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Paul Deliège (c) Daniel Fouss

Né en 1931, Paul Deliège a travaillé quelque 35 ans pour le journal de Spirou en y créant des personnages comme Cabanon, Bobo, les Krostons ou en animant Le Trou du Souffleur. Retraité depuis 1996, il est décédé le 7 juillet 2005.

Nous vous proposons de (re)découvrir cet auteur verviétois dans un entretien réalisé en 1995...

Contrairement à son nom, Deliège est un auteur verviétois. Grâce â Bobo, il a pu faire son trou dans la profession. L'homme des Krostons et du «Trou du souffleur» nous parle...

Bobo en mini-récit

Bobo vous permet-il de vous évader de la vie quotidienne?

Non, pas du tout. Je considère la vie quotidienne et le métier comme deux choses bien différentes.

Considérez-vous la vie comme une prison?

Oui, absolument! Alors là, totalement! (Rires).

Ne vous sentez-vous pas prisonnier de votre personnage?

Non, non. Je me sens prisonnier de tout, mais pas particulièrement de Bobo.

Vous avez beaucoup travaillé avec Rosy. Comment avez­-vous fait sa connaissance?

Je l'ai rencontré au bureau de dessin chez Dupuis quand j'ai été engagé.

Comment se passait votre collaboration?

Très bien, merci! (Rires). II trouvait les idées et j'imaginais les dialogues. II me remettait les 32 planches esquissées et je réalisais l'encrage.
A propos d'un mini-récit, il nous en est arrivé une bien bonne... Un matin, vers 10 heures, j'arrive à Bruxelles et Rosy me dit: «Paul, on a un récit à faire». Je lui réponds qu'il n'y a pas de problème. Et il ajoute: «Oui, mais c'est pour aujourd'hui!» Stupéfait, je demande: «Tu sais ce que tu vas faire?» «Non, aucune idée, mais le sujet, c'est Pâques.» Et on a démarré! A dix heures du soir, le réacteur en chef, Yvan Delporte, attendait le travail et je finissais les dernières indications de couleurs. Nous devons être les seuls à avoir bouclé un mini-récit en un jour !

Bobo dans la collection Gag de poche

Comment est née l'idée de Bobo ?

C'était en 1961. A l'époque, Rosy était directeur artistique chez Dupuis. Comme je travaillais avec lui sur des mini-récits dans Spirou, il me dit un jour: «tiens, si on faisait un mini-récit avec un petit bagnard qui essaye de s'évader... On l'appellera Bobo.» Et ça a marché ! Au départ, nous avions l'intention de n'en faire que trois maximum et depuis on en a fait des tas! Je suis d'ailleurs celui qui a signé le plus de mini-récits pour Spirou.

Vous aviez des échos des lecteurs sur la série?

Oui, on savait que ça marchait. Lorsqu'il y avait des référendums pour les mini­récits, Bobo arrivait toujours en tête.

Au départ, les premiers albums de Bobo étaient des petits formats...

Oui, c'était des mini-récits en 32 planchettes dans le journal Spirou qu'on devait découper, plier et agrafer soi­-même.
Par la suite, Bobo est passé en livre de poche. C'est Rosy qui a lancé l'idée en 1965 avec la collection «Gag en poche». Huit Bobo et deux Cabanon ont été édités sous cette forme. C'était bien avant les collections de BD en livres de poche actuelles; Rosy était un précurseur. Ensuite, il a été aux Etats-­Unis pour rameuter des dessinateurs américains. A l'époque, ça n'a pas marché terriblement car c'était un peu tôt pour lancer la mode.
Puis, quand on est passé de Delporte à Martens comme rédacteur en chef, c'en a été fini des mini-récits. Car chaque rédacteur en chef apporte ses nouvelles idées.
C'est alors qu'il a bien fallu se reconvertir dans les grandes pages de Spirou. C'était une autre façon de raconter avec plus de décors bien entendu.

Quelle difficulté graphique rencontre-t-on quand on travaille sur le peut format des mini-récits?

II faut éviter de faire trop de détails dans les décors. Cela doit rester lisible.

A-t-on l'intention de rééditer les mini-récits de Bobo recoloriés?

Non, pas chez Dupuis. Par contre, en Allemagne, chez Erich Pabel Verlag, ils ont réédité tout Bobo . Et ça m'a fait du bien au niveau des droits d'auteur, même si c'était le plus souvent mal dessiné.

Cabanon

Pourquoi y a-t-il eu des Bobo dessinés par Rosy seul?

C'est parce qu'à l'époque, il était parti avec le personnage. II faisait dans Spirou «Le Journal de Bobo», qui comportait, entre autres, des jeux. Les lecteurs ont trouvé que ce n'était plus assez BD dans le sens de raconter une histoire. Alors Rosy a abandonné Bobo et Dupuis m'a demandé de le reprendre en 1973.
Même si ce que j'ai fait était moins bon que Rosy, les lecteurs préféraient. Les goûts et les couleurs...
II y a d'ailleurs une histoire de Rosy que j'adore particulièrement. C'est celle où le directeur perd sa prison en jouant aux dés. (Rires). Rosy est un as! II habite Paris. C'est un grand illustrateur et publicitaire.

En 1962-63, vous avez signé avec Rosy «le Casque aux gants de planche». De quoi s'agissait-il?
C'était une histoire de 44 planches, parue dans Spirou, et qui, par après, a souvent été refusée. C'était destiné à devenir un «Gag en Poche». J'en avais réalisé la couverture quand l'éditeur, Charles Dupuis, y a mis son veto. Je ne sais pourquoi...
Bien des années plus tard, le rédacteur en chef, Thierry Martens, qui aimait cette histoire, a proposé de la sortir dans la collection «Péchés de Jeunesse». Mais là encore, refus du directeur, Philippe Vandooren. Pauvre «Casque aux gants de planche»!

Quel était le sujet de cette histoire?

C'était une tragédie antique où l'on faisait parler les personnages en vers de mirlitons. Ca se passe dans un théâtre à côté duquel se trouve la salle des coffres d'une banque. Pendant que les acteurs répètent cette tragédie antique, un complice creuse un trou dans le mur de la salle des coffres de la banque...

Il serait possible d'en faire un remake pour une histoire de Bobo...

Oui, bien sûr ! On peut toujours transposer vu que je travaille toujours les mêmes thèmes. Ca a d'ailleurs été le cas pour «La rançon de la gloire». Au départ, il s'agissait d'une histoire de Cabanon que j'avais dans la tête depuis 28 ans.

Les Krostons

Comment avez-vous trouvé les «Krostons»?

Tout d'abord, je ne me suis pas dit: «Tiens, je vais faire les Krostons !» C'est arrivé progressivement. J'ai trouvé l'idée des personnages se baladant sur une table à dessin. Puis, j'ai cherché dans les mots wallons pour le nom: «Kroston». Ce qui signifie un bout de pain, un croûton. Cela veut dire aussi une engueulade (recevoir un kroston).
Mais ce n'est pas la signification qui compte pour moi, c'est sa consonance. Comme Raymond Macherot avait trouvé Khrompire (pomme de terre). Cela faisait penser aux Carpates, la chaîne de montagnes en Roumanie où il y eut Dracula.
La première histoire des Krostons a été dessinée en réaliste par Piroton en 1967. Elle a été publiée dans Spirou et éditée sous forme d'album dans la collection «O.K.» chez Dupuis.

Il y a eu un pilote de dessin animé des Krostons...

Oui, mais heureusement le projet a avorté. C'est Dupuis qui avait insisté pour le proposer aux Américains. Pour le moment, il y a un jeune metteur en scène de la RTBF qui veut faire un long métrage des Krostons. Je n'y crois pas trop, mais lui, il y croit. Alors je le laisse faire...
Je n'aime pas beaucoup les transpositions des BD en dessins animés. La plupart du temps, c'est complètement raté ! Sauf Astérix et Dick Tracy en film avec Warren Beatty. Là, ils avaient même respecté le ton des couleurs BD jusque dans les vêtements et dans les décors. C'était formidable!

Pourquoi la série des Krostons s'est-elle arrêtée?

Parce que je l'ai décidé. Je devais faire un choix entre Bobo et les Krostons . J'ai préféré Bobo parce qu'il y a du gag. C'est plus comique. Je ne pouvais donc pas assumer seul deux séries à la fois. Ce qui fait que j'ai mis les Krostons de côté. Puis quelques années plus tard, j'ai eu envie d'y revenir. Mais Dupuis m'en a dissuadé en me disant notamment que les albums des Krostons n'étaient plus au catalogue. Alors je continue Bobo et c'est très bien ainsi.

Rêvez-vous, comme Bobo, d'aller à Acapulco?

Ah, sûrement pas! J'ai horreur du Mexique, du soleil, de la plage et tout ça! Je raconte ça parce que c'est tellement con que... (Rires).

Dormez-vous dans un lit à barreaux?

Ha! Quand j'étais petit, mais je me suis évadé depuis.

On vous enfermait dans un placard quand vous étiez petit?

On ne m'a jamais fait ça non plus. De toute façon, ce n'est pas moi qui ai créé Bobo, c'est Rosy. Je n'y suis pour rien!

C'est peut-être lui qui a eu tout ça?

II ne me l'a jamais dit mais...

Avez-vous un pyjama rayé?

Non! Même pas! (Rires).

Il y a eu un jeu vidéo de Bobo, qu'en pensez-vous?

Je ne l'ai jamais vu et ça ne m'intéresse pas du tout !

Comment naît une histoire de Bobo?

Elle peut naître de n'importe quoi. Ca part du gag. Je trouve d'abord les gags et je fais les ponts entre eux. C'est ainsi que je construis une histoire. C'est comme pour un puzzle: il faut trouver les pièces intermédiaires pour faire une histoire. Je procède de manière inverse à beaucoup d'autres qui échafaudent d'abord une histoire et mettent les gags ensuite.
Pour «La Prison Dorée», j'avais lu un fait divers dans le journal et cela m'a inspiré cette histoire. Cela parlait d'un ancien détenu d'une prison turque. II avait appris que l'on vendait la prison et qu'elle était désaffectée. II a donc acheté la prison dans laquelle il avait été prisonnier pour en faire je ne sais quoi. (Rires).

Comment vous est venu «Le trou du souffleur»?

Frank Pé avait décidé d'arrêter «l'Elan». Le directeur, Philippe Vandooren, m'a demandé de prendre la relève avec une bande à conclusion. J'ai d'abord refusé parce que je n'avais pas d'idée. Mais il a insisté et m'a laissé le temps de réfléchir. Peu après, je suis allé voir une médiocre pièce de théâtre en wallon. Et il y avait un souffleur dans sa boîte qui soufflait leur texte aux «comédiens» dont la mémoire flanchait.

Comment en êtes-vous arrivé à faire de la bande dessinée?

Je travaillais avant dans le textile à Verviers. J'ai écrit à Raymond Macherot en mars 1957 et il m'a invité chez lui. Je lui ai montré mes planches en dessin réaliste. Elles étaient si mauvaises qu'il m'a conseillé de faire du dessin comique. Raymond Macherot a été le premier dessinateur que j'ai rencontré. J'avais 26 ans et j'ai été émerveillé. II m'a conseillé de me présenter chez Tintin où on m'a dit de repasser quand j'aurai fait des progrès.
J'ai dessiné une planche d'une histoire, «Félicien et les Romanis» que j'ai présentée chez Dupuis où elle a été acceptée. Ensuite, les mêmes personnages ont été pris au journal «Le Soir» et ensuite chez Tintin où Willy Maltaite (Will) était directeur artistique. C'était fou, la même bande était prise dans trois journaux différents !
Alors, j'ai dit à ma femme: «Ca y est! Je tiens le sujet de ma bande! Ce sera Le trou du souffleur!»
Quand j'ai téléphoné à Vandooren, il m'a dit: «Ah! Tu vois!» J'ai admiré sa certitude!
Et je saurai toujours gré à ces piètres comédiens de m'avoir permis de trouver «Le trou du souffleur».

Comment avez-vous appris à dessiner?
J'ai suivi les cours ABC de Paris par correspondance durant un an. C'est tout...
Après ça, je n'ai eu aucun mal à quitter le textile à Verviers qui, lui, était en train de s'écraser et que j'avais en horreur.

Vous avez collaboré avec Macherot sur Sibylline...

Oui. II a fait appel à moi comme scénariste et j'étais assez stressé de travailler avec le grand Macherot.

Super-Dingue

Vous dessinez vos scénarios, n'est-ce pas gênant pour le dessinateur?

Ca peut l'être s'il se laisse influencer et se sert de mes vagues croquis pour faire sa mise en scène. Mais en général, il en fait abstraction et reprend tout le dessin à zéro. C'est préférable.
A ce propos, les scénarios que faisait Tillieux, pour Jess Long par exemple, étaient tellement beaux et poussés que c'en était une bénédiction pour le dessinateur. Sacré Tillieux!

Quelle technique utilisez-vous pour vos planches?

Pour les Krostons , j'employais la plume ballon; pour Bobo , le feutre, vu que mon encre de Chine devient vieille - comme moi- et fout le camp sur le papier jaune que j'utilise depuis 25 ans. Même que chez Dupuis, on me dit parfois: «Encore ton vieux papier jaune!» (Rires).

Les studios Léonardo font-ils d'office les couleurs chez Dupuis?

Oui, c'est la filière habituelle. Vittorio Léonardo est un terrible copiste! A tel point qu'un jour, il a refait les mêmes coups de pinceaux que moi pour une gouache des Krostons que j'avais réalisée. Au départ, quand on me l'a montrée, j'ai cru que c'était moi qui l'avais mise en couleur! II a d'ailleurs recopié une couverture de Baden Powell de Jijé... et c'était du Jijé!

Pourquoi vous a-t-il fallu deux ans pour terminer «L'oiseau du Diable Vauvert» ?

Parce que je suis lent. Mais je dessinais aussi d'autres choses entre-­temps comme Le trou du souffleur et d'autres petites histoires...
Je ne réalise pas un album de 44 planches d'une traite. Par exemple: «La Prison Dorée», je l'ai fait comme dessert. Ca m'a pris 3 ans au moins. Quand j'ai le temps de mettre en oeuvre une longue histoire de Bobo, ça m'amuse!

Vous êtes-vous documenté sur les prisons?

Jamais ! Tout le monde sait ce que c'est qu'une prison ! De toute façon, dans Bobo, c'est le prétexte. II s'agit plutôt d'une prison de carnaval.
Par contre, le pauvre Michel Tacq qui allait parfois visiter des prisonniers à Saint-Gilles m'avait un jour proposé de venir avec lui. Je lui ai dit que ça ne m'intéressait pas. De toute façon, on en voit partout des prisons: à la télévision...

Quels sont vos projets pour le moment?

Terminer le treizième album de Bobo. II s'agira d'un recueil de courts récits.

Auracan n°12
Illustrations © Dupuis et Deliège
Photo de l'auteur © Daniel Fouss
Propos recueillis par Dimitri Carlot et Marc Carlot
Publié, à l'origine, dans Auracan n°12 - Novembre-décembre 1995
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