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Séra (c) Laurent Mélikian

Séra documentariste

Il était au Cambodge à l'arrivée des Khmers rouges et a suivi, en expatrié, les méfaits du régime de terreur mené par Pol Pot, qui a coûté la vie à près de 2 millions de Cambodgiens, exécutés ou morts d'épuisement, de maladie, de faim, dans le vaste camp de travail forcé qu'était devenu le pays de 1975 à 1979.

Avec Impasse et Rouge (Rackham, 1995) et maintenant L'Eau et la Terre (Delcourt, 2005), Séra raconte...

Peux-tu évoquer ton parcours personnel avant de venir en France, et le chemin qui t'as emmené petit à petit, puis sérieusement, dans les bras de la bande dessinée ?

Ma mère est arrivée au Cambodge à la fin des années cinquante. Ses parents ont continué à lui adresser ses revues de jeunesse préférées, à savoir les hebdomadaires Spirou et Tintin . Très naturellement et très rapidement, ces journaux sont devenus les miens. J'ai dû commencer par en manger des bouts, avant de les découper en mille morceaux pour me constituer mon premier cahier d'images. Et cela ne m'a plus jamais quitté. Peut-être que mon attachement à la bande dessinée provient aussi en partie de ces mémorables nuits où, en compagnie de mon frère et de ma sour, nous nous accaparions notre mère et elle devait nous lire un album en entier, à haute voix, rien que pour nous, dans la chambre climatisée de mes parents. Je ne peux pas abstraire la lecture de La Corne du rhinocéros , même songer à Seccotine, sans me détacher de ces souvenirs. Aujourd'hui, encore.
Et puis, comment dire ?. La bande dessinée a toujours été un prolongement phantasmatique envers une culture, un pays dont je me sentais proche, mais qui était totalement étranger à ma réalité. À l'école française que je fréquentais, le lycée Descartes, on nous enseignait les quatre saisons. Printemps, été, automne, hiver. autant de notions qui étaient de véritables abstractions pour un môme comme moi, PhnomPenhois, qui ne connaissait des saisons que celle de la pluie et de la saison sèche (pour faire court). Sans parler de nos (!) ancêtres les Gaulois !! Par contre, ces aspects-là, je les retrouvais dans les bandes dessinées. avec Astérix et Obélix. Être plongé dans une bande dessinée, c'est aussi arracher un tant soit peu son corps au présent. Et cela me convenait très bien. Les proviseurs, directeurs, et maîtres d'école. mon père même, détestaient la bande dessinée. Qu'importe. Ma mère elle, elle aimait ça. Et c'est tout ce qui m'importait. Il y a eu petit à petit une dimension de rébellion à s'afficher comme aficionados du genre et ce n'était pas pour me déplaire. Donc, la BD comme "évasion" et "résistance". La BD contre la pensée dominante, contre la normalité. Comme enfant "métis", je n'ai jamais été comme les autres, ni cambodgiens (pur) ni français (blanc-blanc) alors, autant aller de l'avant.

Avec Impasse et Rouge puis à présent L'Eau et la Terre , tu racontes le génocide cambodgien avec la même intensité que Spiegelman, avec Maus , raconte l'holocauste vécu par ses parents. Il s'agit de l'ouvre de ta vie, n'est-ce pas ? Un cri répété pour demander justice ?

L'ouvre de ma vie ? Je ne saurais dire. ce n'est pas à moi de décréter une telle chose. Je suis depuis 1975 en conflit avec le déracinement imposé par les remous de l'histoire. Je n'ai pas connu le génocide cambodgien. Juste les prémices. J'étais encore à Phnom Penh le 17 avril 1975. J'ai été ensuite réfugié à l'ambassade de France et, comme tous les étrangers, nous avons été expulsés vers la frontière thaïlandaise à la fin avril. Le génocide au Cambodge s'est déroulé dans un silence absolu de la part de la communauté internationale. Sans parler de celui des "intellectuels" français. C'est à ma connaissance, le seul génocide qui a eu lieu et dont aucun responsable n'a encore été jugé et puni à ce jour. La justice ! Quelle justice ?

L'Eau et la Terre est un projet qui a été amorcé à la fin d' Impasse . en 1995. Mais je bloquais sur bien des aspects de cette période de l'histoire. Deux événements m'ont secoué : l'un a été ma rencontre avec le cinéaste Rithy Panh, le second a été de lire une déclaration de Vergès dans Paris-Match où il disait, en substance, que les Khmers rouges n'étaient pas des bandits, des voleurs, mais des révolutionnaires idéalistes ! Tant de conneries m'a mis hors de moi. Rien que pour avoir tenu de tels propos, ce mec-là (?) mérite un procès au cul. Il suffit de lire et relire tous les témoignages pour savoir qu'il n'en a pas été ainsi. Et si Maître (?!) Vergès a besoin de lunettes, je lui en trouverai volontiers. En effet, si vous êtes attentifs aux documents photographiques de l'époque, vous pourrez constater que tous les Khmers rouges avaient des montres au poignet ! Tous. Qu'ils aient moins de quinze ans et plus ! À votre avis, ces montres, où les ont-ils trouvés ?

En 2003, tu as pu rééditer Impasse et Rouge , mais tu as aussi tenu à en reformuler la structure, quelle en est la raison profonde ?

Impasse et Rouge a été épuisé en deux ans. Depuis lors, j'ai voulu continuer ce travail sur la mémoire. Il me fallait trouver le meilleur angle pour y parvenir, et cela a pris un peu de temps pour que les idées viennent à maturité. Lorsque je me suis mis à la PAO, j'ai vu que j'avais là l'instrument idéal pour continuer mon travail. Le reprendre là où il s'était arrêté. Je voulais continuer à être dans un traitement de la matière, visuelle, émotionnelle, pour parler de toute cette période de l'histoire. de mon histoire.

Impasse et Rouge était centré sur Snoul, un jeune homme qui avait perdu ses parents et s'était retrouvé soldat de la République Khmer. L'Eau et la Terre recueille une mosaïque de témoignages, y compris ceux de Khmers rouges. Peux-tu expliciter ce choix qui rappelle la méthode employée par Jean Hatzfeld dans ses ouvrages sur le Rwanda et Rithy Panh dans le documentaire S-21, la machine de mort khmère rouge  ?

Je ne pouvais pas imaginer construire un récit entièrement focalisé sur l'itinéraire d'une personne, car le Cambodge était à l'époque comme un damier de jeu d'échec, avec des cases plus ou moins noires. La réalité des choses vécues était différente d'une région à l'autre. Mais surtout, si j'avais opté pour un parti pris de mettre en images de ce qui aurait été un témoignage, celui-ci m'aurait paru artificiel. Faux. Parce que, encore une fois, je n'ai pas vécu cette période. Je ne me voulais pas être un illustrateur, au sens premier du terme. La période des Khmers rouges est un pan de l'histoire du Cambodge des plus obscurs. Hermétiques par moments. douloureux absolument et définitivement. Je ne suis pas certain d'avoir fait le tour de la chose. mais peut-on en venir à bout ?

L'Eau et la Terre débute le 19 avril 1975, soit deux jours après le chute de Phnom Penh, et seulement quelques jours après la fin d' Impasse et Rouge . Nous savons que tu te souviens pertinemment de ce mois-ci en particulier mais quelle est la part autobiographique que tu as intégrée à tes récits ?

L'histoire du jeune homme qui dort dehors à la belle étoile avec son petit chien est un peu ma propre histoire. Lorsque nous sommes arrivés à l'ambassade, ma mère, mon frère, ma sour et moi, nous avions "hérité" du petit chien que notre bonne venait d'avoir. Les rouges voulaient l'avoir pour eux. Ma mère en tremble encore aujourd'hui lorsqu'elle en parle. Tout part de ce récit. Ensuite, l'autre récit fondateur est le long monologue que mène un instituteur qui renonce à la vie. c'est le récit de la mort du père de Rithy Panh que je mets en images. Les autres récits s'articulent autour de réappropriations de témoignages, d'illustrations d'une idée. (Actes et conséquences). 

À la lecture de L'Eau et la terre , on a tout de même le sentiment que tu restes encore distant avec ton vécu, que tu n'abordes pas, ou pas encore en tout cas, les choses qui t'ont meurtri, les choses de ton intimité (comme la disparition de ton père)... est-ce une illusion ?

Nullement. Dans aucune de ces bandes dessinées il n'y a une part d'autobiographie. Cela viendra en son temps avec un récit (déjà écrit) qui s'intitule Le Sourire des Apsaras . Plus qu'une autobiographie, ce récit parle de mon rapport aux femmes de ma vie. Depuis ma bonne (la femme chinoise qui m'a élevé en même temps que ma mère) en passant par mes tantes. la quête d'un sourire en définitive. Avec ce récit, j'évoquerai le Cambodge des années soixante.

De la même façon, même si certaines de tes images sont fortes, tu ne souhaites pas, semble-t-il, rajouter de la violence à la violence et te complaire dans des mises en scène spectaculaires ou macabres...

Je n'ai jamais été très kutchup , tout comme j'ai eu beaucoup de mal à venir à l'autobiographie. Cette forme est très intéressante, mais c'est tout de même quelque chose d'éminemment obscène et qui me gêne. Et puis, trouver le ton juste, sans être dans une mouvance qui vous échappe demande distance et réflexion. Je ne suis pas un auteur incontinent.

L'Eau et la Terre se situe dans une veine plus documentariste mais tu évites aussi de tomber dans la plainte ou dans la démonstration pédagogique. J'imagine que cette sensibilité répond aussi à une forme de pudeur ?

Absolument. Là, c'est ma fibre cambodgienne qui parle. Le silence est parfois plus parlant que les bavardages longs et inutiles. L'Eau et la Terre est un ensemble de fragments de vie. J'encadre ces moments narratifs de repères, parce que je doute que les lecteurs d'aujourd'hui aient une vision très claire de cette époque. 

Graphiquement, dans ta façon de travailler, la méthode que tu emploies ressemblerait plus au cut-up adapté en BD par Alex Barbier. Est-ce ainsi que tu procèdes, en assemblant un ensemble d'images fortes, ou sensées, en fonction de tes textes, de tes monologues ?

Je n'ai pas attendu Alex Barbier (lu en son temps dans les pages de Charlie mensuel ) pour m'intéresser au cut-up. Le Major Tom et The Thin White Duke obsédaient mes neurones depuis bien longtemps.
[The Return Of The Thin White Duke / Throwing darts in lover's eyes / Here are we, one magical moment / Such is the stuff from where dreams are woven / Benhind sound ; dreding the ocean / Lost in my circle / Here I am flashing no color / Tall in this room overlooking the ocean.]
Pour L'Eau et la Terre , je devais faire avec un bagage d'images obsédantes, accumulées depuis 1977, des notions historiques inscrites dans une certaine réalité humaine, des trous à combler. j'ai jonglé avec toutes ces "contraintes" pour donner corps à mon travail. 

Nous avons déjà évoqué la violence de certaines images. Mais quelle utilisation fais-tu de la photographie et pourquoi ?

Je me sers de la photographie surtout comme matière, texture, pour donner corps et réalité aux choses, extérieur et intérieur. Le problème avec le dessin en bande dessinée, c'est qu'une fois qu'elle se traduit par la ligne seule - comme dans Le Photographe d'Emmanuel Guibert, elle ne traduit rien d'autre qu'un ascétisme du réel sans échos, sans résonance avec la réalité. Ses dessins sont beaux, propres, clean jusqu'à plus soif. Ils traduisent ce que l'on voudra, mais certainement pas la terre, la poussière, la sueur, afghane. Du coup, le bleu du ciel du Photographe me fait penser au bleu du ciel d'une aventure des Schtroumpfs , et à rien d'autre. Cela dit, si je suis si virulent contre Guibert c'est parce que, en d'autres circonstances éditoriales, il se révèle être des plus doué. et sincère (cf. La Guerre d'Allan Cope ). Une approche moins superficielle de la bande dessinée, de ses codes et travestissements du réel. J'ajoute que je suis aussi des plus fasciné par la photographie. Je collecte des milliers d'images, de figures anonymes depuis tant d'années qui, petit à petit, prennent une part non négligeable dans mon rapport à l'imaginaire.  

« Ce qui est infecté doit être incisé, ce qui est pourri doit être retranché »... tu n'hésites pas à émailler ton récit dessiné de citations comme ce slogan khmer rouge ou de citations extraites de textes anciens ( Trai Phum ...). Là encore, quel est le sens ?

Il y a là deux aspects distincts. Les citations des paroles de Khmers rouges sont là pour nous rappeler comment ces gens (?) pensaient, comment ils percevaient le monde. Je devrai dire "perçoivent", parce qu'il y en a encore plus d'un. dans l'attente d'un retournement du sens de l'histoire.
Les autres citations sont là pour nous signifier que "Angkor" n'est pas la seule à forger l'identité des Khmers. Il existe une littérature cambodgienne incroyablement riche et méconnue du monde. Ainsi, la première citation qui ouvre le livre n'est autre qu'une vision khmère de Simbad le marin . Ces citations sont aussi un rappel de la philosophie de vie des Cambodgiens. Ce sont des textes exhumés en 1965 par Bernard-Philippe Groslier, conservateur d'Angkor dans les années soixante, et qui n'ont pas été réédités à ce jour.

Cette impression charbonneuse hante tes bandes dessinées aussi puissamment que les odeurs et les vibrations de ce temps passé te hantent. En 2003, dans la préface de Impasse et Rouge , tu déclarais que tu étais toujours en quête de réponses. Cette période cambodgienne 1975-1979 ne cessera pas d'alimenter ta création...

On ne sort jamais indemne d'un génocide, même si je ne l'ai pas vécu directement. Le rapport à la parole, la parole des hommes. parler est un combat qu'il faut que je mène tous les jours, contre moi-même. Il faut que le travail sur la mémoire se fasse car trop de gens trouvent leurs comptes dans nos silences coupables.
Vous lirez bientôt Secteur 7 que j'ai co-écrit avec mon ami Stephan Polonsky (co-auteur de Sortie de route , PMJ éditeur), aux éditions Glénat, qui ne sera pas sans rappeler un certain 17 avril 1975, même si l'action se déroule. demain, dans Paris et plus précisément, le septième arrondissement. L'album est prévu pour septembre 2005.

L'Eau et la Terre, Delcourt, Collection Mirages, 14,95 euros. Sortie le 13 avril 2005.



Propos recueillis par courrier par Christian Marmonnier
Une version courte de cet entretien est publiée dans
Bandes Dessinées Magazine n°6 (avril-mai 2005)
Copyright © Christian Marmonnier, Bandes Dessinées Magazine, Auracan.com, 2005
Photos © Laurent Mélikian
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