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Entretien avec Yves Sente et Grzegorz Rosinski

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Yves Sente et Grzegorz Rosinski
© Brieg F. Haslé / Auracan.com
« Il est tout de même ahurissant d’entendre des personnes souhaiter voir le style de leurs auteurs préférés rester figé dans le temps ! »

Yves Sente serait-il l’homme des reprises ? Après avoir rejoint Jean Van Hamme au poste très envié de scénariste des nouveaux Blake & Mortimer, le voici désormais succédant au maître du suspens à la barre des aventures de Thorgal et bientôt de XIII… Afin de mieux cerner les enjeux de la reprise réussie de Thorgal, nous avions rencontré Yves Sente en octobre 2007 en compagnie du créateur graphique de la série, Grzegorz Rosinski. Un génial créateur qui nous évoquait pourquoi il a radicalement changé sa technique de dessin et de mise en couleurs de la série qui l’a rendu célèbre. Un an après cette rencontre, alors que paraît le T31 de la série, le Bouclier de Thor, les révélations de notre entretien prennent encore plus de sens !…

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vue de l'exposition Thorgal à Saint-Malo
  © Brieg F. Haslé / Auracan.com
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Thorgal et Aaricia
© Rosinski - Van Hamme
Le Lombard
Yves Sente, comment êtes-vous devenu le scénariste de Thorgal, et par là même le successeur de Jean Van Hamme ?
Yves Sente : Jean, il y a cinq ans [en 2002, ndlr], a prévenu Grzegorz et ses éditeurs qu’il comptait arrêter la série. Comme Grzegorz souhaitait encore poursuivre l’aventure, nous nous sommes mis à la recherche d’un nouveau scénariste. Nous avons reçu un certain nombre de projets pour la plupart fort intéressants, mais qui ne séduisaient ni Jean ni Grzegorz. Ils étaient trop empreints d’héroïc-fantasy, ou trop ancrés dans les légendes germaniques. L’esprit Thorgal n’était pas assez présent, même si ces propositions étaient pros. Les lecteurs connaissent la série depuis 30 ans, ils ont des exigences… Entre temps, Grzegorz et moi avons signé la Vengeance du Comte Skarbek [2 tomes chez Dargaud, ndlr]. Jean l’a lu, je crois qu’il a trouvé mon scénario correct, il a vu que nous nous étions bien entendus, et m’a proposé de faire un essai en me disant : « je crois que nous cherchons très loin quelqu’un que nous avons sous le nez ! ». À la fin du printemps 2005, Jean m’a donné le scénario du T29. J’y ai découvert de nombreuses portes ouvertes pour la suite… J’ai écrit le scénario du T30 durant l’été et le leur ai présenté. Ils l’ont bien aimé et estimé que c’était assez proche de leur esprit.
Grzegorz Rosinski : Je dois dire que Jean a vu ma fascination quand je travaillais sur la Vengeance du Comte Skarbek. Je cherchais alors à me libérer des procédés répétitifs : toujours les mêmes planches, les mêmes crayonnages, les mêmes encrages, etc. J’en avais assez, je l’avoue. Quand Jean m’a annoncé qu’il comptait arrêter Thorgal, je lui ai dit que cela m’arrangeait bien, car moi aussi, j’en avais assez. On était vraiment soulagé d’être du même avis. Mais il ne fallait pas tuer les personnages, ni décevoir nos millions de lecteurs. Il nous fallait alors trouver des successeurs. Avec l’expérience vécue sur la réalisation de la Vengeance du Comte Skarbek, j’ai compris que je pouvais continuer Thorgal à condition d’adopter de nouvelles façons de dessiner et de peindre… Pour moi maintenant, la peinture c’est la vie ! Du coup, j’ai décidé de continuer la série avec Yves. Aujourd’hui, je ne suis plus dans la bande dessinée, mais dans le monde graphique ! Grâce à la Vengeance du Comte Skarbek, je dois aussi souligner que j’ai gagné un nouveau public, plus intellectuel. C’est ce qui existe de plus beau pour un auteur que d’attirer de nouveaux lecteurs…

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© Rosinski - Sente / Le Lombard
Grzegorz Rosinski, avec la Vengeance du Comte Skarbek, vous avez expérimenté une nouvelle technique de mise en scène. Qu’est-ce que cela vous apporte par rapport à votre technique précédente ?
GR : Ce n’est pas une nouvelle technique : plus précisément, c’est un retour aux sources ! Je suis revenu à l’histoire de l’art, à l’histoire du dessin et de l’esthétisme ! Je ne suis pas d’accord avec cette tendance à adapter cet esthétisme au monde moderne, ce n’est pas un service rendu à la société. Je ne suis pas un dessinateur de bande dessinée, je suis issu d’un milieu d’artistes, du milieu de l’illustration. Pendant des années, j’ai fait des choses qui n’ont rien à voir avec la BD : j’ai travaillé dans la publicité, j’ai réalisé des illustrations, des pochettes de disques, etc… J’utilise la BD comme un moyen d’expression comme un autre ! Il s’agit d’un moyen différent des autres car il possède certaines règles propres afin que cela soit lisible, crédible, logique… Je veux poursuivre dans cette voie, mais je me rends compte que je n’aurai peut-être pas le temps nécessaire pour réaliser tous les projets que j’ai en tête. Soit j’abandonnais la bande dessinée pour faire autre chose, soit je modernisais et faisais évoluer ma façon de faire pour ne plus dessiner de manière traditionnelle.

Question à Yves Sente l’éditeur, et non le scénariste : avez-vous craint que les lecteurs de Thorgal soient perturbés par la nouvelle technique adoptée par Grzegorz Rosinski sur le T29 ?
YS : L’éditeur est heureux de voir ses auteurs évoluer. Il est tout de même ahurissant d’entendre des personnes souhaiter voir le style de leurs auteurs préférés rester figé dans le temps ! C’est le contraire même de la création artistique. Heureusement, les grands dessinateurs évoluent : Hergé, Franquin, Hermann, Giraud… les exemples ne manquent pas ! C’est inhérent à leur statut d’artistes, et le travail de leur éditeur est de leur faire confiance. L’éditeur est là pour défendre ses auteurs. Et, rapidement, le public suit…

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Jean Van Hamme passant le flambeau à Yves Sente
© Brieg F. Haslé / Auracan.com
Question à Yves Sente le nouveau scénariste de Thorgal : comment succède-t-on à Jean Van Hamme, immense monument de la bande dessinée ?
YS : En lui soumettant son travail ! Si cela avait eu lieu il y a sept ans, je ne dis pas que je ne me serais pas senti écrasé par la charge. Mais comme je connais bien Grzegorz et Jean avec qui j’ai passé beaucoup de temps, aussi bien au niveau professionnel qu’amical, cela a été plus simple. On est souvent impressionné par les gens que l’on ne connaît pas. Si je suis toujours intimidé par le talent de Jean, je ne le suis pas par l’homme car je le connais bien. Lorsqu’on assume la reprise d’une série, de grosses responsabilités existent, ce n’est pas comme créer une nouveauté qui doit encore trouver son public. Dans le cas d’une reprise comme celle de Thorgal, on sait que le public a des attentes, qu’il ne faut pas le décevoir, qu’il a des attentes. Les lecteurs veulent être surpris sans pour autant être trop secoués. C’est un équilibre assez particulier !

Expérience que vous avez déjà expérimentée avec votre reprise de Blake & Mortimer
YS : Oui, en effet. L’exercice de la reprise est un jeu assez amusant. Il faut respecter les règles sans tricher, comme avec un jeu de société. Chaque série déjà existante possède ses propres règles : au repreneur de les respecter. Une fois que l’on a examiné et analysé les règles internes à un univers, il s’agit, à l’intérieur de ces codes, d’être original, de renouveler le récit, de séduire un nouveau lectorat tout en contentant celui déjà existant.
GR : Absolument, les règles de Thorgal ont été écrites par Jean et moi-même. À Yves, en tant qu’écrivain continuateur, de se glisser dedans…
YS : Un jour, Grzegorz m’a expliqué ses propres règles de composition, comment chaque case de Thorgal suit des règles très précises. À partir du moment où l’on comprend comment le dessinateur fonctionne, compose ses planches, le scénariste travaille en conséquence. Je ne vais pas, par exemple, coller 13 cases par page à Grzegorz car la série ne fonctionne pas ainsi. Jean m’a également fixé une règle essentielle : respecter les valeurs véhiculées par Thorgal, celles de la famille, de l’amitié, de l’amour… Ici réside l’une des clés du succès de la série, ce qui est très rares. Dans Thorgal, on ne s’attache pas uniquement à un personnage, mais à l’ensemble de sa famille. Le scénariste doit donc entrer dans la psychologie de chaque personnage, les faire jouer juste, faire en sorte que leurs rapports sonnent justes. Enfin, à un niveau pratique, j’ai la chance d’habiter à deux pas de chez Jean. Ainsi, on se voit souvent et il peut me conseiller.

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Thorgal et les siens
© Rosinski - Van Hamme / Le Lombard
Jean Van Hamme nous a en effet confié comment il vous avait accompagné pour l’écriture du scénario du T30 de Thorgal
YS : Ce fut génial, très rassurant ! Je préfère entendre ses critiques avant que Grzegorz ne se mette au travail plutôt que celles de lecteurs qui auraient été déçus d’un album qui n’aurait pas bénéficié de « l’œil » de Jean.

Et pour ce passage de flambeau, Jean Van Hamme vous a offert sur un plateau de nombreuses pistes pour la suite…
YS : C’est vrai, je n’avais que l’embarras du choix. Jolan prenant le devant de la scène dans le T29, comme je considère qu’il symbolise le passage de l’adolescence à l’âge adulte, j’ai décidé de lui donner de nouveaux compagnons. Il est à l’âge des bandes, du groupe, l’âge où l’on se construit à travers les autres, qu’ils soient bons ou mauvais. C’est très gai de créer des personnages qui ne resteront pas que deux ou trois pages, mais qui, au contraire, viennent enrichir l’univers. J’étais ravi de créer et de découvrir Arlac, Ingvild, Draye et Xia : ce sont des personnages qui vont avoir un rôle très important dans le futur. Je trouve que les physiques que Grzegorz leur a donné collent parfaitement aux psychologies que j’ai imaginé. Grâce à eux, je me sens créateur tout en étant repreneur. À ce propos, je n’ai pas de problème d’ego, ce qui m’importe est d’écrire. Je me suis fixé à moi-même un défi par rapport à Grzegorz et à Jean : j’espère que le public va me suivre. En tous les cas, je peux vous l’assurer, je m’amuse bien et je suis ravi d’avoir un ange gardien au-dessus de mon épaule !

Avec le T30 de Thorgal, vous avez inauguré un nouveau cycle construit tel un parcours initiatique où vos personnages vont lutter contre les quatre éléments, des valeurs fondamentales…
YS : Et ce n’est pas un hasard ! Comme je vous le disais tantôt, je ne fais que puiser dans les valeurs sous-jacentes de la série. Les rapports humains y sont fondamentaux. Les personnages m’intéressent beaucoup plus que les dieux germaniques ou l’héroïc-fantasy. Thorgal, même si elle se passe au VIIIe siècle, est une série très moderne. Un exemple parmi d’autres : l’arrivée d’Aniel dans la famille de Thorgal où il est adopté par Aaricia, après le sacrifice de sa mère Kriss de Valnor, est l’illustration même de la famille recomposée.

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Thorgal, portrait inédit
© Rosinski - Van Hamme / Le Lombard
Des thèmes très contemporains en effet…
YS : Tout thème humain est contemporain, je crois… Prenons le cas de Jolan : il est à l’âge où tout adolescent de son temps désire devenir chef de clan, un grand guerrier ou un grand découvreur. Tout comme un adolescent d’aujourd’hui veut faire la Star’Ac, du cinéma ou devenir une rock star. L’adolescence est une période qui n’a pas encore été traitée dans Thorgal. Avec Thorgal, on a vu un jeune homme presque fiancé à Aaricia. Jean m’offre une piste : celle de montrer le passage de l’âge de l’enfant à l’âge adulte. Il ne s’agit pas de mettre Jolan en avant, d’en faire un petit Thorgal. Cela n’aurait aucun intérêt. Il existe une grande différence entre le père et le fils : Thorgal c’était « les Dieux ont mis un homme à l’épreuve » ; Jolan sera celui qui met les Dieux à l’épreuve ! Si le père de Jolan se bat contre la fatalité, le fils sera plus actif, il a des ambitions pour le bien commun là où Thorgal avait de l’ambition dans le but de protéger sa famille. Ce sont deux formes d’héroïsme parfaitement respectables mais très différentes. Cela devrait amener des choses intéressantes, vous verrez !…

Mais le fils n’est pas le clone du père…
YS : Exactement ! D’où un possible conflit de génération plus tard…

Certains ont avancé la possibilité que vous arrêtiez la série Thorgal pour créer une nouvelle série intitulée Jolan
GR : Cela aurait été totalement immoral !
YS : Je l’ai entendu également. Nous n’y avons jamais songé, pas un instant ! Selon moi, la série Thorgal est une saga familiale. Il y a déjà eu des tomes où Thorgal n’était pas là : Alinoé par exemple, où l’on s’intéressait à Aaricia et à Jolan. Avec le T30, si Jolan est mis en avant, cela reste la saga de la famille Aegirson. Thorgal va revenir !
GR : Thorgal sera toujours présent, il n’est pas mort ! Créer une série Jolan aurait été comme laisser Thorgal et les vieux sur un iceberg à la proie des ours polaires ! Ce n’est pas possible… Nous gardons le titre générique car Thorgal va encore intervenir. Jolan, qui se croit déjà adulte, pense qu’il peut désormais vivre sa vie. Et bien non ! Il va sans doute faire face à des situations désespérées où la seule personne à qui il pourra se fier sera son père. C’est très important comme message pour les adolescents : n’oubliez jamais vos parents !

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Thorgal T31: le Bouclier de Thor, extrait de la couverture © Rosinski - Sente / Le Lombard

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Jean Van Hamme cédant définitivement Thorgal
à son complice Rosinski et à son successeur Yves Sente
  © Brieg F. Haslé / Auracan.com
D’autant plus que vous avez mis en place des ressorts scénaristiques énormes où la famille de Jolan va vivre des événements probablement fort compliqués…
YS : Absolument, Thorgal et son épouse vont bientôt avoir des ennuis, c’est sûr !… Mais, entre temps, Jolan devra résoudre tout seul ses propres ennuis…
GR : Je suis très heureux de participer à cette saga pour une bonne raison : dans Thorgal, il existe des notions fondamentales comme la famille, la responsabilité des uns vis-à-vis des autres, des parents vis-à-vis des enfants, et réciproquement. Les relations humaines priment sur tout. Cela nous rapproche aussi du théâtre que je considère plus proche de la bande dessinée que le cinéma. Au cinéma, l’on peut s’identifier avec ce que l’on voit. Pas au théâtre où le spectateur sait que ce qu’il voit est faux…

Est-ce l’une des raisons pour laquelle on ne vous a pas vu dessiner des albums dans un style ultra contemporain, se passant dans le monde d’aujourd’hui ?
GR : Si je dois reproduire des voitures dans des décors contemporains, il me suffit de prendre un appareil et de faire un roman-photo ! Je n’ai aucune envie de copier des voitures ou des architectures actuelles. Je préfère faire quelque chose qui peut être inspiré de la réalité. Mais sûrement pas faire de la publicité gratuite ! Les dessinateurs qui reproduisent une voiture de telle ou telle marque ne se demandent-ils pas pourquoi ils ne sont pas payés pour le faire ? On oublie souvent cela, ils devraient demander cher [rires] !… Pour moi, Thorgal est comme une scène de théâtre où je dois faire jouer mes personnages le mieux possible.

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Rosinski - Sente
© Le Lombard
Et cela vous permet de rester dans une dimension plus philosophique, moins en prise avec l’Histoire ou la vie réelle…
GR : C’est exactement cela. Sous l’apparence de choses faciles, très réalistes, je cherche une certaine lisibilité afin que les lecteurs puissent facilement s’identifier avec les personnages. Pour en revenir à ce que nous disions précédemment, il faut établir des règles de base et chercher l’efficacité : par exemple, que la mise en page ne soit pas un obstacle à la lecture du récit. Avec Jean, nous avons ainsi trouvé ce système adoptant un canevas de trois bandes avec toujours le même espace blanc entre les cases. Il n’y a pas de hasard… C’est pour cela que je ne comprends rien du tout en voyant des planches très expressives, graphiquement magnifiques, mais dont le découpage part dans tous les sens.

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© Rosinski - Sente / Le Lombard
Cette évolution de style était donc nécessaire…
GR : Quand j’ai débarqué en Belgique, il y a trente ans, je voulais tout renouveler. Mais pendant des années, j’ai toujours fait les mêmes choses. J’ai reproduit des règles qui avaient été créées par d’autres. Un jour, j’ai réalisé que si je ne changeais rien, la dernière planche que je dessinerai serait la même que la première. C’est atroce ! Finalement, j’ai tout changé. Aujourd’hui, grâce à cela, j’ai retrouvé la fascination de mes débuts ! Toute ma vie, j’ai cherché des formes nouvelles. Je continue !

Yves Sente, pour clore cet entretien, comment se passe la gestion éditoriale de Thorgal maintenant que vous n’en êtes plus l’éditeur mais le scénariste ? 
YS : Mon équipe s’est agrandie, avec notamment Pôl Scorteccia qui représente Le Lombard en France. Je lui ai confié la gestion quotidienne de la série Thorgal pour ne pas avoir à prendre personnellement de décisions en matière de budget ou quoi que ce soit d’autre… Ce qui me placerait fatalement dans une situation délicate. Et comme tout auteur, des éditeurs m’accompagnent sur les récits que je scénarise.

Propos recueillis par Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud à Saint-Malo le 28 octobre 2007
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© Brieg F. Haslé - Manuel F. Picaud / Auracan.com
Remerciements à Diane Rayer

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Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud
28/11/2008