"La vie et la mort en direct", la vénération
du sacro-saint dieu "audimat", course-poursuite
en direct entre flics et voyous… La trame de
Reality Show a déjà, plus ou moins, été exploitée
au cinéma, à la télé et
même en bd. Le sujet n'est donc pas vraiment
neuf. Quelle motivation t'as poussé à écrire
ce scénario ?
L'idée de Reality Show, c'est de parler de
la narration tout en réalisant une BD. C'est-à-dire,
d'expliquer au lecteur comment on réalise une
BD. Il y a une scène révélatrice à ce
sujet dans le premier tome. Baron se trouve dans un
hélico avec Oshii, et dans son oreillette, son
manager lui dicte la marche à suivre, à savoir
qu'à tel moment il faut ralentir le rythme, à tel
autre il faut accélérer, là il
faut être tendre, ou encore que c'est maintenant
le moment de sortir une blague, etc… En fait,
cela correspond à ce que j'ai dans la tête
au moment où j'écris mon scénario.
Si je pense qu'à ce moment du récit je
risque d'emmerder le lecteur, alors vite, j'accélère,
c'est la même chose…
Donc, l'objectif de Reality Show, c'est de
décoder
la narration, de montrer ce que l'on ne voit pas d'habitude.
Dans une BD classique ou un feuilleton, généralement
quand le héros tombe dans un escalier, il se
relève et continue sans plus avoir mal. Ici,
une fois que les caméras sont coupées,
hé bien, le héros a mal au dos. C'est ça
qui est rigolo. Au delà de l'histoire elle-même,
c'est tous ces clins d'œil, ces petits détails,
qui m'ont donné l'envie d'écrire Reality
Show.
|
Es-tu amateur de télé-réalité ?
Penses-tu qu'elle contribue à l'abrutissement
des masses ?
Je pense que rien ne contribue à l'abrutissement
des masses, de même que rien ne contribue à son
intelligence. La masse n'existe pas en soit, c'est
juste un groupe de gens qui peuvent très bien
choisir de regarder les émissions de télé-réalité avec
intérêt ou de les regarder bêtement.
De même qu'ils peuvent lire ou ne pas lire des
livres qu'ils ont chez eux, c'est pareil. La masse
c'est un groupement de personnes et c'est un peu facile
de dire qu'on fait partie de la masse.
Pourquoi avoir situé l'action en Espagne, et à Barcelone
en particulier ?
Parce que nous voulions
trouver un autre endroit que New-York ou Los Angeles.
Pour faire de la SF, c'était
un challenge intéressant. Nous avons un peu
tâtonné, et au bout d'un moment, on s'est
décidé pour Barcelone. De plus, Francis
est espagnol et il avait une bonne base puisqu'il y
a fait ses études. Et puis c'était amusant
d'y ajouter des autoroutes et plein de choses qui n'existent
pas dans la ville, comme dans le deuxième tome,
la Sagrada Familia, la fameuse cathédrale qui
est en perpétuelle construction, il y a des
morceaux qui à l'heure actuelle ne sont pas
encore terminés que Francis a achevés
lui-même.
La psychologie des personnages semble
très
importante, notamment avec Oshii qui dès le
départ est en marge du monde pourri qui l'entoure…
C'est
le plus important. Je pense que ça ne
sert à rien de raconter une histoire si on n’a
pas envie de parler des personnages. J'aime placer
des gens dans des situations compliquées et
voir comment ils réagissent, ça me permet
d'essayer de comprendre moi-même comment je réagirais.
Si j'avais le vécu de Oshii, par exemple, comment
est-ce que je réagirais devant telle situation.
Chaque personnage a un point de vue différent
sur la situation, on le voit bien dans Reality show.
Oshii a le point de vue de quelqu'un qui est fan de
Mediacop et qui découvre. Baron a le statut
du héros, il a une vue de l'intérieur,
mais il ne peut pas trop renier ce contexte, parce
que c'est son gagne-pain. Gulik lui, a la vision d’un
patron, de quelqu'un qui dirige les choses. Ambra,
qui a été rejetée, a encore une
autre perception des choses. Quant au tueur, il est
en marge de tout ça et il sert à autre
chose. Mais il connaît très bien Mediacop
de l'intérieur, on s'en rend compte dans le
tome 2. Le fait de me mettre dans la peau de ces personnages,
m’oblige à réfléchir en
fonction de leur caractère respectif.
|
Certaine scènes sont résolument "gore",
un commentaire là-dessus ?
Quand
c'est violent, on doit montrer que c'est violent. Il
ne faut pas se voiler la face, puisque la violence
existe. De toutes façons, on ne sera jamais
aussi violent que la réalité ! Ce qui
arrive dans Reality show n'est rien par rapport à ce
qui se passe en Irak ou ailleurs. Il est dommage que
les gens trouve ça trop sale pour en parler,
s'ils mettaient la tête en face, ils se rendraient
compte que le monde n'est pas aussi cool qu'ils pensent… Donc,
c'est intéressant parce que faire bouger les
choses n'est jamais inutile !
Le tueur s'appelle "Le Triangle Rouge",
faut-il y voir un compte à régler avec
un certain éditeur ?
Non, pas du
tout, au contraire. Je trouve ça
drôle parce que je ne l'ai pas fait exprès.
Au début de l'écriture du tome 2, je
me suis demandé comment j'allais appeler le
tueur, et l'évidence était là,
quand il enlève la peau dans le dos de ses victimes,
cela forme un triangle rouge. C'est vrai que je me
suis dis que ça faisait un peu Delcourt, mais
en même temps, je voyais pas d'autre façon
de le nommer, donc je l'ai appelé "Triangle
Rouge".
Pourquoi les lois de la robotique d'Asimov
sont-elles inscrites en quatrième de couverture
?
Parce que c'est un monde dans lequel
les robots sont omniprésents et assurent la majeure partie du
travail des humains. Les lois de la robotique sont
donc très importantes pour la suite de l'histoire,
on en parlera d'ailleurs plus dans le tome 3.
Ce qu'il faut savoir, c'est que si les robots travaillent
partout, il y a des métiers qu'ils ne peuvent
exercer. Par exemple, ils ne peuvent pas être
policiers. C'est très logique en fait… une
intervention, une arrestation peuvent se révéler
violentes, ou bien le simple fait de passer les menottes à un
individu, cela peut être considéré comme
une forme d'agression, et étant donné que
les robots ne peuvent porter atteinte à un humain,
ce métier leur est interdit !
Comment se passe ta collaboration avec Francis Porcel
?
Nous correspondons beaucoup par mail
et par téléphone.
Je lui envoie les pages en français pour qu'il
inscrive les textes, mais nous réalisons tout
de même une traduction en espagnol. C'est plutôt
par sûreté, afin qu'il n’y ait pas
de confusion possible. Car même si Francis parle
et lit bien le français, il n’est pas
exclu qu’un mot mal interprété change
tout le sens des choses…
|
A l'heure où beaucoup se livrent à des
récits intimistes, à des histoires de
la vie quotidienne, tes scénarii renouent avec
l'Aventure, celle avec un grand "A".
Je
crois qu'il n'est pas nécessaire de faire
de l'autobiographie pour faire de l'intime. Dans mes
histoires, j'essaie d'être proche de mes personnages,
de vivre avec eux des émotions, de leur donner
des choses que j'ai vécues, ou qui me semble
importantes dans la vie, pour les transmettre au lecteur.
L'enrobage c'est de l'aventure. Je m'efforce toujours
de donner une lecture agréable avec de l'action,
parce que j'aime bien ça en fait. Et en même
temps, je tente d'aller un peu loin, de donner aux
gens le maximum d'émotions et de réflexions
sur la vie à travers ces personnages...
Dans toutes mes BD j'essaie de mettre un maximum de
vie quotidienne, même dans "Sillage",
j'essaie de montrer les héros dans la cuisine,
en train de faire la vaisselle, et même Snivel
en train d'éplucher des pommes de terre, mais
attention, des "pommes de terre de l'espace" je
précise !
C'est un bon moyen pour s'attacher aux personnages.
De toute façon, c'est aussi ce qui m'intéresse,
je n'aimerais pas faire juste de l'action ou simplement
de l'émotion, j'aime bien mélanger les
deux.
Lis-tu beaucoup de romans, de BD, es-tu
friand de cinéma ? Dans l’affirmative, cela t'inspire-t-il
parfois pour un scénario ?
Je lis
beaucoup de BD. Aujourd'hui on peu lire plein de choses
différentes. On vit un grand moment,
il y a tous les formats, toutes les histoires, tous
les graphismes, de la couleur, du noir & blanc, … C'est
formidable ! Même si le meilleur côtoie
le pire…
Je suis aussi friand de romans et de cinéma.
Il y a forcément des choses qui m'interpellent
là-dedans, mais ce n'est pas ce qui m'inspire
en premier lieu. Je suis plutôt influencé par
l'actualité, ma vie, tout ce qui se passe autour
de moi. Je suis obligé de partir de mon intimité,
de savoir ce qui me touche et donc de ce que j'ai envie
de transmettre dans une bd.
La "production Morvan" est impressionnante,
rien que pour ce mois de mai, on notera Reality Show
2, la prépublication de Spirou et Fantasio,
Nirta omirli 1, Al'Togo 2, … Ne crains-tu pas
d'atteindre la saturation, de manquer d'inspiration
?
Il y a aussi Meka, les chroniques de
Sillage, la réédition
du premier HK… ça fait beaucoup de livres,
mais ce n'est pas fait exprès. Je les ai commencés à des
périodes radicalement différentes, les
dessinateurs ont débuté à des
moments différents et ils ont tous finis en
même temps ! Ce qui explique que tous ces albums
sortent en même temps. Ça m'embête
un peu, mais je ne peux rien y faire.
Je n'ai pas peur de manquer d'inspiration. Je crains
plutôt la saturation des lecteurs. De toutes
façons, la peur n'évite pas le danger… Ma
crainte est plutôt de manquer de temps pour me
plonger vraiment dans la réalisation des scripts
des albums avant d'écrire les pages. Il me faut
deux trois jours de calme absolu pour les réaliser,
et j'ai un peu de mal a trouver ces instants de calme
avec tous les coups de fils, les choses à gérer,
etc. C'est plus difficile donc.
Mon soucis c'est aussi qu'il y a trop mon nom sur les
albums. Personnellement ça m'ennuie. Mais ma
capacité de travail est celle-là. On
me donne la chance de faire les histoires dont j'ai
envie, je serais bien bête de refuser.
|
Que réponds-tu si je te dis que tu es quelque
part, dans un registre tout à fait différent,
une sorte de nouveau Raoul Cauvin ?
Ou
une sorte de Jodorowsky, de Patrick Cothias, de David
Chauvel, de Arleston, … Ce sont des gens
dont j'apprécie le travail puisque j'aime bien
la BD. Donc, pourquoi pas ? Ca ne me gêne pas
du tout…
J'ai un profond respect pour Joann Sfar, pour Lewis
Trondheim, pour tous ces gens qui travaillent beaucoup,
parce que tous ces gens-là ont au moins une
ou deux séries qui marchent très bien.
Ils pourraient se permettre de ne faire que ça
pour vivre tranquillement. Le reste, finalement, ce
n'est que de l'envie. Joann pourrait très bien
ne faire que le chat du Rabin et gagner très
bien sa vie, de même que Raoul Cauvin pourrait
très bien ne faire que les Tuniques Bleues et
Cédric et il serait beaucoup plus tranquille.
Il n'aurait pas tous ces soucis sur le dos, tous ces
dessinateurs à gérer. S'il réalise
autant d’albums, c'est parce qu’à son âge,
il subsiste un profonde envie de faire de la BD. J'ai
du respect pour ça. Ce n’est pas choisir
la facilité. Au contraire, multiplier les séries,
c'est vraiment multiplier les problèmes. Problèmes
relationnels avec les dessinateurs, les éditeurs,
etc. Il faut vraiment être passionné.
J'espère avoir, à son âge, le même
courage que lui !
Comment procèdes-tu pour ne pas t’emmêler
les pinceaux dans toutes tes séries ?
Quand
je réalise le "chemin de fer",
le script d'un album scène par scène,
je ne travaille que sur celui-là, j'essaie de
m'immerger dedans. Par contre, quand je travaille les
pages, j'en écris entre 5 et 8 à la fois,
et je passe à un autre projet le lendemain.
En fait, mon histoire est prête dans ma tête.
Je l'écris avec toutes les intentions, genre
en scène 6, je sais qu'il faut que je fasse
une scène émouvante, en scène
7, une scène d'action très violente,
en scène 8 une scène dramatique pour
contrebalancer le rythme. Je donne mon rythme, mes émotions à l'avance,
ce qui me permet de savoir un an après, quand
j'en arriverais à la dernière scène
de l'album, ce que je veux exactement raconter dans
cette scène. En ça l'album est prêt,
mais pour le travail concret de page par page, je le
fais au fur et à mesure et je le livre au dessinateur
de la même façon.
J'ai vraiment du mal à rester concentré tout
un mois sur un même album. Il me faut un peu
moins d'un mois pour écrire un album en entier,
mais j'aime bien "zapper" d'un truc à l'autre.
Je pense que c'est pour ça que j'ai arrêté de
dessiner, parce que ça prend du temps, on reste
longtemps sur le même projet et moi j'y arrivais
plus…
|