Emmanuel
Michalak, peux-tu nous parler de ton parcours ?
Emmanuel Michalak : J’ai commencé par
les Beaux Arts de Reims, de 1988 à 1991, où j’ai
appris le dessin, la sculpture… en regardant
de près le travail de Daumier par exemple. En
1994, j’ai commencé sérieusement à m’intéresser à la
bande dessinée en testant différentes
techniques sur l’encrage. J’ai créé une
histoire, mais j’ai des erreurs au niveau du
démarchage auprès des éditeurs.
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Il s’agissait alors de projets
en solo…
EM : Oui, et j’en ai eu
très vite assez
de travailler seul. J’ai alors fait appel à Laurent
Cagniat qui m’a présenté Luc Brunschwig
qui n’avait pas trop le temps. Il m’a alors
mis en relation avec Anne Ploy. On a monté ensemble
deux projets qui sont restés sans suite. Puis
Anne Ploy m’a permis de faire la connaissance
de Michaël et nous avons préparé un
premier projet qui s’intitulait « Au
nom du père », un polar psychologique que
nous avons présenté aux éditions
Delcourt. Ce projet intéressait Delcourt,
mais il ne rentrait pas dans leurs collections.
Ils nous ont alors proposés de bosser pour la
collection « Machination ».
L’idée de la collection « Insomnie » n’était
pas encore née. Nous avons alors planché sur
ce polar fantastique…
Et toi Michaël, comment es-tu arrivé à la
bande dessinée ?
Michaël Le Galli : Pour ma part,
je faisais des études
sur la bande dessinée. Je préparais une
thèse d’ethnologie sur les auteurs de
BD. Je me suis positionné en tant que scénariste
pour faire, ce qu’on appelle en ethnologie, de
l’observation participante. Je voulais me mettre
dans la peau d’un scénariste qui prépare
un projet, de son élaboration jusqu’à la
parution de l’album. Dans ce cadre-là,
j’ai rencontré Dieter qui m’a proposé d’aller
bosser chez lui. Dieter m’a ainsi mis le pied à l’étrier.
Je suis allé régulièrement chez
lui pendant un an et demi. Comment s’est déroulé cet écolage
? Il t’a fait faire des exercices…
MLG : Non, heureusement pas (rires),
je ne l’aurais
pas supporté ! A l’époque, je donnais
déjà des cours à la Fac, je n’avais
aucune envie de me retrouver dans la peau d’un élève.
J’arrivais avec mes travaux, ce scénario
qui faisait partie de mon projet de thèse. Il
me faisait remarquer les défauts de mon récit,
dans sa construction, son découpage… Je
revenais le voir après avoir tenté de
régler les problèmes qu’il avait
relevés. Par ce système, j’ai beaucoup
appris sur la construction d’un scénario.
Il m’a conseillé quelques ouvrages essentiels.
Nous avons surtout beaucoup discuté et échangé.
J’ai aussi étudié ses découpages,
ses synopsis… Ainsi, j’ai peu à peu
mieux appréhendé la spécificité d’un
scénario de bande dessinée. Par la suite,
je me suis installé dans la même ville
que celle où habite David Chauvel. Nous sommes
devenus très amis, et j’ai progressé dans
ma technique narrative grâce à lui. J’ai
eu la chance d’avoir Dieter et David Chauvel
comme parrains. Et j’ai rencontré Emmanuel
grâce à Anne Ploy, une scénariste
que je connaissais également. C’est elle
qui m’a dit que mon projet de polar psychologique
pouvait l’intéresser. C’était
en 1999…
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Dès votre rencontre, vous avez
préparé votre
premier projet, celui qui a été refusé…
MLG : Voilà. Cette histoire
se déroulait
au Québec et racontait la cavale d’un
truand qui s’échappait de prison et qui
rencontrait un enfant arriéré… Ce
récit était une sorte d’hommage à Jules
et Jim de Truffaut. Il y avait aussi d’évidentes
références à L’enfant
sauvage, un autre film de ce réalisateur.
EM : Il s’agissait de la rencontre de deux marginaux.
Ils reconstituaient ensemble une sorte de relation
père-fils.
MLG : Cette relation prenait son sens
dans celle de l’évadé. Par divers
flash-back, on comprenait comment il était arrivé en
prison, comment il allait rechercher quelque chose
qu’il avait perdu. Peu à peu, sa relation
avec l’enfant prenait de l’ampleur, trouvait
son sens… Le tout s’inscrivait dans une
grande tension, puisqu’il était recherché par
la police. Ce projet, à l’origine, avait
d’abord intéressé Laurent Galmot
des éditions Vents d’ouest pour la collection « Intégra ».
Il aurait adopté la forme d’un one-shot,
en noir et blanc. Une fois Laurent Galmot parti de
chez Vents d’ouest, ce sont les éditions
Delcourt qui s'y sont intéressées.
Pas par cette histoire, mais par notre travail. Ils
nous alors demandé de préparer une série
pour « Machination ». Quelques mois plus
tard, nous avons présenté ce qui allait
devenir « Les Cercles d’Akamoth »…
Toujours
en ce qui concerne « Au nom du père »,
combien de pages ont été réalisées
?
EM : Une quinzaine. J’ai beaucoup appris en
y travaillant, surtout au niveau du découpage.
Je m’y suis vraiment entraîné avec
Michaël. Grâce à ce projet, nous
avons appris à nous connaître, à travailler
ensemble. Pendant six mois, je n’ai que ça
: m’entraîner au découpage graphique.
Hormis le fait de créer une série
pour la collection « Machination », que vous
ont demandé les éditions Delcourt ? Y
avait-il un cahier des charges à respecter ?
EM : Oh, c’était très simple. On
nous a demandé de réaliser un polar se
déroulant en Amérique, où apparaissaient
quelques éléments fantastiques…
MLG : Il fallait qu’il y ait
cette touche fantastique pour donner le ton. A nous,
après, de nous débrouiller
!
EM : Le choix de l’Amérique
s’explique
facilement. Les Etats-Unis sont un cadre où tout
est possible.
Vous n’avez pas été gênés
de créer encore une série se passant
aux Etats-Unis ? Il y en a déjà énormément…
EM : David Chauvel a créé une
histoire qui se passe en France, Nuit noire,
et c’est un petit chef d’œuvre. Et
bien, elle n’a pas marché. Probablement
car le cadre, une banlieue en France, était
trop proche des lecteurs. Ça ne les a pas fait
rêver…
MLG : Le lecteur ne veut pas qu’on
lui parle de ses propres problèmes. Les gens
semblent encore être
demandeurs d’histoires se déroulant aux
USA.
Les Cercles d’Akamoth
- T2, extrait de la planche 6
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Ex-libris pour la librairie
Folle Image
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La preuve, Les Cercles d’Akamoth…
MLG : En effet. Je me suis nourri
de mes lectures d’Ellroy,
de l’œuvre de Connelly qui apportent une
documentation extraordinaire. J’avais l’envie
de raconter l’histoire d’un flic noir, à Los
Angeles, et de montrer comment un personnage qui apparaît,
dans un premier temps, monolithique, très sûr
de lui, va se révéler plus fissuré,
plus fragile qu’il n’y paraît. Peu à peu,
alors qu’il est confronté à une
enquête très particulière, il va
apparaître plus humain.
EM : L’histoire s’ouvre sur un meurtre
inexplicable, au sommet d’un building, où tout
est fermé.
On ne sait comment est morte la victime, tuée
par les balles de son propre pistolet. Parallèlement,
Edgar, notre policier enquête sur une étrange
affaire : on ne cesse de retrouver, dans la rue, des
gens inertes, des zombies. L’enquêteur
est toujours en retard, il se fait tout le temps doubler
par d’autres. Mais à la fin, le lecteur
comprend pourquoi…
MLG : Dans ce premier tome, on pose un certain nombre
de rails, on campe notre personnage principal. De plus
en plus, nous allons aller vers le psychologique. On
va le suivre de l’intérieur, le voir souffrir.
On va suivre son parcours initiatique. Ça va être
un enfer pour lui ! J’ai posé d’autres
rails, des femmes notamment. Elles vont graviter autour
d’Edgar. Petit à petit, les différents
rails du récit vont se croiser et se rejoindre.
EM : Ce premier album contient trois
histoires : l’enquête,
la vie privée du policier et une créature
mystérieuse. A la fin du second tome, un quatrième
point va apparaître… Ces quatre histoires
parallèles, comme l’a dit Michaël,
vont se rejoindre.
Comment avez-vous évité l’écueil
de ne pas faire de ce premier tome un simple album
d’introduction ?
MLG : C’était un challenge ! Je trouvais
cela essentiel.
EM : Michaël a tout compilé dans
les premières
pages. Ça a été assez difficile
pour le découpage ! Le début du premier
tome est très riche.
MLG : Je voulais une construction
qui soit claire, très élaborée.
Par exemple, la première scène ne prend
son sens qu’à la dernière. La première
partie narre l’enquête de ce policier à Los
Angeles avec des éléments classiques
: la descente des flics, l’interrogatoire, la
conférence de presse… le schéma
classique du polar américain. A partir du moment
où le héros rentre chez lui, tout bascule.
Il entre dans une autre dimension. Et nous rentrons
avec lui dans le vif du sujet. Pour que le lecteur
accepte ce qui va se passer ensuite, pour qu’il
adhère à notre histoire, il fallait que
nous montrions que notre personnage avait une vie avant
de connaître ces évènements. L’erreur
aurait été de ne présenter que
cela dans le premier tome. Le tout était de
montrer cet aspect quotidien, routinier, ses relations
avec ses collègues de travail, sa famille, sa
femme… puis de basculer dans tout autre chose.
Nous voulions, effectivement, un récit très
dense. C’est aussi pour ça que les planches
sont chargées : nous devons arriver à une
moyenne de neuf ou dix cases par planches.
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Par rapport à la
construction narrative, j’ai
l’impression que tu as un stock de modèles
narratifs existants, et que tu en joues…
MLG : Il est certain que j’ai des influences.
On peut bien sûr citer le travail de David Chauvel,
mais aussi celui d’Andréas avec qui j’ai
eu de longues conversations à propos de ses
techniques narratives. Effectivement, j’aime
construire un récit, le rendre structuré,
créer des éléments qui ne prendront
leurs sens que plus tard.
EM : Au niveau des planches, j’ai opté pour
un découpage très restrictif. Dans une
pièce, j’utilise trois caméras
au maximum. Je fais beaucoup de travellings avant et
arrière, de champs et de contrechamps. Je m’impose
des règles pour pouvoir les transgresser quand
on arrive aux moments clés de l’album.
MLG : Dès qu’Emmanuel
veut faire passer une émotion au lecteur, il
transgresse la construction qu’il s’est
imposée.
Emmanuel, quels choix graphiques as-tu
fait pour mettre en scène cet album ?
EM : Le précédent projet était
réalisé au crayon, dans un style très
libre, très jeté. Pour Les
Cercles d’Akamoth, puisque c’est un polar,
j’ai d’abord opté pour un dessin
très réaliste, mais ça n’a
pas convenu. Les personnages étaient sans expression.
J’ai donc décidé de passer à ce
que j’appellerai du semi réalisme. Michaël
n’était pas très chaud au départ…
MLG : J’avais peur que son semi réalisme
soit trop « semi » justement.
EM : Disons que je fais du semi réalisme réaliste
(rires). Le dessin, à la différence de
la photographie, permet d’exprimer des choses
en détournant la réalité. Je peux
ainsi faire des yeux de chats à un personnage,
procéder à quelques déformations
physiques.
Combien de tomes sont prévus ?
MLG : Cinq tomes et non pas six comme
annoncé dans « Pavillon
rouge ». Et que sont ces cercles ?
MLG : Difficile d’en parler
sans dévoiler
la suite ! Le titre commence à prendre son sens
au second tome, et surtout au troisième. Disons
que pour le moment, le titre reste mystérieux.
Mais c’est voulu, c’est réfléchi… Sachez
juste que ces cercles correspondent à quelque
chose de concret et d’abstrait à la fois
! Dans le premier tome, il y a beaucoup de micro-scènes,
de personnages entre aperçus… Cela s’expliquera
par la suite…
Pour conclure, parlons de la collection « Insomnie » où est
publiée votre série…
EM : C’est une chance d’être
dans cette nouvelle collection. Delcourt est un éditeur
qui est réputé pour ses collections.
J’ai de très bons retours auprès
des lecteurs, je crois qu’ils ont tout de suite
accroché à « Insomnie ».
Pour l’anecdote, après avoir été prévue
pour la collection « Machination »,
la série aurait dû intégrer « Sang
Froid ».
MLG : Il ne fallait pas s’arrêter à la
phrase « Vous n’en dormirez plus la nuit » qui
accompagnait la promotion. Pour nous, le maître
mot, c’est l’angoisse. Pas une angoisse
démonstrative, mais une angoisse psychologique.
Le principe pourrait être : « attention, ça
peut vous arriver ».
EM : Faire peur en bande dessinée
n’est
pas évident. En revanche, on peut réaliser
des albums glauques, angoissants.
Projet de couverture pour
la collection Sang-Froid
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Couverture définitive
pour la collection Insomnie
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Le mot de la fin
?
MLG : Je sais où je vais mener notre personnage.
On va apprendre beaucoup de choses sur lui. Mais je
me suis aussi laissé une certaine marge, car
il est possible que de nouveaux éléments
apparaissent au cours de l’écriture des
prochains tomes. J’ai posé des rails,
je sais à quelle gare ils mènent, mais
je ne connais pas encore exactement leurs parcours.
EM : Je suis impatient de dessiner
les prochains albums, tant l’histoire de Michaël
est prenante… Nous
sommes hyper motivés ! Le second tome, intitulé La
nouvelle alliance, devrait paraître
en août 2004.
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