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Entretien avec Philippe Francq

Francq
Philippe Francq
© Manuel F. Picaud / Auracan.com
« L’intention de Jean Van Hamme est de raconter une histoire d’action où la place laissée à la psychologie des personnages est minimale. Elle est autant caricaturale que mon dessin ! »

Winch
Largo Winch T16 : la Voie et la Vertu © Francq - Van Hamme
Dupuis
À bientôt 47 ans, Philippe Francq, l’un des dessinateurs belges les plus talentueux de sa génération, installé dans le Sud de la France, préside aux destinées graphiques d’un héros devenu mythique : Largo Winch, créé en 1990 avec Jean Van Hamme.

Grâce à ce récit mouvementé grand public et à son dessin réaliste très élégant, la série est abonnée aux classements des meilleures ventes BD.

Auracan.com a rencontré pour vous Philippe Francq au cours du festival Quai des Bulles de Saint-Malo. L’occasion de parler du documentaire Largo, du film Largo Winch (au cinéma le 17 décembre) et du nouvel album de la série : la Voie et la Vertu (Dupuis, collection Repérages).
Une exclusivité Auracan.com !

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Largo Winch T16 : la Voie et la Vertu © Francq - Van Hamme / Dupuis

Revenons ensemble sur la genèse du film documentaire Largo réalisé par Yves Crist-Legrain ?
Ce film documentaire a commencé de manière totalement improbable ! J’avais rencontré Yves Crist-Legrain sur le tournage du feuilleton TV Largo Winch. Un jour, il m’a dit qu’il aimerait bien réaliser un film sur Largo. Je lui ai répondu que cela n’intéresserait personne. Mais il m’a demandé si je me prêterais au jeu : je lui répondu oui, sous réserve qu’il trouve un producteur pour financer le projet !... Et vraiment pour lui faire plaisir, car me faire filmer par une caméra n’était pas une chose qui m’amusait particulièrement ! Je me disais que cela ne se concrétiserait jamais. Trois ans après, il m’a téléphoné pour m’annoncer qu’il avait trouvé un producteur ! [rires] J’étais donc pris à mon propre piège ! J’ai ensuite dû convaincre Jean Van Hamme d’accepter...

Kanari
Philippe Francq et Jean Van Hamme à Hong Kong
extrait du DVD Largo © Kanari Films
Et cela a-t-il été facile d’embarquer Jean Van Hamme dans cette aventure ?
Yves avait téléphoné à Jean qui l’avait envoyé bouler ! Genre : « Je n’ai pas le temps pour ces conneries » ! Du coup, j’ai appelé Jean en lui expliquant que je m’étais moi-même engagé et que ce serait bien qu’on fasse ce film documentaire ! Nous avons commencé le tournage par les repérages à Saint-Tropez. Après l’équipe de tournage est revenue chez moi : elle a réalisé quelques séquences où je lis le scénario. Ensuite, l’équipe est allée chez Jean puis nous sommes partis tous ensemble à Hong Kong. Quatre jours après notre retour de ce voyage en Asie, l’équipe était dans mon atelier pour filmer les tout premiers dessins que je faisais. Ensuite, ils ont filmé de manière chronologique toutes les étapes de réalisation de l’album.

Vous n'avez pas été gêné de dessiner sous l’œil des caméras ?
Quand on a une telle équipe – six personnes pendant quatre jours –, la première heure est un peu dérangeante mais, après, on oublie rapidement leur présence. Comme le dessin est un acte très silencieux et que je ne pouvais pas mettre de musique, à un certain moment, j’ai eu envie d’expliquer ce que j’étais en train de faire, ce que je fais tous les jours naturellement sans jamais me poser des questions. J’ai essayé de verbaliser mes intentions pour expliquer mon boulot. L’image seule n’explique pas le cheminement intellectuel du dessin. Entre deux tournages, je réfléchissais à ce que je pourrais dire la prochaine fois. Durant les deux ans de tournage, j’ai vraiment pu expliquer mes processus de création : la préparation du croquis, le crayonné, l’encrage, jusqu’à la mise en couleurs. Qui plus est, pour ce qui est de la couleur, je démarrais alors une nouvelle collaboration avec Fred Besson. Je lui expliquais la nuit au téléphone ma conception de la couleur, et je me préparais à les expliquer après devant les caméras !

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Largo Winch T16 : la Voie et la Vertu
© Francq - Van Hamme / Dupuis
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Largo Winch T16 : la Voie et la Vertu
© Francq - Van Hamme / Dupuis
Justement, Marie-Paule Alluard vous a accompagné depuis le début de la série. Pourquoi ce changement de coloriste à partir du T15 ?
Sincèrement, je pensais continuer encore longtemps avec Marie-Paule. Il se trouve que sur le dernier album qu’elle a mis en couleurs [T14, ndlr], j’ai eu énormément de travail, soit deux mois contre trois semaines précédemment. J’ai toujours travaillé après coup les planches couleurs de Marie-Paule : parfois quelques retouches, parfois plus. Mais, je me retrouvais toujours avec les mêmes problèmes : elle avait tendance à déconstruire les visages avec des ombres et des lumières qui modifiaient les expressions des personnages et elle faisait disparaître le trait et l’expression que j’avais mise au trait. Elle était très forte pour toutes les séquences extérieures, mais dès qu’on rentrait dans une pièce, la lumière disparaissait. À la fin du T14, j’ai eu une discussion avec Marie-Paule : je lui ai demandé de venir voir sur place, chez moi, les modifications que je suis amené à faire sur les planches pour qu’elle comprenne ce que j’attends. Elle voyait à la sortie du bouquin qu’il y avait des choses qui avaient bougé mais elle ne voyait pas où ! Six mois s’étaient écoulés entre la sortie du bouquin et la fin de son boulot ; entre-temps, elle avait un peu oublié ce qu’elle avait fait. Elle n’a pas accepté ma proposition : nous avons donc mis fin à notre collaboration. Je ne pouvais pas continuer à la payer aussi bien – 25.000 € par album – et devoir autant retravailler les couleurs derrière elle…

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Largo Winch T16 : la Voie et la Vertu
© Francq - Van Hamme / Dupuis
Et comment avez-vous trouvé Fred Besson pour lui succéder ?
J’ai prévenu Marie-Paule une année avant, pour qu’elle ait le temps de se retourner. Je ne voulais pas qu’elle l’apprenne au moment d’entamer l’album suivant. Je n’avais alors personne pour la remplacer. J’ai fait réaliser des essais par trois coloristes dont Fred Besson que j’ai connu par l’intermédiaire d’un ami, Didier Chrispeels [Crisse, ndlr]. Il a retenu mon attention par sa maîtrise de la mise en couleurs à l’ordinateur qui me tentait bien déjà – tous les éditeurs préfèrent aujourd’hui la couleur informatique et essayent de supprimer les frais de photogravure, des bleus, des scans et autres… Ensuite, lorsque j’ai dû me remettre sur les couleurs du T14, du fait de la piètre qualité que j’y trouvais, étant de surcroît fort charrette par rapport aux délais des éditions Dupuis, j’ai sollicité son aide. Car Marie-Paule était partie en vacances et ne pouvait refaire la dizaine de pages que j’estimais devoir refaire intégralement. Fred a travaillé par ordinateur sur les scans des couleurs (faites à la gouache) et a su reconstituer de la matière gouache dans les zones problématiques. Du coup, je lui ai proposé de faire ensemble mes prochains bouquins.

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Largo Winch T16 : la Voie et la Vertu © Francq - Van Hamme / Dupuis

Les couleurs de Largo Winch sont donc désormais faites exclusivement de manière numérique…
Oui, tout est numérique. Sauf pour certains ciels : parfois, avec Fred Besson, nous scannons un ciel réalisé à la gouache et nous l’intégrons dans l’image. La magie de l’ordinateur permet ce type de "bricolages" !

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Largo Winch T16 : la Voie et la Vertu
© Francq - Van Hamme / Dupuis
Parlons du nouvel album, la Voie et la Vertu, qui sort ce 5 novembre ? Il s’agit de la fin d’un diptyque…
C’est toujours un grand bonheur de finir une histoire ! C’est mieux que de finir le premier volet d’un diptyque de Largo, parce que nous ne sommes jamais totalement rassurés… Le grand soulagement apparaît toujours au numéro pair !

Dans ce 8e diptyque, Largo doit payer une lourde dette…
Oui, effectivement… C’est un récit essentiellement fort riche d’action ! Il y a beaucoup de rebondissements, beaucoup d’actions, mais c’est le cas de plusieurs diptyques comme OPA - Business Blues ou Voir Venise... - ... et mourir : la mise en place est souvent lente sur la première partie alors que l’on adopte un rythme d’enfer sur la seconde partie. Dans les Trois Yeux des Gardiens du Tao, pas mal de choses se sont mises en place – dès la première séquence se déroulant à Saint-Tropez. En fin de compte, tout ce que j’avais préparé photographiquement en me rendant à Hong Kong avec Jean Van Hamme m’a vraiment servi pour ce deuxième volet !

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Largo Winch, l'affiche du film
en salle le 17 décembre 2008
© Pan Européenne
On pense notamment aux scènes aériennes qui sont très impressionnantes. On y retrouve votre passion pour l’élément aérien…
C’est effectivement un album très aérien : les parapentes, les ULM pendulaires, l’hydravion, l’hélicoptère… Je me suis vraiment régalé ! C’est plus amusant de faire évoluer un avion dans un endroit qui lui est interdit, au ras du sol ou entre des buildings, plutôt qu’en plein ciel. J’essaye de recréer les sensations qu’on a en vol en hélicoptère. Dans un petit avion de type Cessna, à 4000 pieds de haut, on n’a pas l’impression de voler malgré ses 250 km/h. C’est assez statique. Alors que dans un hélicoptère, on est plus souvent très près du sol, et plus on vole bas, plus on a ce sentiment de vitesse. Dans un hélicoptère qui vole à 150-160 km/h au ras des arbres, on a vraiment cette sensation très forte de vol. Et comme on est à proximité d’éléments matériels, tels des arbres ou des rochers, on saisit aussi mieux l’espace. Un peu comme dans une vidéo en 3D : quand on voit les décors bouger !

Sur ce nouveau scénario, Jean Van Hamme vous a bien fait transpirer, n’est-ce pas ?
Assez oui ! Mais je ne perds jamais de vue l’ensemble de l’histoire. Il y avait effectivement certaines scènes assez difficiles à réaliser. Ce fut long et laborieux, mais le jeu en valait vraiment la chandelle. J’ai toujours en tête mes souvenirs de jeune lecteur de BD. Au moment de tourner la page, les images me transportaient, j’avais le souffle coupé, notamment chez Hermann. J’ai toujours envie que le lecteur ait cette sensation. Et, c’est vrai, cela est plus facile avec des prises de vue aériennes dans un environnement humain, avec des contre-plongées ou des plongées. On impressionne tout de suite et assez facilement le lecteur !

Autre actualité : la sortie du film Largo Winch le 17 décembre prochain. Êtes-vous content du résultat ?
Je dirais d’abord qu’un tel résultat est très flatteur. C’est presque une consécration !… Ça arrive même un peu tôt : 18 ans d’existence pour une série BD, ce n’est pas énorme. Et, pour la première fois, le désir n’est pas – comme pour la série TV – de faire un coup financier. La première intention était d’adapter à l’écran un personnage que le réalisateur avait aimé : il s’agit du désir d’un réalisateur et non pas d’un producteur. Cela change tout ! Pour la série TV, Dupuis avait démarché des producteurs de différents pays en leur sortant les chiffres de ventes des albums pour leur démontrer que si on réalisait le film, il y avait de l’argent à faire. C’était le côté désagréable de la version téléfilm. On s’est ainsi retrouvé avec deux ou trois réalisateurs qui n’avaient aucune idée de la BD et des scénaristes anglophones qui n’avaient jamais lu la série ! Ils ont fait ce qu’ils ont l’habitude de faire pour ce genre de séries : des séries policières. Ils ont simplement modifiés les personnages qu’on leur a imposés – parce que leurs producteurs en avaient acheté des droits – mais ils en ont fait un peu n’importe quoi. Alors qu’avec dans le film – ce qui était très rassurant dès le départ –, le scénariste Julien Rappeneau et le réalisateur Jérôme Salle sont des lecteurs et des amateurs de la série. Ils nous suivent depuis de longues années. Quant à la productrice, Nathalie Castaldo [directrice générale de Pan Européenne, ndlr], elle m’a gentiment dit qu’elle lisait Largo Winch quand elle était ado. Cela m’a fait un drôle d’effet : un vrai coup de vieux ! [rires]

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Tomer Sisley et Largo Winch par Philippe Francq, dessin inédit © Philippe Francq

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Largo Winch, en salle le 17 décembre 2008
© Thomas Brémond / Pan Européenne
Après 18 ans entièrement consacrés à animer Largo Winch, vous ne vous sentez pas prisonnier de ce personnage, de son univers et du succès de la série ?
Non. Ce qui m’intéresse avant tout, ce sont certes les personnages, mais surtout les histoires. Il faudrait vraiment qu’une autre série soit très différente pour qu’elle suscite un intérêt chez moi. Par exemple : un one-shot, une histoire à la façon de la Route de Madison ou le Patient anglais, un récit beaucoup plus psychologique que Largo Winch où je pourrais m’investir à fond dans les sentiments et les expressions des personnages – ce que je ne peux pas justement faire passer dans Largo. L’intention de Jean Van Hamme est quand même de raconter une histoire d’action, où la place laissée à la psychologie des personnages est minimale. Elle est autant caricaturale que mon dessin. Jean Van Hamme s’intéresse à la mécanique d’une histoire, c’est-à-dire une horlogerie bien huilée qui fait que de la première image à la dernière, on ne laisse pas d’échappatoire au lecteur. Ce qui est intéressant dans une vieille série – Largo Winch commence à l’être!  – c’est la réapparition régulière de personnages secondaires. Comme Freddy Kaplan, qui réapparaîtra dans le prochain épisode dont j’ai déjà le scénario des 7 premières pages…

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Philippe Francq et Jean Van Hamme à Honk Gong, extrait du DVD Largo © Kanari Films

À ce propos, c’est la première fois que le lecteur ne découvre pas le titre du prochain épisode sur la 4e de couverture du nouvel album…
En effet, mais c’est très simple à comprendre. Cela fait dix ans que Jean veut faire une histoire en Afrique et cela fait dix ans que je m’y oppose. Et quand est venu le moment de donner un titre à l’épisode suivant, je me suis rendu compte qu’il était en train d’écrire une histoire qui se passait en Afrique… Je lui ai alors téléphoné pour lui dire que je n’étais pas partant. Finalement, il a écrit l’introduction du prochain épisode qui se passera dans l’univers de la marine marchande et des portes-containers, en Mer Noire et dans les ex-pays de l’Union Soviétique… Nous avons mis « À suivre » au dos du nouvel album, car nous avons changé d’avis au dernier moment.

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Largo Winch T16 : la Voie et la Vertu
© Francq - Van Hamme / Dupuis
Et pourquoi ce refus de dessiner l’Afrique ?...
L’Afrique véhicule trop de clichés pour que cela soit vraiment intéressant aujourd’hui. J’accepterai volontiers une histoire se déroulant en Afrique si l’on entrait dans la psychologie des personnages. L’histoire de Jean était très intéressante, un peu dans le genre de celle de Blood Diamond. Mais connaissant son goût pour les histoires bien huilées, je sais bien que les enfants soldats seront là en tant que figurants. Et, de la même manière, nous y trouverions quatre tueurs dégommés après deux pages ! De plus, l’Afrique est vraiment le continent économiquement perdu, qui n’a vraiment pas d’actualité. L’Afrique est un continent qui a fasciné dans les années 1900 et qui, depuis les années 50, n’a malheureusement pas évolué. Depuis la colonisation, on a l’impression que les problèmes disparaissent : en fait, ils ressurgissent ailleurs. Une guerre se termine et l’on pense que le problème des enfants soldats est terminé : puis l’on se rend compte que cela continue dans le pays voisin. C’est un éternel recommencement…

Du coup, Jean Van Hamme est donc en train de retravailler son histoire ?
Jean est effectivement en train d’y réfléchir ! Il a écrit les sept premières pages d’introduction qui n’influent pas sur la suite de l’histoire… J’ai donc de quoi travailler pour un mois ou deux. D’ici là, il aura travaillé sur la suite !

Propos recueillis par Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud en octobre 2008
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© Brieg F. Haslé - Manuel F. Picaud / Auracan.com

Remerciements à Sylvie Duvelleroy et Matthieu Poulhalec

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Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud
04/11/2008