Pouvez-vous nous parler de votre enfance, votre
parcours scolaire et professionnel ?
Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours fait des
petits fanzines, des petits livres. J'étais déjà
obsédé par ça bien avant d'imaginer
que ça pourrait devenir un métier. Par
contre, j'ignore complètement d'où ça
me vient : pourquoi ce plaisir de relier des pages,
d'en faire un petit objet ? Je ne suis pas un enfant
de la génération jeu-vidéo (nous
n'avions pas la télé), mais il n'y avait
pourtant pas de culte particulier du livre à
la maison.
Quelles études avez-vous suivi ?
Question études supérieures, j'ai fait
une première année en bande dessinée
à Saint-Luc, où je me suis vite rendu
compte que ce n'était pas un métier pour
moi. Ensuite, je me suis orienté plus logiquement
vers des études de communication graphique à
La Cambre, durant cinq années à Bruxelles.
Bref, je suis devenu graphiste, ce qui est un métier
contraignant quand on doit travailler pour des clients
qui ont un "sens" artistique très différent
du vôtre. Être son propre client est nettement
plus agréable : ce qui est le cas aujourd'hui,
puisque je réalise les maquettes de tous mes
bouquins.
Comment s'est développée votre
passion pour la bande dessinée ?
Un peu par hasard. Le hasard d'une librairie de bande
dessinée qui est venue s'installer près
de chez moi : la librairie Schlirf Book. J'y passais
des heures et des heures (j'avais 14 ans), j'aidais
de temps en temps Yves Schlirf (actuellement
directeur éditorial de Dargaud Benelux) à
tenir sa librairie, et vers 23 ans, j'y ai fait un mi-temps
pendant neuf mois. Si je suis dans ce domaine aujourd'hui,
je le dois clairement à Schlirf. Merci Yves !
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Qu'en est-il de la genèse des Éditions
Niffle ?
L'édition a d'abord été un hobby
: j'ai réalisé des fanzines de 10 à
20 ans, ce qui m'a permis de rencontrer de nombreux
d'auteurs. Il y a des rencontres qui vous touchent particulièrement
: en 1984, j'ai passé deux heures avec Giraud
à l'occasion d'une interview pour mon fanzine
Synopsis. C'était un véritable choc pour
moi ! Mais bien sûr, Giraud ne s'en rappelle absolument
plus. Puis à 24 ans, je me suis occupé
d'un livre sur Juillard chez Glénat, dont
j'ai fait la maquette, les textes et la production.
Bon, ce livre a été un flop commercial,
mais je savais que j'en ferai d'autres plus tard. Et
puis, j'ai sorti un premier livre de photos, Meurtres,
avec toutes sortes de personnalités belges qui
imaginaient leur mort. Ça a été
un énorme échec commercial, ce qui est
la meilleure façon d'apprendre le métier
!
Après le livre de photos Meurtres,
vous fondez votre maison d'édition. Pourquoi
avoir publié en premiers Liberski et Jannin ?
C'est un peu une question d'opportunité, ou parce
que j'en avais eu l'idée à ce moment-là.
Ils habitaient près de chez moi, c'étaient
de vraies stars de la télé en Belgique...
et aujourd'hui, ils sont devenus des amis très
proches. J'ai publié quatre titres avec eux dont
un roman absolument génial de Liberski,
Des tonnes d'amour, qui a été un
succès en Belgique, et qui se balade dans la
mouvance de Houellebecq. Le journal Le Vif
- L'express l'a classé parmi les dix meilleurs
romans belges de tous les temps !
Après ces parutions, vous lancez la collection
Anthology. Vous commencez très
fort en publiant la série XIII
en noir et blanc
C'est parti d'une envie personnelle de lecteur. Je n'aimais
pas trop ce format album standard en temps qu'objet
livre, je n'y trouvais pas mon compte. Or, je trouve
l'histoire épatante. Pourquoi ne pas la proposer
sous un autre format pour toucher les gens qui, comme
moi, sont sensibles à une autre esthétique
des livres ? Et effectivement, il y avait un public
à trouver, surtout en France où l'on est
sensible au beau livre (ce n'est pas pour rien le pays
de La Pléïade). En Belgique, le cartonné-couleur
ne dérange pas les gens, et j'ai donc beaucoup
de mal à trouver un public.
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Comment se sont passées les demandes d'autorisations
et les questions de droits d'auteurs ?
Disons qu'il faut passer beaucoup de temps à
expliquer le concept et l'intérêt d'une
telle collection à l'éditeur propriétaire
des droits. C'est un principe un peu nouveau en édition
de bande dessinée, alors que c'est assez courant
en littérature. Il faut dire qu'à une
certaine époque, les éditeurs de BD étaient
terriblement paternalistes : si un auteur Dupuis passait
au Lombard, c'était vécu comme une véritable
trahison ! Bref, il est resté un peu de ce vieux
réflexe. Il y a un véritable rapport affectif
entre le lecteur et l'objet livre. C'est presque fétichiste
en bande dessinée ! Et chaque éditeur
a un état d'esprit (forgé par son style,
sa réputation, sa culture d¹entreprise)
qu'il insuffle dans ses livres. Les lecteurs se retrouvent
souvent dans l'état d'esprit de l'un ou l'autre
éditeur. Ça veut dire qu'un même
contenu va pouvoir toucher, ou non, un lecteur en fonction
de l'éditeur qui le publie (c'est surtout vrai
pour les petits tirages). Car le but de ces livres,
au format roman et en noir et blanc, est de trouver
un autre public que celui des albums.
Votre maison a bientôt six ans, le bilan
?
C'est un métier de fou où on passe son
temps à payer, recycler et rembourser son stock
aux libraires qui remballent les livres. Je ne suis
pas sûr qu'il y ait beaucoup de domaines dans
l'activité du commerce où l'on rembourse
le détaillant sur sa marchandise jusqu'à
un ou deux ans après la lui avoir vendu ! Cela
signifie qu'il y a beaucoup de pertes physiques, avec
des taux de retours qui oscillent aujourd'hui en moyenne
autour de 24 %. C'est énorme, et cela ne s'arrangera
pas avec la production qui est de plus en plus importante.
Il va y avoir forcément des morts chez les éditeurs
! Le bilan, c'est que je subis comme tout le monde,
les hausses et les baisses du marché. Cette année
2002, j'ai été très content du
succès du livre de Hugues Dayez, La
nouvelle bande dessinée, qui s'est épuisé
en trois mois. J'espère que le livre sur Jean
Van Hamme, dans la même collection, connaîtra
un sort similaire car je me suis vraiment décarcassé
pour celui-là ! Je pense d'ailleurs que ce Van
Hamme, Itinéraire d'un enfant doué est
mon meilleur bouquin à ce jour.
Des anecdotes, des rencontres marquantes, de bons
ou de mauvais souvenirs ?
Chaque livre est une belle rencontre car je ne travaille
qu'avec des gens que j'apprécie ou que je désire
rencontrer. Je n'ai d'ailleurs jamais accepté
de projet qu'on serait venu me proposer. La plupart
des rencontres sont magiques : à 14 ans, j'ai
rencontré Hislaire qui m'a entraîné
dans son monde d'adulte. J'ai ensuite connu Yann
et Conrad, la rédaction de Spirou
: Vandooren, Geerts, Berthet...
Tout ça m'a formidablement emballé ! Et
comme j'avais envie de continuer à les rencontrer,
le fanzine fut un bon prétexte. Aujourd'hui,
j'ai à peu près rencontré tous
les auteurs que j'avais envie de connaître. Mes
derniers coups de cur ont été Tardi
(qui me tire l'oreille en disant : "Rentrez
bien Niiiiiffle"), Vuillemin dont la
séduction naturelle et la gentillesse sont totalement
désarmantes, et Blutch dont je me sens
proche intellectuellement parlant. De toute façon,
je suis incapable de travailler avec quelqu'un s'il
n'y a pas de lien au moins amical. Comme tout le monde,
j'imagine.
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Vous nous dites que vos goûts sont proches de
ce que vous publiez . Avez vous une bande dessinée
qui vous a particulièrement marquée ?
Sans hésiter, le livre qui m'a vraiment marqué
en BD, parce qu'il m'a fait voir le genre différemment,
c'est Brouillard au pont de Tolbiac de Tardi.
Ce dessin, qu'on pouvait croire un peu maladroit, à
l'opposé de cette ligne claire omniprésente,
m'a terriblement touché. Cela m'a donné
envie d'en faire mon métier et de suivre les
cours de BD à Saint-Luc. A l'époque (1982),
c'était d'une formidable modernité, une
vraie claque !
La seule BD qui m'aie fait pleurer, c'est Silence
de Comès. Mon dernier livre de chevet
: David Boring de Daniel Clowes. Un bouquin
formidable, et une fois de plus en noir et blanc. Je
crois que je préfère définitivement
la BD en noir et blanc : elle laisse davantage de place
à l'imaginaire, au trait qui s'apparente à
une écriture. C'est souvent plus graphique, moins
vulgaire, ça a davantage de caractère,
de vivacité (pensons à Franquin
par exemple). Sans compter que la typo se marie moins
bien avec un dessin en couleur (une horreur sur du Mattotti
!). La couleur est devenu un standard commercial car
ça flatte l'il, c'est plus facile à
lire... et ça permet de rattraper un dessin faiblard
! D'un point de vue artistique, c'est souvent moins
intéressant.
Pourquoi être éditeur ?
Tout simplement parce que je veux faire des livres que
j'aimerais acheter, et que la direction éditoriale
est le domaine où je pense le mieux me débrouiller.
Je considère d'ailleurs qu'imaginer des concepts
de livres est un domaine créatif. J'ai des dizaines
de projets dans mes tiroirs, que je ne ferai sans doute
jamais car cela ne correspond pas à la petite
taille de mes éditions.
Hormis la biographie de Peyo par Hugues Dayez,
quels sont ces projets ?
La particularité des projets, c'est qu'une fois
qu'on les annonce (alors que rien n'est encore signé),
ils finissent par avorter ! C'est une loi de la vexation
qui me poursuit. J'ai ainsi perdu quelques projets de
bouquins, et j'ai donc décidé d'arrêter
les frais.
Et comment vivez-vous la sortie de vos ouvrages
?
Déprimé, parce que ça ne correspond
jamais à ce que j'avais espéré.
C¹est pour cette raison qu'il y a toujours des
petites différences d'un livre à l'autre
dans mes collections : il faut absolument que je les
améliore à chaque fois !
Après Tardi, Vuillemin, Franquin-Jijé
et La nouvelle bande dessinée
-des ouvrages de Sadoul, Vandooren et Dayez-
vous réalisez vous-même un recueil d'entretien
avec Jean Van Hamme
J'ai rencontré Van Hamme à 14 ans par
l'intermédiaire de son fils aîné
Nicolas qui était dans la même classe que
moi à l'école. De ce fait, mes rapports
avec Jean ont toujours été paternalistes.
Ce qui est amusant, c'est que ma mère était
dans la même école que Van Hamme, et que
j'ai été dans la même classe que
le fils de Rosinski lors de mes études
de communication graphique. J'ai également suivi
pendant un an le même cours de BD à Saint-Luc
que Philippe Francq. Bruxelles est un village
où tout le monde se croise !
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Vous indiquez au début de votre ouvrage
d'entretiens avec Van Hamme que vous avez touché
à tous les corps de métiers de la bande
dessinée. Vous avez même été
scénariste...
J'ai écrit un scénario, avec le
dessinateur Laurent Durieux, nous avons fait
quelques planches. On avait même réussi
à décrocher un contrat pour cette histoire
chez un gros éditeur, mais on ne s'est pas entendu
sur un bête point du contrat et le projet est
tombé à l'eau. Il s'agit d'un polar assez
classique, j'ai toujours ça dans mes tiroirs
C'est une expérience très instructive
qui permet de comprendre les mécaniques et les
difficultés de l'écriture d'un scénario.
A paraître très bientôt, L'intégrale
Félix de Tillieux. Superbe
idée mais qu'en est-il de Gil Jourdan
?...
L'intégrale Félix est sans
doute le projet le plus dingue dans lequel je me suis
lancé, car je me suis mis à restaurer
par ordinateur les planches une à une, et cela
me prend un temps fou ! Quelque chose comme 500 heures
de travail pour le premier volume à paraître
en novembre 2002. Gil Jourdan est évidemment
la continuité directe de Félix,
mais j'ai l'impression que les gens possèdent
déjà les Gil Jourdan et qu'il n'y
a pas tellement de nouveau public à trouver.
Mais je me trompe peut-être. Cela dit, Félix
est une série absolument géniale d'intelligence
et de drôlerie !
Propos recueillis par Illies Dzanouni &
Brieg F. Haslé en Septembre 2002
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