressant de traiter les époques passées, cela permet souvent de mieux comprendre le présent. L’âme humaine ne change pas, une série de bande dessinée située dans une époque révolue permet de traiter de thèmes actuels tout en les positionnant, de façon plus dépaysantes en termes de décor notamment, dans le passé. Depuis l’adolescence, j’ai un goût prononcé pour l’histoire. Au cours de mes études de droit à la faculté de Rouen, j’ai systématiquement choisi les options historiques afin de profiter des cours de très bons professeurs d’histoire qui privilégiaient non pas l’histoire événementielle mais l’histoire des institutions, des sociétés, des idées politiques à travers les époques.

Quelles sont tes techniques pour reconstituer des lieux d’autrefois ?

Habitué à dessiner des récits historiques, je suis toujours la même démarche pour reconstituer un lieu disparu. Pour retrouver l’aspect réaliste des lieux, je réalise sur place plusieurs photographies. J’y repère les vieux bâtiments encore debout, et compare les lieux actuels avec d’anciens plans ou de vieilles gravures. À partir de ces confrontations, je reconstitue petit à petit les rues, les places, les bâtiments… Ayant réalisé plusieurs histoires de villes en bande dessinée, je dispose d’une importante documentation. Selon les besoins, je la complète avec diverses recherches, menées conjointement avec Dominique, dans des bibliothèques et, en ce qui concerne Gabrielle B., aux Archives de la Marine de Brest et de Cherbourg.

Tu réinventes également un passé plausible…

En effet, il m’arrive aussi d’inventer un édifice à partir d’éléments anciens. Prenons l’exemple de la demeure du vieux Saint-Geai [l’un des personnages de la série Gabrielle B., ndr]. Je suis parti de deux malouinières, ces élégantes demeures d’armateurs de la région de Saint-Malo, dont j’ai retenu certaines formes, les allures générales, les volumes et les proportions. J’ai préféré inventer le manoir de Saint-Geai plutôt que de dessiner fidèlement un château existant dans la région de Granville, de peur de choquer les descendants des propriétaires, ou les actuels occupants, puisqu’il accueille, dans notre récit, des aristocrates aux desseins peu recommandables… Pour compléter cette demeure, j’y ai ajouté une tour plus ancienne, ainsi qu’un pigeonnier, symbole seigneurial par excellence, qui prend modèle sur celui de l’abbaye de Mortemer, près de Rouen.

Gabrielle B. est aussi une série maritime. Comment fait-on naviguer, aujourd’hui, des bateaux disparus ?

Pour le bateau de Gabrielle, j’ai opté pour un cotre. J’ai pris pour modèle « le Renard », le navire de Surcouf. Il s’agit d’un bateau quasi contemporain de l’époque de la série. Caractéristique de la Manche dans ces années-là, aussi bien sur les côtes françaises qu’anglaises, ce type de bateau est souvent représenté sur les gravures de l’époque. Je suis parti de la réplique contemporaine du « Renard » en confrontant photos et cotations avec l’ouvrage que l’archéologue naval Jean Boudriot a consacré aux cotres de la fin du XVIIIe siècle. On pourra me reprocher de ne pas avoir doté Gabrielle d’une bisquine, bateau typique de Granville et Cancale, bien que l’on en aperçoive à la fin du premier tome… La bisquine servait essentiellement pour la pêche, tandis que le cotre, extrêmement rapide et maniable, était le bateau des corsaires et des contrebandiers. Il était donc logique que Gabrielle, femme corsaire, navigue sur ce type de bateau. En comparant les documents et les répliques actuelles de ces cotres, il est amusant de remarquer que les voilures ont été modifiées. Autrefois, le cotre était beaucoup plus toilé. Tout un savoir-faire a disparu : ces voilures étaient bien plus complexes dans leur maniement. Aujourd’hui, on ne saurait pas les manœuvrer, il a donc fallu les simplifier et les alléger.

Et pour ce qui concerne les modes et les costumes des personnages, comment t’y prends-tu ?

Pour les personnages, leurs tenues, leurs coiffures, leurs armes, les tableaux de l’époque m’aident énormément. Signés par de petits maîtres peu connus, de nombreux tableaux et gravures représentent les guerres vendéennes et leur contexte. Il me suffit de les regarder, de les étudier, en les comparant avec des ouvrages didactiques, des encyclopédies comme la fameuse Encyclopédie des costumes et des armes de Liliane et Fred Funcken. L’iconographie de cette époque est bien connue, il ne m’est pas bien compliqué de me documenter sur cette période.

Comment parviens-tu à différencier graphiquement les nombreux protagonistes de votre série ?

Afin de différencier les personnages intervenant dans le récit, je réalise des études préalables. C’est amusant d’observer Dominique quand elle découvre quelle tête j’ai donné à l’un de ses personnages ! Il arrive qu’elle ait une idée préalable qui ne correspond pas du tout à mon dessin… Comme mes confrères, je sais très bien que certains types de physionomies ne vont pas fonctionner sous mon crayon. Il ne faut surtout pas chercher à brider son trait. Je dois aussi faire attention à certains automatismes acquis avec les années de pratique. Pour obtenir des physiques variés, il existe une technique assez simple : composer les visages à partir de formes géométriques différentes de manière à obtenir facilement la répétition propre au dessinateur de bande dessinée qui doit figurer de nombreuses fois le même personnage. Il peut aussi m’arriver de partir d’une photographie, sans chercher à la recopier, mais pour y attraper un élément physique, une attitude, une expression. Ainsi, pour donner un exemple qui va vous étonner, j’ai utilisé une photographie de David Douillet pour imaginer la tête d’Hugues. On retrouve aussi des expressions de Dominique dans mes héroïnes, notamment Gabrielle, alors qu’initialement j’étais parti d’un portrait d’une mannequin argentine, Valéria Madzza. Comme quoi…

J’imagine que la création d’une telle série est constituée de nombreux échanges avec ta scénariste…

Pour tout dire, lors de la phase de découpage des planches, mes échanges avec Dominique sont très rapides. Forcément, comme nous nous connaissons très bien et sommes très complices, elle m’indique peu de détails dans son scénario. Je vois très rapidement que ce qu’elle attend d’une scène. Bien sûr, il peut arriver, quand je lui montre mes premières ébauches, qu’elle me conseille de changer tel détail ou telle attitude. C’est vrai, la réalisation d’un album doit être basée sur l’échange…

Peux-tu nous évoquer les coulisses de l’histoire de Gabrielle B. ? Il s’agit d’une longue saga…

En effet !… Initialement, ce projet devait paraître au Téméraire, un éditeur chez qui j’ai publié les histoires de Vannes, Brest et Quimper, et qui a eu la très mauvaise idée de faire faillite alors que le premier tome de la série était quasiment achevé. Rapidement, les éditions Glénat m’ont proposé de dessiner Le Chevalier, la Mort et le Diable, une série de Patrick Cothias qui m’a occupé jusqu’en 2001. Entre-temps, avec Dominique, nous avons publié Mémoire de Fée, un livre illustré narrant une biographie imaginaire racontant l’histoire des fées des origines à nos jours. Nous sommes revenus à la bande dessinée avec une dizaine de courts récits fantastiques, variant les genres et les registres, qui ont été publiés en langue bretonne dans le magazine Meuriad avec un parti graphique auquel je tenais : changer de style graphique à chaque épisode. Pour en revenir à la genèse de Gabrielle B., l’année dernière [en octobre 2004, ndlr], à l’occasion de la préparation d’une exposition à Brest, tu es tombé sur les planches de la série. Peu de temps après, tu en as parlé à l’éditeur Emmanuel Proust à qui le projet a plu. Ainsi, cette série qui nous tenait particulièrement à cœur, et qui restait un réel regret, renaît aujourd’hui.

As-tu retouché tes planches pour cette édition ?

Si j’ai profité de cette reprise pour effectuer quelques modifications sur les planches, j’ai surtout réalisé une nouvelle colorisation, plus aboutie je crois. Ces dernières années, j’ai beaucoup travaillé les couleurs, j’ai commencé à peindre, notamment des marines… Cette nouvelle version de la mise en couleurs de Gabrielle B. s’en ressent certainement.

Une petite anecdote pour clore cet entretien ?…

À propos de mes peintures, j’avais laissé vides les cadres décorant les intérieurs des diverses demeures où se passe l’action du premier tome, pensant les faire directement sur les bleus de mise en couleurs. La technique ayant évolué depuis, je me suis amusé à intégrer mes propres toiles dans ces cadres. Je laisse le soin aux lecteurs d’en découvrir le nombre…

Propos recueillis par Brieg Haslé en janvier 2005.
Tous droits réservés © Brieg Haslé / EP Éditions
Reproduction interdite sans autorisation préalable de l’auteur et de l’éditeur
Le portrait d’Alain Robet est © Alain Robet / Tous droits réservés

Visuels extraits de Gabrielle B. - T2: Masque d'argent © Alain Robet, Dominique Robet, EP Editions
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Brieg F. Haslé
18/09/2006