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Entretien avec Annie Goetzinger

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« Réaliser une bande dessinée est comme interpréter un rôle. »

Élégante et charmante, Annie Goetzinger est l’une des premières femmes reconnues dans le monde très masculin de la bande dessinée franco-belge. Primée à Angoulême en 1975 pour son premier album Casque d’Or, elle a connu son premier succès grand public avec la série Felina sur un scénario de Victor Mora.

À partir de 1980, elle travaille régulièrement avec Pierre Christin qui lui écrit notamment de superbes Portraits souvenirs, et sa série du moment, l’Agence Hardy (Dargaud), une série au cœur de l’actualité européenne de la fin des années 50. Rencontre sympathique autour de son actualité et sa vision du métier.


Fin 2008, vous avez republié le Tango du disparu, scénario de Pierre Christin, paru initialement en 1989. Un côté nostalgique ?
Pour cet album, nous avions fait un voyage en Argentine, beaucoup travaillé sur le tango et vraiment fait un travail d’enquête. En fait ce livre faisait partie des premiers romans graphiques et on ne peut pas dire qu’il ait eu une vie vraiment normale. Il était peu visible. Quand nous en avons récupéré les droits, nous l’avons republié chez Anne-Marie Métailié en octobre 2008.

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extrait du portfolio les Voyages de Felina
© Goetzinger / BD'Empher
Vous avez aussi réalisé récemment un très beau portfolio de Felina pour l’association BD'Empher. Ce personnage vous manquerait-il ?
Alors que j’ai arrêté cette série il y a bien longtemps, au cours de chacune de mes dédicaces, il se trouve toujours quelqu’un pour me demander pourquoi je l’ai arrêté, si je vais la reprendre etc... Peu ou proue, je dédicace toujours un album de Felina. Je me suis donc dit que ce serait une bonne idée de faire des images inédites de ce personnage [voir encadré en bas de page].

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l'Agence Hardy T5, couverture
© Goetzinger - Christin / Dargaud
Vous continuez avec Pierre Christin les aventures de l’Agence Hardy. Après l’épisode sur Berlin, quelle est la prochaine destination ?
Le T6 est en route et même très bien avancé. Après Berlin, on revient à Paris, dans les milieux du théâtre. Cela tourne autour d’un crime qu’Édith est évidemment chargée d’élucider avec une grande participation du Petit Victor qui pour l’occasion va s’essayer au métier de comédien. Par ailleurs, Édith va aussi être contactée par le général Vestermann car il y a un projet d’assassinat contre De Gaulle... On est en 1958 au moment de l’avènement de la cinquième République. Et, évidemment, il y a des méchants personnages de l’extrême droite qui veulent occire le Général. Ce n’est pas l’attentat du Petit Clamart, mais on s’en inspire bien évidemment d’une certaine manière et Édith va permettre de faire échouer le complot. L’épisode s’appellera Au théâtre ce soir...

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l'Agence Hardy T5, extrait © Goetzinger - Christin / Dargaud

S'agira-t-il d'une histoire complète ?
Tout à fait, comme toutes les histoires que nous faisons maintenant avec l’Agence Hardy. Même si les trois premiers constituaient une trilogie, on l’avait fait pour installer la série et aussi parce qu’on passait d’un format plus volumineux des Portraits souvenirs à une série plus classique de 46 pages. On avait du mal à réduire la voilure en quelque sorte ! Finalement, on aime bien passer d’une ambiance à une autre d’album en album même si on retrouve les personnages que l’on aime bien... comme on aime les gens de sa famille.

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l'Agence Hardy T5, extrait © Goetzinger - Christin / Dargaud

Ce sont des albums qui vous demandent beaucoup de documentation ?
Oui, tout ce que j’ai fait au cours de ma vie, d’une manière ou d’une autre, même pour un roman graphique comme le Tango du Disparu, ce n’est pas une écriture dessinée. J’ai besoin de beaucoup de documentation, je travaille de manière réaliste. Pour convaincre les lecteurs, il faut étayer ce qu’on dessine. Et c’est pour cela que je mets beaucoup de temps pour réaliser mes albums. En moyenne, je sors un album au bout d’une  année et demi à deux ans. Je cherche la documentation avant de démarrer l’histoire. Je vais dans une bibliothèque ou sur place prendre des photos. Quoiqu’on dise, même si on trouve beaucoup de choses sur Internet, il faut se méfier de Google car c’est la même documentation pour tout le monde.

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le Regard des Jours : la bonne saison
© Goetzinger - Frappat / La Croix - Dargaud
Et sinon, vous poursuivez toujours un travail d’illustration régulier ?
Je réalise toutes les semaines le commentaire illustré de la chronique « L'humeur des jours » de Bruno Frappat dans le quotidien la Croix. C’est un travail que j’apprécie particulièrement car Bruno Frappat est un formidable journaliste. Il écrit magnifiquement. Et puis, c’est aussi pour moi un travail de journalisme, ce qui veut dire qu’il y a une urgence. Je reçois l’article le mercredi matin et je dois adresser mon dessin avant la fin de journée !

N’est-ce pas aussi un moyen de vous rappeler à la réalité de l’actualité du moment ?
Absolument. Ce qui est aussi très intéressant de la chronique de Bruno Frappat, c’est que les sujets sont extrêmement vastes et je ne me lasse pas. Le mercredi matin je ne sais pas ce que je vais dessiner l’après-midi. Une bande dessinée c’est comme interpréter un rôle : on vient tous les soirs sur les planches du théâtre ; on réalise une vignette de plus, une page dans le meilleur des cas. Alors que là, le mercredi, je ne sais pas quel dessin va sortir de ce texte, sans compter la contrainte du format, du journal... À chaque fois, c’est un exercice physique et mental salutaire.

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extrait du porfolio les Voyages de Felina
© Goetzinger / BD'Empher
Rassurez-nous, vous avez quand même droit à quelques pauses dans l’année ?
Pendant les vacances en effet et quelquefois quand Bruno Frappat est en voyage ou qu’il y a une publicité, mais c’est un travail très régulier qui me plait énormément. L’urgence est très excitante et n’a rien à voir avec celle de la bande dessinée. En même temps, c’est un dessin beaucoup plus périssable [un recueil des illustrations de la chronique « L'humeur des jours », intitulé le Regard des Jours, est tout de même paru aux éditions Dargaud en 2005, ndlr].

Justement, graphiquement est-ce un peu différent par rapport à la bande dessinée ?
Pas tellement en fait, c’est une illustration, un dessin au trait en couleurs. Évidemment, si j’avais trois jours, la technique du dessin serait sans doute plus élaborée, mais ce qui compte est de trouver l’idée. Et l’idée est parfois surprenante. Souvent ses articles sont articulés sur trois points. Certains points se recoupent, d’autres pas. Parfois j’arrive à lier les trois chapitres, parfois pas du tout. C’est vraiment amusant. Le truc, c’est de tirer le fil à partir des phrases qui s’enchaînent. Comme le fil d’une bobine. Et de fil en aiguille, je débouche sur un dessin.

Quelle est votre analyse sur la place des femmes dans le monde de la bande dessinée ?
J’avoue que je n’analyse pas du tout. C’est vrai qu’on est un peu plus nombreuses que par le passé. Je dis toujours que, malgré tout, c’est un métier difficile... qu’il soit exercé par un homme ou une femme d’ailleurs.
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le Regard des Jours : Ville natale - Sarajevo
© Goetzinger - Frappat / La Croix - Dargud
La bande dessinée est un métier qui demande une certaine forme d’égoïsme. Il faut parfois s’extraire des réalités et ce n’est pas forcément compatible avec une vie de famille. D’aucuns disent que c’est un métier de machistes. Et bien pas du tout ! Quand je suis arrivé au journal Pilote pour présenter mon dossier à René Goscinny, je ne savais pas qu’il n’y avait pas de femme dans la bande dessinée. En fait, il a regardé mon dossier, il a aimé ce que je faisais et puis voilà. Cela n’a pas toujours été évident, pas toujours facile mais jamais je n’ai rencontré de difficultés particulières parce que j’étais une femme.

C’est plutôt encourageant !
Oui bien sûr, tout en sachant que c’est un métier extrêmement difficile. Pas seulement dessiner mais durer. Le métier demande beaucoup de rigueur. On a une apparente mobilité. On peut aller au cinéma en journée, mais il faut rattraper le temps perdu en quelque sorte. Même si d’ailleurs ce n’est pas du temps perdu car on engrange au fur et à mesure. Au bout du compte, on ne fait pas un album les cheveux au vent quand l’inspiration vient. En pratique, il faut s’installer à sa table de dessin et travailler tous les jours. Beaucoup ou pas beaucoup mais tous les jours régulièrement. Et tracer son sillon tout simplement...

Propos recueillis par Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud à Saint-Malo en octobre 2008
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
© Brieg F. Haslé - Manuel F. Picaud / Auracan.com
Remerciements à Hélène Werlé

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© Goetzinger / BD'Empher
Portfolio les Voyages de Felina

BD’Empher vient d’éditer un luxueux portfolio numéroté à 200 exemplaires (+ 30 exemplaires HC). Les Voyages de Felina sont composés de 12 illustrations inédites (+ 1 carte postale pour les 100 premiers exemplaires) de l’héroïne créée dans Circus en 1978 par Annie Goetzinger et Victor Mora (3 tomes parus entre 1979 et 1986 chez Glénat et Dargaud). Chaque dessin est sublime et met en situation ce personnage, sorte de Fantômas au féminin. Pauvre orpheline, Felina est devenue richissime par son mariage. Après le meurtre de son époux, elle revêt les habits des super héros justiciers. Les 12 dessins inédits réalisés pour ce portfolio reflètent bien le style réaliste et sensuel de l'artiste. L’ensemble, agrémenté d’un livret illustré contenant une interview de la dessinatrice Annie Goetzinger par Philippe Guillaume, est glissé dans un étui élégant en velours bleu noir et gris. 89 €
MFP

Renseignements : + 33 (0)1 30 34 85 76 / mj@bdempher.com / www.bdempher.com

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Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud
03/03/2009