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Entretien avec Jacques et Pierre Ferrandez

Ferrandez
Pierre et Jacques Ferrandez / DR
« Cuba Père et Fils est un livre à double entrée... père-fils ! »

Jacques Ferrandez était l’invité d’honneur du festival Culture Plagne 2008. L’occasion, pour Auracan.com, de l’interroger longuement sur son nouveau livre, Cuba Père et Fils, réalisé avec son fils Pierre, tout heureux d’être là, et qui n’hésite pas à intervenir au cours de la conversation quand une idée, une image, lui trotte dans la tête. Les propos glissent presque de soi, d’une idée à une autre, d’un souvenir vers une information sur le pays, d’une rencontre vers une découverte. Une bien belle invitation au voyage autant qu’une belle expérience père-fils, les yeux plein d’étoiles… Avec quelques notes d’humour qui montrent leur complicité.

Pourquoi un livre sur Cuba, alors que l’on attend Jacques Ferrandez plus sur des sujets méditerranéens ?

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extrait de Cuba Père et Fils © Jacques
et Pierre Ferrandez / Casterman
Jacques Ferrandez : Pour créer la surprise, pour réveiller le lectorat ! Plus sérieusement, et très honnêtement, c’est une question de circonstance, de hasard. Fin juillet 2007, nous revenions d’un voyage en famille, et nous avions pas mal dessiné tous les deux, surtout Pierre. Patrick de Saint-Exupéry, rédacteur en chef de la revue de reportage XXI, qui tient à avoir une trentaine de pages de BD-reportages à chaque numéro, m’a contacté pour que je propose un sujet. Les délais étaient très courts, le temps de trouver un sujet, de partir sur place, de revenir, de faire un scénario, de réaliser les trente pages demandées... J’ai évoqué Cuba, en racontant ce qui bougeait là-bas, la transition du pays après le retrait progressif de Fidel Castro, plein d’histoires, de rencontres avec des gens sur place, puisque nous avions logé en partie chez l’habitant...
Pierre Ferrandez : Et un coup de cœur visuel, quand même. Tout ce que nous avons vu, les couleurs...
JF : Évidemment, nous avions beaucoup d’images. Nous avons fait part à Patrick de Saint-Exupéry de tout cela, des sujets à développer, et de l’aspect visuel parfaitement adapté à un récit en images. La discussion s’enflamme, je pars dans l’idée d’une histoire dessinée à deux, avec des choses différentes exprimées par deux générations. Il nous dit : « OK, mais en respectant la règle de XXI, c’est-à-dire, quand nous commandons un reportage à l’auteur, il va sur place pour nous. Donc, pas de dérogation, vous retournez à Cuba ! » Il nous fallait juste trouver un créneau de vacances, parce que Pierre est étudiant. Nous nous sommes décidés pour Noël, sachant qu’il fallait remettre les planches vers le 20 février. Le côté urgence était bien aussi. En même temps, j’en ai aussi parlé à mon éditrice, comme XXI me laissait les droits, et comme nous avions plein de choses en plus dans nos carnets que nous n’utiliserions pas pour XXI. On pouvait donc envisager un album qui reprenne la BD et développe en plus un aspect de carnet. Ce qui fait que dans la foulée, la BD terminée, j’ai enchaîné sur l’album, travaillant les textes, redessinant certaines choses, intégrant la BD dans le corps du livre, etc. Pour revenir à la question initiale, ce qui est bien avec Cuba Père et Fils, c’est que, même si j’ai pris un peu de retard sur le T10 des Carnets d’Orient, je préfère privilégier ce genre d’aventure géniale, quitte à décaler d’autres projets. C’est un autre média, de la presse, et, dans ce cas, en plus, un très bel écrin. Un des avantages de notre métier est de pouvoir prendre des directions imprévues. Nous pouvons réagir vite sur un projet, y aller, avec une envie, une énergie qui, à l’arrivée, se sentira dans les pages.

 

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XXI, couverture du n°2 © XXI et les auteurs
XXI, un bel écrin pour le récit sous toutes ses formes

La revue XXI est un trimestriel dont le principe est tout ce qui concerne le récit au sens large. Créé par Laurent Beccariat et Patrick de Saint-Exupéry, XXI en présente les différents univers : des textes – « dans un format qui n’existe plus dans la presse française », selon Patrick de Saint-Exupéry, rédacteur en chef de la revue –, des photos, des récits documentaires télé, des récits graphiques. Le tout, précise-t-il, « en portant le récit à son maximum, c’est-à-dire sans encadré ni rien qui entrave la lecture ».

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Patrick de Saint-Exupéry, rédacteur en chef de
la revue XXI / DR
Pour le récit graphique, que le rédacteur en chef considère comme « une autre façon de raconter », la revue XXI commande « une histoire vraie. Les dessinateurs racontent ce qu’ils ont vu sur place, nous acceptons leur regard, en évitant tout point de vue de notre part. Ils disposent, comme pour les autres formes de récit, de trente pages. Les auteurs BD ont une vraie attirance pour ce type de récit, et nous défrichons une terre presque vierge. Il y a relativement peu de choses encore dans ce domaine ». Le n°1 de XXI s’est ouvert par une traversée de la Méditerranée sous la plume et le dessin de Jean-Philippe Stassen ; Jacques et Pierre Ferrandez ont donc officié dans le n°2 ; CMax s’est attaché, dans le n°3, à raconter un entrepreneur en Inde. Dans le n°4, qui sort en octobre, Denis Deprez, auteur notamment d’Othello, traitera de la Chine. Pour la suite, le rédacteur en chef annonce déjà Jean Harambat, qui parlera de la France et des paysans – « parce que le voyage est aussi à côté de chez nous » –, puis l’Américain Joe Sacco.

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Cuba Père et Fils à la une de XXI n°2
© Jacques et Pierre Ferrandez / XXI - Casterman
Cette revue haut de gamme et sans publicité, est disponible en librairies et non en kiosques. Mais a-t-elle sa place dans le paysage éditorial ? Il faut croire que oui, puisque, comme s’en réjouit Patrick de Saint-Exupéry, pas moins de 100.000 exemplaires ont déjà été vendus pour les trois premiers numéros (chacun étant imprimé à environ 40.000 ex.).

M. du G.

Propos de Patrick de Saint-Exupéry recueillis en septembre 2008
le blog de la revue XXI


Justement, en regardant les pages, on sent à la fois du croquis jeté, avec des impressions, des images à prendre tout de suite, sur l’instant, sur le vif, d’autres choses revues le soir à l’hôtel, enfin des images vraiment travaillées a posteriori. À l’exemple de la double page 40-41, sur le « malecón », la grande « promenade des Anglais » de La Havane…

JF : Oui. Nous ne nous sommes pas privés de prendre des photos sur place, c’est indispensable comme aide-mémoire pour retravailler certains dessins. Là, je voulais plusieurs éléments : à la fois les passants sur le « malecón », les pêcheurs en contrebas au bord de l’eau sur les rochers, les voitures décapotables, les façades des immeubles. Difficile à réaliser sur place, à moins d’y passer la journée, pour détailler chaque élément. Au retour d’un voyage, j’aime aussi récupérer cinq ou six vues dans mes photos, et faire une image en fonction de ce qui m’est resté dans la tête. Ce que je n’ai pas eu le temps de dessiner sur le vif. L’album contient beaucoup de dessins de ce genre.

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extrait de Cuba Père et Fils © jacques et Pierre Ferrandez / Casterman

Sans compter un texte qui donne des indications, sans entrer dans le carnet ou guide de voyage…
PF : Ce n’est pas un truc hyper personnel dans lequel on raconte que les tartines du petit-déjeuner n’étaient pas bonnes ce matin, etc. Les textes que papa a écrits ne sont pas nombrilistes, mais sont là pour décrire une situation générale, mettre l’accent sur certains points qui nous ont marqués…
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© Ferrandez / Casterman
JF : Dans mes carnets de voyage, depuis le début, j’évite le principe du journalier qui serait publié comme un fac-similé, un carnet réalisé au fur et à mesure et dans lequel je m’interdirais toute retouche. Les carnets de voyage de Delacroix, maître-étalon dans le domaine, n’ont pas été faits pour être publiés, mais pour lui-même. La photo n’existait pas, il lui fallait prendre des notes, fixer ce qu’il voyait. Ces images lui ont servi ensuite toute sa vie dans sa peinture. Ses carnets contiennent à la fois ses dépenses de la journée, les choses qu’il a consignées sur ses rencontres, et les croquis, parfois simplement en noir et blanc avec des indications de couleurs écrites au crayon dans la marge. C’est vraiment un outil de travail qui lui a servi pour élaborer son œuvre plus tard. Bien plus tard, ses carnets ont été publiés, ils sont devenus une sorte de point de départ, de charte, presque, pour le carnettiste en voyage. Pour certains, il faut garder la fraîcheur de l’impression du moment. Pour ma part, je fais des livres. Évidemment, la subjectivité est essentielle, mais elle est aussi tempérée par des réflexions, des textes un peu plus « larges ». Je fais des livres sur des pays, des situations. Je suis allé dans des endroits où le contexte était parfois difficile, comme à Sarajevo [les Tramways de Sarajevo, Casterman, 2005, ndlr]. J’essaie de donner des éléments de compréhension aux lecteurs. Je me renseigne, je lis, pour étayer mon propos sur le pays. Voilà le cocktail que j’essaie de réaliser, entre des choses très personnelles, des rencontres avec des gens ordinaires au hasard du voyage, et parfois des portraits de gens un peu plus emblématiques du pays, des cinéastes, des peintres ou des écrivains, comme dans Retour à Alger (en 2006). Il n’y a pas de règle, mais ce que j’aime bien aussi, c’est réaliser un travail d’édition, c’est-à-dire pas un simple fac-similé. D’ailleurs, je ne ramène pas un carnet, mais plusieurs en général, de différents papiers et formats, tout comme Pierre. À partir de cette matière, je conçois un livre, dans lequel j’inclus un maximum de choses pouvant intéresser les lecteurs. Comme, ici, la transition entre Fidel Castro et son frère Raúl. C’est une approche à multiples entrées.
PF : Cela peut aussi concerner des discussions avec des gens rencontrés. Nous avons discuté avec un Cubain qui étudie le français à l’université de La Havane [voir la page 58, ndlr], sur les jeunes, la musique, la politique, la société, que papa réinjecte ensuite dans les textes, un mélange d’impressions et d’informations qui ne sont pas du ressenti de notre part.

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© Ferrandez / Casterman
À la fois du ressenti, du vécu, des informations et de la vie réelle…
JF : Nous portons aussi la parole de gens rencontrés qui nous racontent leur vie, leurs difficultés, avec qui nous avons sympathisé et grâce à qui nous avons pu avoir des conversations, puis des visites privilégiées de certains quartiers. Tout cela existe à travers les notes dans les carnets, sur place, mais, sans pour autant tout ressortir tel quel ni même in extenso.

Comment Pierre s’est-il retrouvé dans ce projet ? Et quelle est la part de l’un et celle de l’autre ? Était-ce une volonté de transmission père-fils ?
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extrait de Cuba Père et Fils © Jacques
et Pierre Ferrandez / Casterman
JF : C’est vraiment le hasard si nous avons fait ce livre ensemble. Nous nous sommes retrouvés au même moment au même endroit, à croiser nos impressions, aussi. D’ailleurs, nous n’avons pas forcément vécu tout à fait les mêmes choses, parce que Pierre était plus attiré et attirait plus les jeunes de sa génération – et les attirait plus. Ce que nous avons fait dans cet album, c’est aussi une astuce par rapport à notre scénario, c’est une approche de ce qui se passe à Cuba entre les générations, entre les vieux révolutionnaires compagnons de Fidel depuis les années 1950 et les jeunes de 20 ans qui rêvent d’autre chose. C’est un livre à double entrée père-fils, parce que nous avons réalisé ce travail à deux, mais aussi parce que nous racontons une histoire de deux générations là-bas.
PF : Pour la petite histoire, Cuba Père et Fils était le nom de code pour la revue XXI. Nous n’avions pas encore trouvé de titre. Donc, quand papa parlait avec Patrick de Saint-Exupéry de notre travail, ils parlaient naturellement de Cuba Père et Fils. Au moment de trouver un titre pour la parution de la bande dessinée dans XXI, c’est le titre qui paraissait le plus évident…
JF :  … et du coup, nous l’avons aussi gardé pour l’album. Mais il ne s’agit vraiment pas de transmettre le témoin, l’héritage ou que sais-je. Je ne sais pas si Pierre va continuer dans cette voie.
PF : Pour moi, c’est une expérience que j’ai évidemment acceptée. Déjà, j’ai la chance de pouvoir voyager avec mes parents. J’ai 20 ans, pourtant, j’étais en vacances en Corse en famille avec mon frère et ma mère cet été. J’accepte toujours ces séjours avec joie. L’année dernière, c’était à Cuba, cela ne se refuse pas.
JF : Il y a deux ans, en 2006, nous sommes retournés pour la troisième fois au Québec, où nous avons beaucoup d’amis. J’ai dit à ma femme Sylvie que c’était sans doute notre dernier voyage avec les deux garçons, puisque Pierre avait 18 ans. Nous n’avions pas encore décidé où aller au printemps 2007. Un soir, comme beaucoup d’amis nous parlaient de Cuba, j’ai émis l’idée d’y aller. Les deux garçons ont dit tout de suite : « On vient. »
PF : Et voilà. J’aime bien dessiner, tout le temps et partout. Donc, pendant notre séjour à Cuba, j’ai rempli un carnet et demi, les gens qu’on prenait en stop, les paysages, les maisons… Un peu de tout, dès que nous avions un peu temps, seul ou avec papa. Nous avons un peu une même approche du voyage par le dessin, et je n’aurais jamais imaginé être publié. Et quand papa m’a proposé, j’étais un peu intimidé. Mais voilà…
JF
[tenant le livre entre les mains] : Regarde, Pierre, franchement ça tient le coup ! Par contre, il dessinait la journée, et se mettait à la gouache le soir. Il a vraiment beaucoup travaillé.
PF : C’est ma méthode de travail. Je dessine assez jeté sur le moment ; je mets rarement la couleur tout de suite, parce qu’il faut sortir la gouache, les pinceaux, etc., il faut tout de suite une table, ce n’est pas très pratique. Donc je lance le dessin sur place, avec parfois quelques petites annotations. Par contre, le soir, quand on a un peu de temps, chez des gens ou à l’hôtel, avant de se coucher, je finalise pendant que les impressions sont encore fraîches, je mets des couleurs.
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extrait de Cuba Père et Fils © Jacques
et Pierre Ferrandez / Casterman

JF : Comme Delacroix, tout pareil !
PF : Ouais, sauf que je ne vais pas supporter la comparaison !
JF : Ou alors, tu peux ne pas supporter Delacroix, prétentieux va !
PF : Dans le carnet, seuls quatre ou cinq dessins ont été réalisés après.
JF : Tu en as fait très peu après coup. Moi, j’en ai fait plus. Par rapport à la tenue d’un livre, je pense que si je me contente de croquis jetés sur place, cela ne rend pas forcément compte de ce que j’ai vu. Ce n’est pas complet, il y a une question de temps à passer sur chaque dessin. J’aime le dessin en couleurs sur lequel on peut s’attarder, d’après des photos coup de chance, attrapées à la volée. On est en voiture, on voit quelque chose, clac, une photo, parfois il n’y a rien, c’est flou, et parfois c’est dedans…
PF :  … d’ailleurs, Vincent et moi nous sommes occupés de faire les photos « officielles ». Mon frère et moi nous passions donc l’appareil dans la voiture. Après, papa réinjecte les éléments…
JF : Des dessins rapides, du croquis sur quatre-vingts pages, cela devient un peu lassant au bout d’un moment. Pour cette raison, je me permets de reprendre des dessins au retour. Sans compter que cela me replonge dans le voyage, cela m’évoque des petits instants, prendre du temps à mettre les couleurs me fait repartir. Un vrai pouvoir d’évasion. C’est pour cette raison que certains dessins sont plus « habités » que d’autres, d’autant plus si j’écoute à ce moment-là des CD de musique cubaine achetés sur place à des musiciens que nous avions rencontrés. Je me suis vraiment remis dans l’ambiance en réalisant ce livre, aussi bien pour le texte que pour les dessins.

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extrait de Cuba Père et Fils © Jacques
et Pierre Ferrandez / Casterman
Justement, à propos de musique cubaine, de quoi s’agit-il ?
JF : Je ne suis pas du tout un spécialiste, nous avons rapporté des CD de musiciens sans doute obscurs, mais ce sont d’abord des rencontres.
PF : Des coups de cœur, aussi. Sinon nous n’aurions pas acheté les CD…
JF : Ah si, la musique de l’Oriente, de l’Est, notamment. C’est de la musique paysanne, à l’accordéon, parfois avec des instruments plus rudimentaires. Sans oublier les classiques, Compay Segunda, Eliades Ochoa… Nous avions rencontré des musiciens, dont Miguel [voir la page 44, ndlr] en juillet, dans les vieux quartiers de la Havane. Les musiciens ne viennent pas dans un endroit par hasard, en s’entendant avec le patron. Ils sont assignés à un établissement, jouent deux jours et se reposent deux jours, en alternance avec un autre groupe, et sont appointés par le gouvernement. Ils ne peuvent pas vraiment vivre de ça ; ils bricolent donc des enregistrements, des CD, voire des DVD, qu’ils vendent ensuite. Nous avions sympathisé avec des musiciens en juillet ; en revenant en décembre, la première chose que nous avons faite a été de reprendre contact avec eux, puisque nous savions où les trouver. Miguel nous a invités chez lui pour le réveillon de Noël. Il avait préparé un cochon grillé, invité sa famille mais aussi d’autres gens de passage, un Japonais étudiant à New York, des Américains – qui faisaient presque un acte de militantisme en venant à Cuba, puisqu’il n’y a pas de vol direct. Et la télé avec le son à fond toute la soirée. Puis Miguel a arrêté la télé, pris sa guitare, puis quelqu’un a saisi une autre guitare… C’était sympa. Je suis retourné encore une fois au restau, et le bassiste m’a passé sa basse, et j’ai fait un ou deux morceaux avec eux. C’est vraiment gratifiant de jouer avec des musiciens cubains.

Ferrandez
Jacques Ferrandez
© Casterman
Un joli petit cadeau de fin d’année

Une élégante intégrale des premiers Carnets d'Orient, un nouvel album en préparation annoncé pour 2009, la série-phare de Jacques Ferrandez a encore de beaux jours devant elle. Pour le plus grand bonheur des lecteurs ! Précisions du principal intéressé...

Ferrandez
Carnets d'Orient, intégrale du
1er cycle ©
Ferrandez / Casterman
Jacques Ferrandez, outre Cuba Père et Fils, vous avez aussi une actualité avec les Carnets d’Orient...
L’intégrale des cinq premiers sort en un volume en octobre. Pour me faire plaisir, j’ai réalisé une couverture comme du temps de l’époque de la collection souple Studio (A Suivre) avec grand rabat, pour les nostalgiques des premiers albums. Pour couronner le tout, j’ai conçu et réalisé le vrai-faux carnet du peintre Joseph Constant, un joli petit 48-pages, couverture toilée, qui reprend certaines images du premier album. Surtout, en m’appuyant sur les éléments contenus dans le premier album, j’ai bouché les trous, avec de nouveaux dessins et avec les textes de Joseph Constant qui raconte sa propre histoire. Cerise sur le gâteau, en plus du petit carnet, le livre est préfacé par Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur, dont on connaît les liens avec l’Algérie et les liens passés avec Camus. Il m’a écrit un  joli texte très personnel. L’intégrale compte 368 pages de bandes dessinées, dans un format un peu plus réduit que les albums cartonnés, plus le petit carnet de 48 pages, le tout sous blister.

Et le prochain et dixième album des Carnets d'Orient est en cours...
Compte tenu de Cuba Père et Fils, il a effectivement été décalé. Je vais essayer de le sortir au premier semestre 2009. Le canevas du scénario est pratiquement finalisé. Je suis encore plongé dans les lectures sur la période, très compliquée et très riche, des deux dernières années de la présence française en Algérie, c’est-à-dire de janvier 1960, date de fin du tome 9, à juillet 1962, avec quelques petites ellipses. Je vais aborder la question de l’OAS (Organisation de l’armée secrète), le putsch des généraux en avril 1961, l’exode des pieds-noirs, à travers la suite et la fin des aventures de mes personnages. Je dois donc trouver une conclusion à la vie algérienne de certains d’entre eux, jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. Le travail du scénario doit tenir compte de ces événements historiques, pour nouer ou dénouer tous les derniers fils de la vie de mes personnages dans le pays. Mais ça y est, j’ai commencé à dessiner et les premières pages sont en route.

M. du G.


Ferrandez
extrait de Cuba Père et Fils
© Jacques et Pierre Ferrandez / Casterman
Une anecdote qui vous a vraiment marqués ?
JF : Nous avons rencontré un couple : un Français qui a longtemps travaillé dans l’île pour une grosse société internationale et qui s’est installé là-bas, et sa jeune compagne cubaine. Nous avions programmé de nous rendre dans la région de production de tabac, à l’Ouest, du côté de Piñar del Rio et de Viñales. Un ami paysan de ce couple habite dans cette région, et le couple avait l’intention de lui rendre visite. Le prévenir était difficile, car il n’y a pas de téléphone. Le couple nous a donc confié un message pour lui.
PF : Il faut dire que ce sont des amateurs d’art, des mécènes, qui avaient une maison assez exceptionnelle, chez qui nous avons découvert l’art contemporain cubain, super beau.
JF : L’art contemporain cubain est une vraie gourmandise, on en prend plein la tête. Quand je vois l’art contemporain en France, j’ai l’impression que je ne comprends rien ou que l’on se moque de moi. Là, on a envie d’en voir plus…
PF : Leur art est inspiré de la santeria, des orishas, les dieux d’origine africaine. La maison du couple est remplie d’œuvres de la sorte.
JF : Bref, nous sommes partis une journée avec un chauffeur dans une voiture assez folklorique et un guide dans l’Oriente, qui nous avait été conseillé par le correspondant de l’AFP. Ce guide, un fixeur dans le langage journalistique, s’appelle Hector dans le livre, ce n’est pas son vrai prénom – parce que je ne voulais pas non plus compromettre les gens qui nous ont parlé.
Ferrandez
extrait de Cuba Père et Fils
© Jacques et Pierre Ferrandez / Casterman
PF : Et nous avons donc rencontré l’ami paysan, à qui nous avons transmis le message. Il habite dans une vallée très belle [voir les pages 74-75, ndlr]. Des panneaux solaires ont été installés par des entreprises françaises pour fournir de l’électricité.
JF : Cuba s’est engagé dans une politique d’équipement en énergie renouvelable. Le pays avait accumulé un certain retard du fait de l’embargo américain. Des régions sans eau courante ni électricité, prennent parfois de l’avance technologique, comme cela s’est aussi passé avec la téléphonie mobile. Bref, le paysan dont nous parlions tout à l’heure a pris la lettre, l’a ouverte, il était vraiment content de la prochaine visite de ses amis.
PF : Il nous a fait entrer chez lui, une cabane simple. Il s’est installé tranquillement sur un fauteuil, a sorti ses feuilles de tabac d’une poche en plastique, et nous a roulé un cigare ! C’était super ! Je me suis retrouvé à fumer un cigare fait main !
JF : Il nous a même donné quelques feuilles, que j’ai scannées.
PF : Je ne suis pas fumeur de cigares, mais je l’ai gardé toute la journée. C’était vraiment magique. Un côté temps suspendu. Et nous avons croisé des paysans à cheval, de vrais cow-boys.
JF : Par ailleurs, le fait que notre guide parle français m’a permis de discuter avec lui dans la voiture – un endroit idéal pour parler librement. Nous avons testé le scénario que nous avions déjà élaboré. Il m’a confirmé que cela se passait effectivement comme ça, nous a parlé des désaccords avec son père, qui était un vieux révolutionnaire. Du pain béni pour moi. Cet échange m’a permis d’améliorer les dialogues.
PF : Il a fait partie des personnes qui nous ont conduit à modifier un peu le scénario, et à introduire la seconde génération, à inclure la mère.

Ferrandez
le « malecón », la grande promenade en front de mer
de La Havane vue par les Ferrandez père et fils
extrait de Cuba Père et Fils
© Jacques et Pierre Ferrandez / Casterman
La BD contient donc une large part de réel…
JF : Oui, mais cela faisait partie du contrat. Nous devions nous efforcer de coller au plus près du réel pour faire un reportage en bande dessinée. Par rapport aux BD-reportages publiés dans les n°1 et 3 de la revue XXI, nous avons un peu plus scénarisé notre récit, dans la mesure où nos personnages n’existent pas tels quels. Ils ont été construits sur nos rencontres, sur les choses vues et entendues. Trois générations coexistent, en fait : les vieux, toujours porteurs de la foi révolutionnaire, les quadras, comme la mère, élevés dans les jeunesses communistes, qui ont fait des études, qui ont souvent passé du temps en ex-URSS, qui reconnaissent les acquis de la révolution – l’éducation, la santé –, mais qui sont complètement désabusés ; enfin les jeunes, qui veulent consommer, un ordinateur, un téléphone portable, voyager. Mais nous avons beaucoup entendu : « Soy Cubano. » Une réelle fierté d’être cubain. Beaucoup rêvent d’une autre vie, mais sans pour autant avoir envie de quitter.

Propos recueillis à la Plagne par Mickael du Gouret en août 2008
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Mickael du Gouret
26/09/2008