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Entretien avec Francis Carin

Quelque part entre James Bond et les Brigades du Tigre, depuis dix albums il anime les pérégrinations «en sous-marin» de l'espion «number one» de Sa Majesté George V. En direct de la Belle-Epoque, Francis Carin débarque sur sa Panhard pour nous dévoiler les coulisses de Victor Sackville.

Quel est ton parcours depuis Saint-Luc ?
Pendant mes études, j'ai déjà publié quelques caricatures de footballeurs liégeois dans Allons Liège. Ensuite, une fois sorti de Saint-Luc en 1973, je me suis lancé dans la publicité. Je faisais des autocollants, du lettrage sur camions et camionnettes pour un copain carrossier... Mais étant quelqu'un de très distrait, je commettais souvent des erreurs dans les adresses. J'ai arrêté car je finissais par perdre de l'argent.

Comment en es-tu arrivé à dessiner?
J'ai commencé par faire des jeux didactiques. Nous étions ainsi une dizaine de dessinateurs dont Didgé et Julos. Nous étions sous-payés mais, pour ma part, ça m'a permis de tenir le coup. Je revois d'ailleurs encore ces jeux régulièrement dans la presse.
Ensuite, j'ai travaillé pour des journaux publicitaires liégeois, principalement le journal Principauté, dans lesquels je faisais des caricatures politiques. C'est à ce moment que j'ai rencontre René Henoumont qui m'a présenté à la rédaction du Pourquoi Pas? où j'ai commencé à travailler en '77. Là, j'ai enfin pu exercer mon métier de dessinateur: j'ai réalisé des couvertures et des illustrations.
Parallèlement, j'essayais de placer mes dessins dans des journaux BD. Je participais à tous les concours BD pour les jeunes (carte blanche dans Spirou, etc.).

C'est ainsi qu'a débuté ta période Spirou?
Non, j'ai d'abord débuté par quelques dessins pour les Tintin Pocket (1976-77) et une page ou deux pour Tintin. En '78, j'ai rencontré Piroton. C'est avec lui que j'ai vraiment commencé le métier de dessinateur de BD. Nous travaillions sur une série, intitulée Les Casseurs de Bois, et dont le thème était la petite aviation des années '60. Il avait crée cette série à la demande du rédacteur en chef de Spirou de l'époque. Nous n'avions pas vraiment de méthode de travail, j'ai dessiné aussi bien les personnages que les décors. J'ai autant encré ses crayonnés, que Piroton les miens. J'ai même réalisé des planches seul! J'ai progressé plus en 2 ans que pendant les 10 années précédentes! J'ai également travaillé sur une aventure de Jess Long (La Mort Jaune), un remake de Michel et Thierry paru dans les années '60.

Nous avons conçu une septantaine de pages des Casseurs de Bois pour lesquelles nous avons essuyé un refus de parution en album. Alors j'ai arrêté de travailler sur la série.
De mon côté, j'ai essayé de lancer une histoire, Les Diables Bleus, avec Pierret, qui signait Lamarne à l'époque. Une septantaine de pages pour lesquelles, à nouveau, la rédaction refusait de sortir un album. Leur objectif était à ce moment-là de rajeunir le journal de Spirou. Or, comme je présentais des récits sur la guerre de 14-18, j'ai été remercié.

Alors tu es allé chez Tintin ?
Non. A ce moment là, j'ai rencontré Gabrielle Borile qui écrivait des critiques BD pour Le Vif-L'Express. Comme elle ne se sentait pas capable d'écrire une histoire de 46 pages seule et n'en avait d'ailleurs pas l'envie, elle s'est associée à François Rivière. Et Victor Sackville est né.

C'est pour cette raison que les premiers albums sont parus dans le «Pourquoi Pas?»
C'est encore une autre histoire. Nous avons vendu la série au Lombard. Mais Vernal, le rédacteur en chef, gardait Sackville en attente dans une armoire afin de l'inclure ultérieurement dans un mensuel qu'il voulait créer. Nous nous situions dans les environs de 1985-86. J'ai alors proposé au Pourquoi Pas ? de publier «le Code Zimmerman». Comme il s'agissait d'une histoire qui se déroulait à Bruxelles pour le premier tome, cela collait bien avec le journal. D'autant mieux qu'il n'y avait guère de BD dans leurs pages. Voila pourquoi je n'ai été publié dans Tintin qu'à partir de l'album 3, «Le Miroir du Sphinx».En alternance avec «Le Code Zimmerman», j'ai dessiné Sidney Bruce chez Glénat. Malheureusement, la série ne marchait absolument pas. J'ai dû l'abandonner et continuer Sackville. Depuis, j'en sors un par an...

Comment se fait-il qu'au niveau du graphisme tu aies commencé avec des caricatures et que maintenant tu te conformes dans un style à la fois réaliste et ligne claire?
En fait, je me mettais dans la peau d'un autre dessinateur. J'avais carrément une autre vision des choses. C'est un privilège que de pouvoir changer de style et, même s'il est vrai que j'ai commencé par des caricatures, j'ai toujours eu envie de faire de la BD. Mais avoir un style qui convienne à chacun, c'est difficile. Par exemple, quand je travaillais avec Piroton, j'étais obligé d'avoir le style Piroton. Quand j'ai rencontré Rivière, j'ai essayé de réaliser les premières planches avec mon style de dessin, avec des pleins et des déliés, mais ça ne collait pas. J'ai dû m'adapter.

Sackville est une série assez compliquée et riche en personnages...
En fait, quand on fait de l'espionnage, il faut savoir compliquer un peu l'histoire. Même au niveau des personnages qui n'ont rien à voir dans l'intrigue, j'essaye au maximum de leur attribuer des poses, des attitudes, des regards qui attirent le lecteur et lui donnent l'impression que tel ou tel personnage secondaire a justement un rôle à jouer dans l'histoire. Je réutilise rarement les mêmes personnages d'une histoire à l'autre. Seul Sackville reste. Tous les autres sont réinventés. Cela tient au fait que je n'aime pas inclure trop de références aux albums précédents. Ca complique trop l'histoire.

Au niveau du dessin, tu détailles énormément les décors. Ne te dis-tu jamais que tu exagères en allant jusqu'à dessiner la moindre brique, chaque pavé?
C'est tout simplement une question graphique. Pour me faciliter la tâche, j'ai essayé de ne placer que 2 ou 3 pavés ici et là, mais ça ne me plaît pas. Alors je les dessine tous. Quand je dis tous, ce n'est pas tout à fait vrai: par exemple, une maison dessinée par mes soins contiendra graphiquement moins de briques qu'une maison réelle. Heureusement! A l'échelle, on ne sait pas toutes les dessiner. Je soigne particulièrement les décors parce que c'est une partie importante de l'histoire. Le décor aide le lecteur à entrer dans l'intrigue. C'est un peu comme au théâtre ou au cinéma: imaginerais-tu un seul instant voir des acteurs jouer leur scène devant des draps blancs. De plus, je trouve que le lecteur lira beaucoup plus de choses dans l'histoire par les décors qui retranscrivent ici l'ambiance début du siècle.

N'est-ce pas trop difficile de trouver de la documentation sur cette période ?
Non, il y a énormément de documents qui existent sur cette période car cela correspond au début de la photographie. A partir de 1900, les contemporains faisaient beaucoup de photos. Dans les librairies de chaque ville, il est possible de trouver de la documentation sur le passé de l'endroit. C'est pourquoi je me suis rendu dans chacune des villes qui ont servi de décor à l'histoire, sauf pour le Mexique et Le Caire. Bien sûr, je prends aussi quelques photos (environ 200) sur place, ce qui me permet de faire des recoupements avec des bâtiments qui n'existent plus.

Pourquoi avoir choisi le début du siècle ?
Graphiquement, j'adore cette période. Je m'y retrouve mieux qu'en dessinant notre époque. Il est vrai que les choses y étaient toujours belles. Tout avait l'air bien étudié par les designers, ces dessinateurs qui créaient les lampes, les autos, les costumes, la décoration. Je trouve que c'était un peu plus sobre que maintenant mais il y avait un style...
Je n'aime bien sûr pas la guerre de 14 - ni évidemment aucune autre - mais, comme la série raconte des histoires d'espionnage, la guerre est le contexte idéal pour bâtir les intrigues. C'est à cette époque qu'est né l'espionnage moderne, inventé par les Anglais. On y retrouve des codes sophistiques, des gadgets, etc...

Vous essayez de démarrer avec un fait authentique ?
Quand nous choisissons une ville pour une nouvelle aventure, nous essayons de trouver un élément historique qui y corresponde. C'est souvent la date qui régit l'histoire. Par exemple, à Spa, l'Empereur Guillaume Il a vécu quelques mois dans la villa Neubois qui existe toujours d'ailleurs: maintenant c'est un centre de charité. En parcourant une ville, nous trouvons toujours des petits coins intéressants qui ne sont pas nécessairement dans les livres des librairies. Nous allons même parfois jusqu'à modifier une séquence du scénario quand nous voyons quelque chose qui nous plaît.
Mais au départ, quand nous allons visiter une ville où se déroulera l'histoire, nous disposons déjà d'une trame générale. En effet, Gabrielle et François préparent le terrain en potassant leur documentation afin de ne pas s'aventurer dans l'inconnu.

Pourquoi avoir changé les noms de certains personnages alors que vous collez tellement à l'Histoire ?
Même si nous collons à l'Histoire, c'est quand même de la fiction. Et puis, parfois, les vrais noms ne sont pas beaux. Nous essayons d'inventer des noms qui présentent une meilleure sonorité. Bien sûr, les noms célèbres qui servent quelque peu de référence à l'histoire ne peuvent pas toujours être changés...

Comme l'histoire est rédigée par 2 scénaristes, quel est le rôle de chacun?
C'est ça le mystère... C'est très difficile à expliquer. Au départ, Gabrielle essaye d'élaborer l'histoire, de rédiger un synopsis très large que nous examinons ensuite ensemble. François, bien sûr, y met son grain de sel. Et voilà le vrai point de départ. Gabrielle, surtout, fera un découpage plus précis et ils se revoient ensuite pour discuter des dialogues. Il n'y a pas de tâche bien précise pour chacun, la création du scénario est le fruit d'une collaboration étroite.

Tes scénaristes t'imposent-ils tout systématiquement?
Non. Il y a des choses qui vont de soi et je leur propose ma vision, mais je peux me tromper. Je reçois un scénario écrit, quelque fois des crayonnés mais rien de très précis. Cela me laisse une certaine liberté. Pour Piroton, Tillieux dessinait tout. Sur un format A4, bien sûr, mais tout y était. La marge de manoeuvre était plus étroite.

Victor Sackville n'a guère de passé et de vie amoureuse ?
C'est peut-être en effet un problème. Sackville est un espion qui vit ses aventures mais il n'y a pas un côté plus profond au personnage. Tout est un peu superficiel. C'est pour cette raison que nous lui avons fait rencontrer cette violoniste. Nous lui avons offert un passé affectif (tomes 7 & 8).
Mais je trouve que cela ne colle pas très bien avec ce genre d'histoire: mon personnage est plus pris par les événements qu'il n'est lui-même impliqué. Il est présent, il exécute ses missions et il va jusqu'au bout. Mais on dirait qu'il survole tout et pourtant nous essayons de le rendre un peu plus humain, en le faisant souffrir, torturer par exemple. Dans le tome 9 (L'Imposteur), nous découvrons un peu sa famille (sa soeur, son neveu...) et son passé sous forme d'une villa héritée de ses parents où les Sackville passaient leurs vacances.

Pour l'autre série, Sidney Bruce, ça se passait à l'Epoque Victorienne?
A Londres, en 1888 pour le premier épisode. C'était une histoire un peu fantastique, alors que Victor Sackville est beaucoup plus terre à terre et surtout plus cartésien. Je n'ai dessiné que 2 albums sur scénarios de François Rivière. Il aime bien cette époque victorienne qui est aussi celle de grands auteurs tels que Conan Doyle, Dickens, Wilde, Barrie...Moi, je m'y sentais un peu moins à l'aise à cause de mon côté ligne claire qui ne colle pas tellement avec le fantastique. Ce genre de récit nécessite des dessins plus contrastés, il faut travailler plus les noirs, les lumières, les ambiances. J'ai essayé de m'inspirer des dessins de l'illustrateur attitré des enquêtes de Sherlock Holmes qui s'appelait Sidney Paget, mais ça ne collait pas avec les ambiances lourdes que je devais rendre.

C'est peut-être pour cette raison que la série n'a pas marché ?
C'est une des raisons bien sûr, mais il ne faut pas non plus oublier que nous étions chez Glénat, dans une collection pour laquelle la maquette des albums était la même pour plusieurs séries (western, charme, aventure) et les lecteurs ne s'y sont jamais retrouvés.

Tu n'as pas envie de dessiner une autre série que Sackville ?
Si, bien sûr, j'ai des projets. Mais pour l'instant je me consacre à Sackville. Une chose est sûre: nous resterons dans le passé. C'est une des caractéristiques des capricornes, je suis plus attiré par les vieilles pierres que par le béton.
Ce sera certainement une série limitée à 2 ou 3 albums. Mais comme pour l'instant je dessine un album par an, il me sera difficile de mener deux séries de front. Mais nous en reparlerons probablement dans une prochaine entrevue...

Auracan n°11
Propos recueillis par Marc Carlot et Pierre Mal en août 1995.
Cet entretien a été initialement publié dans Auracan n°11, en octobre 1995.
Copyright © Graphic Strip 1995 / Auracan.com 2006
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Photo de Francis Carin © Lombard
Visuels Victor Sackville © Carin, Rivière, Borile, Lombard
Autres visuels © Carin
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Marc Carlot
13/01/2006