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Jean-David Morvan

Jean-David Morvan est un scénariste prolifique. Reality Show, Al'Togo, HK, Sillage, Nomad, 7 Secondes, Merlin, Spirou et Fantasio... sont quelques séries issues de sa nombreuse production.

Nous l'avons rencontré à l'occasion de la sortie du deuxième tome de Reality Show. Nous en avons profité pour plonger avec lui dans les arcanes de cette série...

"La vie et la mort en direct", la vénération du sacro-saint dieu "audimat", course-poursuite en direct entre flics et voyous… La trame de Reality Show a déjà, plus ou moins, été exploitée au cinéma, à la télé et même en bd. Le sujet n'est donc pas vraiment neuf. Quelle motivation t'as poussé à écrire ce scénario ?
L'idée de Reality Show, c'est de parler de la narration tout en réalisant une BD. C'est-à-dire, d'expliquer au lecteur comment on réalise une BD. Il y a une scène révélatrice à ce sujet dans le premier tome. Baron se trouve dans un hélico avec Oshii, et dans son oreillette, son manager lui dicte la marche à suivre, à savoir qu'à tel moment il faut ralentir le rythme, à tel autre il faut accélérer, là il faut être tendre, ou encore que c'est maintenant le moment de sortir une blague, etc… En fait, cela correspond à ce que j'ai dans la tête au moment où j'écris mon scénario. Si je pense qu'à ce moment du récit je risque d'emmerder le lecteur, alors vite, j'accélère, c'est la même chose…
Donc, l'objectif de Reality Show, c'est de décoder la narration, de montrer ce que l'on ne voit pas d'habitude. Dans une BD classique ou un feuilleton, généralement quand le héros tombe dans un escalier, il se relève et continue sans plus avoir mal. Ici, une fois que les caméras sont coupées, hé bien, le héros a mal au dos. C'est ça qui est rigolo. Au delà de l'histoire elle-même, c'est tous ces clins d'œil, ces petits détails, qui m'ont donné l'envie d'écrire Reality Show.

Es-tu amateur de télé-réalité ? Penses-tu qu'elle contribue à l'abrutissement des masses ?
Je pense que rien ne contribue à l'abrutissement des masses, de même que rien ne contribue à son intelligence. La masse n'existe pas en soit, c'est juste un groupe de gens qui peuvent très bien choisir de regarder les émissions de télé-réalité avec intérêt ou de les regarder bêtement. De même qu'ils peuvent lire ou ne pas lire des livres qu'ils ont chez eux, c'est pareil. La masse c'est un groupement de personnes et c'est un peu facile de dire qu'on fait partie de la masse.

Pourquoi avoir situé l'action en Espagne, et à Barcelone en particulier ?
Parce que nous voulions trouver un autre endroit que New-York ou Los Angeles. Pour faire de la SF, c'était un challenge intéressant. Nous avons un peu tâtonné, et au bout d'un moment, on s'est décidé pour Barcelone. De plus, Francis est espagnol et il avait une bonne base puisqu'il y a fait ses études. Et puis c'était amusant d'y ajouter des autoroutes et plein de choses qui n'existent pas dans la ville, comme dans le deuxième tome, la Sagrada Familia, la fameuse cathédrale qui est en perpétuelle construction, il y a des morceaux qui à l'heure actuelle ne sont pas encore terminés que Francis a achevés lui-même.

La psychologie des personnages semble très importante, notamment avec Oshii qui dès le départ est en marge du monde pourri qui l'entoure…
C'est le plus important. Je pense que ça ne sert à rien de raconter une histoire si on n’a pas envie de parler des personnages. J'aime placer des gens dans des situations compliquées et voir comment ils réagissent, ça me permet d'essayer de comprendre moi-même comment je réagirais. Si j'avais le vécu de Oshii, par exemple, comment est-ce que je réagirais devant telle situation. Chaque personnage a un point de vue différent sur la situation, on le voit bien dans Reality show. Oshii a le point de vue de quelqu'un qui est fan de Mediacop et qui découvre. Baron a le statut du héros, il a une vue de l'intérieur, mais il ne peut pas trop renier ce contexte, parce que c'est son gagne-pain. Gulik lui, a la vision d’un patron, de quelqu'un qui dirige les choses. Ambra, qui a été rejetée, a encore une autre perception des choses. Quant au tueur, il est en marge de tout ça et il sert à autre chose. Mais il connaît très bien Mediacop de l'intérieur, on s'en rend compte dans le tome 2. Le fait de me mettre dans la peau de ces personnages, m’oblige à réfléchir en fonction de leur caractère respectif.

xtrait de Reality Show T2

Certaine scènes sont résolument "gore", un commentaire là-dessus ?
Quand c'est violent, on doit montrer que c'est violent. Il ne faut pas se voiler la face, puisque la violence existe. De toutes façons, on ne sera jamais aussi violent que la réalité ! Ce qui arrive dans Reality show n'est rien par rapport à ce qui se passe en Irak ou ailleurs. Il est dommage que les gens trouve ça trop sale pour en parler, s'ils mettaient la tête en face, ils se rendraient compte que le monde n'est pas aussi cool qu'ils pensent… Donc, c'est intéressant parce que faire bouger les choses n'est jamais inutile !

Le tueur s'appelle "Le Triangle Rouge", faut-il y voir un compte à régler avec un certain éditeur ?
Non, pas du tout, au contraire. Je trouve ça drôle parce que je ne l'ai pas fait exprès. Au début de l'écriture du tome 2, je me suis demandé comment j'allais appeler le tueur, et l'évidence était là, quand il enlève la peau dans le dos de ses victimes, cela forme un triangle rouge. C'est vrai que je me suis dis que ça faisait un peu Delcourt, mais en même temps, je voyais pas d'autre façon de le nommer, donc je l'ai appelé "Triangle Rouge".

Pourquoi les lois de la robotique d'Asimov sont-elles inscrites en quatrième de couverture ?
Parce que c'est un monde dans lequel les robots sont omniprésents et assurent la majeure partie du travail des humains. Les lois de la robotique sont donc très importantes pour la suite de l'histoire, on en parlera d'ailleurs plus dans le tome 3.
Ce qu'il faut savoir, c'est que si les robots travaillent partout, il y a des métiers qu'ils ne peuvent exercer. Par exemple, ils ne peuvent pas être policiers. C'est très logique en fait… une intervention, une arrestation peuvent se révéler violentes, ou bien le simple fait de passer les menottes à un individu, cela peut être considéré comme une forme d'agression, et étant donné que les robots ne peuvent porter atteinte à un humain, ce métier leur est interdit !

Comment se passe ta collaboration avec Francis Porcel ?
Nous correspondons beaucoup par mail et par téléphone. Je lui envoie les pages en français pour qu'il inscrive les textes, mais nous réalisons tout de même une traduction en espagnol. C'est plutôt par sûreté, afin qu'il n’y ait pas de confusion possible. Car même si Francis parle et lit bien le français, il n’est pas exclu qu’un mot mal interprété change tout le sens des choses…

Extrait de Reality Show T2

A l'heure où beaucoup se livrent à des récits intimistes, à des histoires de la vie quotidienne, tes scénarii renouent avec l'Aventure, celle avec un grand "A".
Je crois qu'il n'est pas nécessaire de faire de l'autobiographie pour faire de l'intime. Dans mes histoires, j'essaie d'être proche de mes personnages, de vivre avec eux des émotions, de leur donner des choses que j'ai vécues, ou qui me semble importantes dans la vie, pour les transmettre au lecteur.
L'enrobage c'est de l'aventure. Je m'efforce toujours de donner une lecture agréable avec de l'action, parce que j'aime bien ça en fait. Et en même temps, je tente d'aller un peu loin, de donner aux gens le maximum d'émotions et de réflexions sur la vie à travers ces personnages...
Dans toutes mes BD j'essaie de mettre un maximum de vie quotidienne, même dans "Sillage", j'essaie de montrer les héros dans la cuisine, en train de faire la vaisselle, et même Snivel en train d'éplucher des pommes de terre, mais attention, des "pommes de terre de l'espace" je précise !
C'est un bon moyen pour s'attacher aux personnages. De toute façon, c'est aussi ce qui m'intéresse, je n'aimerais pas faire juste de l'action ou simplement de l'émotion, j'aime bien mélanger les deux.

Lis-tu beaucoup de romans, de BD, es-tu friand de cinéma ? Dans l’affirmative, cela t'inspire-t-il parfois pour un scénario ?
Je lis beaucoup de BD. Aujourd'hui on peu lire plein de choses différentes. On vit un grand moment, il y a tous les formats, toutes les histoires, tous les graphismes, de la couleur, du noir & blanc, … C'est formidable ! Même si le meilleur côtoie le pire…
Je suis aussi friand de romans et de cinéma. Il y a forcément des choses qui m'interpellent là-dedans, mais ce n'est pas ce qui m'inspire en premier lieu. Je suis plutôt influencé par l'actualité, ma vie, tout ce qui se passe autour de moi. Je suis obligé de partir de mon intimité, de savoir ce qui me touche et donc de ce que j'ai envie de transmettre dans une bd.

La "production Morvan" est impressionnante, rien que pour ce mois de mai, on notera Reality Show 2, la prépublication de Spirou et Fantasio, Nirta omirli 1, Al'Togo 2, … Ne crains-tu pas d'atteindre la saturation, de manquer d'inspiration ?
Il y a aussi Meka, les chroniques de Sillage, la réédition du premier HK… ça fait beaucoup de livres, mais ce n'est pas fait exprès. Je les ai commencés à des périodes radicalement différentes, les dessinateurs ont débuté à des moments différents et ils ont tous finis en même temps ! Ce qui explique que tous ces albums sortent en même temps. Ça m'embête un peu, mais je ne peux rien y faire.
Je n'ai pas peur de manquer d'inspiration. Je crains plutôt la saturation des lecteurs. De toutes façons, la peur n'évite pas le danger… Ma crainte est plutôt de manquer de temps pour me plonger vraiment dans la réalisation des scripts des albums avant d'écrire les pages. Il me faut deux trois jours de calme absolu pour les réaliser, et j'ai un peu de mal a trouver ces instants de calme avec tous les coups de fils, les choses à gérer, etc. C'est plus difficile donc.
Mon soucis c'est aussi qu'il y a trop mon nom sur les albums. Personnellement ça m'ennuie. Mais ma capacité de travail est celle-là. On me donne la chance de faire les histoires dont j'ai envie, je serais bien bête de refuser.

Extrait de Reality Show T1

Que réponds-tu si je te dis que tu es quelque part, dans un registre tout à fait différent, une sorte de nouveau Raoul Cauvin ?
Ou une sorte de Jodorowsky, de Patrick Cothias, de David Chauvel, de Arleston, … Ce sont des gens dont j'apprécie le travail puisque j'aime bien la BD. Donc, pourquoi pas ? Ca ne me gêne pas du tout…
J'ai un profond respect pour Joann Sfar, pour Lewis Trondheim, pour tous ces gens qui travaillent beaucoup, parce que tous ces gens-là ont au moins une ou deux séries qui marchent très bien. Ils pourraient se permettre de ne faire que ça pour vivre tranquillement. Le reste, finalement, ce n'est que de l'envie. Joann pourrait très bien ne faire que le chat du Rabin et gagner très bien sa vie, de même que Raoul Cauvin pourrait très bien ne faire que les Tuniques Bleues et Cédric et il serait beaucoup plus tranquille. Il n'aurait pas tous ces soucis sur le dos, tous ces dessinateurs à gérer. S'il réalise autant d’albums, c'est parce qu’à son âge, il subsiste un profonde envie de faire de la BD. J'ai du respect pour ça. Ce n’est pas choisir la facilité. Au contraire, multiplier les séries, c'est vraiment multiplier les problèmes. Problèmes relationnels avec les dessinateurs, les éditeurs, etc. Il faut vraiment être passionné. J'espère avoir, à son âge, le même courage que lui !

Comment procèdes-tu pour ne pas t’emmêler les pinceaux dans toutes tes séries ?
Quand je réalise le "chemin de fer", le script d'un album scène par scène, je ne travaille que sur celui-là, j'essaie de m'immerger dedans. Par contre, quand je travaille les pages, j'en écris entre 5 et 8 à la fois, et je passe à un autre projet le lendemain.
En fait, mon histoire est prête dans ma tête. Je l'écris avec toutes les intentions, genre en scène 6, je sais qu'il faut que je fasse une scène émouvante, en scène 7, une scène d'action très violente, en scène 8 une scène dramatique pour contrebalancer le rythme. Je donne mon rythme, mes émotions à l'avance, ce qui me permet de savoir un an après, quand j'en arriverais à la dernière scène de l'album, ce que je veux exactement raconter dans cette scène. En ça l'album est prêt, mais pour le travail concret de page par page, je le fais au fur et à mesure et je le livre au dessinateur de la même façon.
J'ai vraiment du mal à rester concentré tout un mois sur un même album. Il me faut un peu moins d'un mois pour écrire un album en entier, mais j'aime bien "zapper" d'un truc à l'autre. Je pense que c'est pour ça que j'ai arrêté de dessiner, parce que ça prend du temps, on reste longtemps sur le même projet et moi j'y arrivais plus…

Propos recueillis par Tony Larivière en mai 2004
Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation préalable
© Auracan.com 2004

Photo de l'auteur © Tony Larivière, Auracan.com, 2004
Illustrations © Porcel, Morvan, Dargaud, 2004

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