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Entretien avec Guillaume Sorel et Laëtitia Villemin

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Guillaume Sorel et Laëtitia Villemin
© Laëtitia Villemin
« Écritures était l'endroit idéal pour Mâle de Mer. L'esprit littéraire de cette collection correspond vraiment à notre travail... »

Rencontre en bord de mer dans le bistrot breton de Guillaume Sorel, en compagnie de sa scénariste Laëtitia Villemin, talentueuse photographe, nouvelliste et galeriste *. Mâle de Mer, paru en collection Écritures des éditions Casterman, est un bel et atypique album à lire comme un roman, toutes portes fermées.

Voici la toute première interview accordée par les deux auteurs à Brieg F. Haslé, envoyé spécial dans le Sud Finistère deux semaines avant la sortie en librairies de cet album
poignant narrant une terrible histoire d'amour...

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Mâle de Mer, visuel de couverture
© Sorel - Villemin / Casterman
Mâle de Mer est né de votre rencontre : quelle fut-elle ?
Guillaume Sorel : Laëtitia et moi nous sommes connus il y a six ans à Rennes lors d’un vernissage d’une exposition consacrée à mon ami dessinateur Pascal Rabaté. Rapidement, j’ai lu des petits textes que Laëtitia écrivait, et j’ai vite craqué dessus. Sans la prévenir, j’ai commencé à illustrer celui qui me plaisait le plus. Comme cela lui a plu, Laëtitia a étoffé son texte et j’ai continué à dessiner...
Laëtitia Villemin : N’être est ainsi paru en 2005. L’idée initiale était de monter une exposition, de présenter les grands dessins imaginés par Guillaume.

Nous connaissons le très beau parcours de Guillaume : ses illustrations, ses couvertures de romans, ses albums de BD en solo ou en collaboration, ses travaux de peintures... Mais, quel est le vôtre Laëtitia ?...
LV : J’ai grandi à Rennes et suivi des études en arts du spectacle. À la base, je suis photographe. Si mes études m’ont amené à digérer un travail photographique, j’ai eu envie d’étoffer cette démarche par des textes. J’ai alors commencé à écrire, à raconter des petites choses, souvent intimistes, mais toujours basées sur cette fantaisie qui me plaît : construire une histoire autour d’un jeu de mots. Souvent, mes titres sont évocateurs du jeu de mots que je décline à travers différents personnages...

Guillaume, pourquoi avoir eu l’envie d’illustrer N’être en particulier ?
GS : J’aime le style d’écriture de Laëtitia. Ce texte qui m’avait beaucoup touché était celui sur lequel je pouvais plus facilement mettre des images. D’autres étaient bien plus difficiles à décliner visuellement…
LV : Une rencontre forte peut ainsi m’amener à écrire de nouvelles choses. Une belle rencontre comme celle avec Guillaume me donne envie de créer une mise en abyme de la relation dans l’histoire. Et c’est justement ce que l’on retrouve aujourd’hui dans Mâle de Mer.

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Mâle de Mer, extrait de la planche 2 © Sorel - Villemin / Casterman

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Mâle de Mer, planche 1
© Sorel - Villemin / Casterman
Justement, Mâle de Mer est-il un texte écrit pour Guillaume ?
LV : Non, il s’agit d’un récit extrêmement intimiste que j’ai écrit pour l’offrir à mon amie. Comme elle m’avait fait l’immense plaisir de me faire découvrir Camaret, où j’ai connu un vrai choc émotionnel, j’ai écrit un texte riche de sentiments s’y attachant, mais qui se déroule à Doëlan, le lieu où je vis. Doëlan est un endroit que je fréquente depuis l’enfance. Quand Guillaume a eu connaissance de la première mouture de Mâle de Mer, car j’aime montrer mes textes et mes photographies à mes proches, nous avons vite réalisé que nous pouvions de nouveau travailler ensemble.

Comment avez-vous eu l’idée de faire de ce texte une bande dessinée ?
GS : On s’est vraiment posé la question. J’aime le texte tel qu’il est écrit. J’avais expliqué à Laëtitia le plaisir que j’ai à découper. Je voulais qu’elle connaisse cette joie, celle que je partage avec Mathieu Gallié, le scénariste de ma série Algernon Woodcock (5 tomes parus chez Delcourt, ndlr). J’ai alors pris mon carnet, Laëtitia son texte, et nous avons commencé à faire du découpage, en voyant quel passage pouvait donner telle page ou tel cadrage. Je me suis amusé à rythmer le texte, à créer des césures, à le morceler, à le faire correspondre à mes images.
LV : Comme le récit fonctionne sur le chiffre 3, nous avions d’abord l’idée de faire un triptyque. Mâle de Mer est une nouvelle à part entière, qui correspond au premier tiers de l’album. Rapidement, j’y ai apporté une suite afin que Camaret apparaisse. Ainsi, les deux autres parties ont été écrites pour l’album.
GS : Nous ne savions pas si nous ferions trois ou un seul album, une idée qui est venue de notre éditrice Nadia Gibert, car la collection Écritures des éditions Casterman était l’endroit idéal pour notre projet. C’est un bonheur d’y être ! L’esprit littéraire de la collection correspond vraiment au travail de Laëtitia.

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Mâle de Mer, aquarelle inédite présentée en exclusivité par la revue dBD et Auracan.com
© Guillaume Sorel

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Laëtitia, dessin inédit
© Guillaume Sorel
La genèse de la nouvelle Mâle de Mer, correspondant au premier tiers de l’album, explique ainsi la quasi-absence de dialogues…
LV : En effet, mais de toute façon j’écris très peu de dialogues. Ce qui me plait dans l’écriture, c’est le rythme, la poésie… J’écris comme je photographie : le chiffre 3 est toujours présent en moi. Il y a d’abord l’idée première : le jeu de mots, la fantaisie d’une sonorité. Ensuite vient l’émotionnel : quel affect glisser dans ma photo ou dans mon texte combien de personnages mettre en scène ?  Enfin, la forme. D’entrée de jeu, on a su tout de suite qu’il fallait le traiter en noir et blanc. L’impact n’aurait pas du tout était le même en couleurs.
GS : Il faut aussi préciser que je voulais changer d’instrument. Mâle de Mer est le premier album que je dessine au pinceau, car je souhaitais obtenir un dessin rapide, très spontané. J’avais envie de me renouveler. J’ai rarement travaillé sur un univers contemporain, sur une atmosphère aussi intimiste, sur des lieux que je connais, avec des personnages basés sur des gens qui me sont proches… J’ai totalement changé d’univers en traitant un sujet que me touche de très près : il était indispensable que je change de technique. Les pages étant nombreuses, je voulais que cela aille vite, que le résultat soit léger dans le traité. J’ai dessiné une partie des planches sur les lieux même de l’action. J’ai voulu prendre des risques, quitter un certain confort dont j’ai l’habitude, me mettre en danger, risquer de me planter.

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Mâle de Mer, extrait de la planche 3
© Sorel - Villemin / Casterman
Laëtitia, qui est le personnage d’Éphémère ?
LV : Ce personnage est un festival d’affects ! Éphémère correspond à la jeunesse incarnée, même si son parcours est assez noir et le final morbide. J’ai voulu montrer que tout est écrit à l’avance. Elle n’est pas gâtée par la vie, mais cela est tellement universel. J’ai choisi des lieux qui mettent en exergue le tréfonds du personnage, son for intérieur. Éphémère c’est tout à chacun... d’où ce prénom d’ailleurs ! Elle correspond à une certaine définition de la vie. On la voit ainsi enfant, et on la suit tout au long de son parcours, jusqu’à son dernier jour...

Un parcours qui est marqué par des rencontres, des abandons et des disparitions...
LV : Toujours les trois temps, l’histoire de la vie tout simplement ! En même temps, Éphémère est le fantasme d’un homme. On peut même se demander si elle a vraiment existé ? Mâle de Mer est riche de fantasmes, de mises en abyme, de réalités transposées... Mes personnages sont dans la position d’être « à prendre ou à laisser ». « La perte et le reste » comme on dit en photographie. Tous mes personnages ont leur part d’ombres. Je crois que le sujet de mon récit est universel.

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Mâle de Mer, pages 22-23, photographie de Laëtitia Villemin, case et phylactères de Guillaume Sorel
© Sorel - Villemin / Casterman

Votre récit pouvait-il néanmoins se passer ailleurs ?
LV : Oui, mais sur le littoral avec un horizon marqué par la mer pour que la notion de verticalité soit tout le temps présente. Le rapport aux lieux, à la mer, aux bateaux est indispensable… Car c’est là qu’Éphémère se sent vivre, se sent être.
GS : Pour ce qui est de la dimension maritime, je sais quel rapport j’ai avec la mer. J’ai toujours besoin de m’en rapprocher. La preuve, j’habite désormais au bord de l’eau tout en conservant une certaine distance avec elle.

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Guillaume Sorel à Camaret
devant les ruines du manoir de Saint-Pol-Roux
© Laëtitia Villemin
On ressent bien que vous avez mis dans cet album beaucoup de choses personnelles... et de vos affects.
LV : J’ai d’abord voulu faire plaisir à mes proches. La mort y est très présente car je vis avec quelqu’un qui a été baigné dans la perte, qui a perdu beaucoup de gens en peu de temps. Cela m’a marquée, j’ai eu envie d’écrire là-dessus, avec distance. Les mots le permettent.
GS : Il faut aussi préciser qu’il y a quatre personnes impliquées dans l’histoire de Laëtitia, qui pourront être intimement touchées par Mâle de Mer. Ainsi, j’ai représenté deux personnes en particulier. C’est étrange d’ailleurs de vieillir une amie proche dont Éphémère a les traits. Avec Laëtitia, nous avons des problématiques communes : c’est en cela que je me suis reconnu dans son récit. Il m’a été douloureux d’illustrer certains passages...
LV : C’était aussi un moyen pour que Guillaume se livre.
GS : Je savais comment habiter l’histoire de Laëtitia, car je pouvais la nourrir de nombreux éléments personnels. Le fait d’utiliser le pinceau était intéressant, pour arriver à quelque chose de plus dangereux, de moins confortable : se sentir concerné par ce qu’on fait avec un moyen d’expression que l’on ne maîtrise pas totalement.

Guillaume, est-il vrai que vous avez décidé d’arrêter la bande dessinée ?
GS : En effet, mais j’ai encore trois tomes d’Algernon Woodcock à dessiner, 180 pages au total. Cela fait des années que je désire ouvrir mon restaurant : j’ai donc acheté un bistrot et pourrais m’y mettre d’ici deux ans. Quand j’ai commencé en BD, je me donnais dix ans. Quand j’aurai achevé Algernon, cela fera près de 30 albums en 20 ans. Je crois que je n’aurai volé personne ! Cela ne veut pas dire que je ne continuerai pas à faire des illustrations. J’ai vraiment envie de me faire plaisir en illustrant certains grands textes littéraires... C’est bien de faire une pause. Et si cette pause est définitive, ce ne sera pas très grave.

Propos recueillis en exclusivité par Brieg F. Haslé en janvier 2009
Entretien initialement publié, sous une forme différente, dans [dBD] n°30
© Brieg F. Haslé / Tous droits réservés

* Galerie « L’inconscience tranquille » - Ouvert le week-end et durant la saison estivale
La Croix de Kerharo - Doëlan - 29360 Clohars-Carnoët - Finistère (à proximité de Quimperlé)

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Brieg F. Haslé
20/02/2009