Entretien avec David Chauvel
« Tout a changé avec l’aventure éditoriale. »
![]() © Chloé Vollmer-Lo |
Comment vous êtes vous dirigé vers le métier de scénariste BD alors que vous avez suivi des études de commerce international ?
Faire des études est un bien grand mot… [rires]. Je me suis ennuyé pendant deux ans et je me suis demandé ce que je venais faire dans cette galère ! Si je suis tombé dans la BD, c’est la faute à Alan Moore. A 18 ans, je faisais un stage à Sheffield en Angleterre et un copain m’a fait lire les Gardiens et puis V pour Vendetta. Ça fait un peu « belles histoires et envoyez les violons ! » – mais ça a changé ma vie. Avant je n’avais lu ni plus ni moins de BD que les autres gamins et je ne m’étais jamais intéressé aux auteurs. Alors que là, je réalisais qu’il y avait un scénariste qui avait écrit une histoire. J’avais trouvé mon métier !
Quel genre de BD lisiez-vous avant ?
Plutôt des BD franco-belges. Je n’avais pas de connaissance particulière. Je lisais Astérix, Blueberry, etc. En fait j’allais à la bibliothèque et je prenais ce qui me tombait entre les mains. Je suis resté assez inculte en BD avec des trous gigantesques dans ma culture. Je n’ai pas lu Hugo Pratt par exemple, un truc impardonnable d’ailleurs !
C’est rattrapable !
L’amour pour Tintin, les Tuniques bleues, Astérix, Corto Maltese ou Blueberry se constitue avec une part de sa jeunesse. Cela ne se rattrape pas. Alors comme je ne suis pas a priori passionné par l’univers d’Hugo Pratt, je préfère m’abstenir si cela ne participe pas au charme que peuvent avoir les gens pour ce type de livre.
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Un bouquin tous les 3 mois ce n’est pas monstrueux ! Il y a des scénaristes capables de publier 12 bouquins dans l’année. Mais, c’est vrai que je bosse. J’ai toujours écrit, sans véritable temps mort. Cela dit dans les premières années, plein de projets ont fini à la poubelle. Il y a cinq ans, je me sentais fatigué d’avoir écrit pendant 15 ans sans jamais m’arrêter. Sans plan de carrière, j’avais organisé ma vie en fonction des rencontres de dessinateurs et d’envies personnelles. Me considérant en apprentissage, je n’étais pas tétanisé par le fait de vendre ou pas. Je me disais qu’un jour cela aurait un sens. Et effectivement, je n’ai pas vraiment eu de succès auprès du public et peu de reconnaissance critique. Au bout de 15 ans, j’ai fini par m’user un peu. Tout a changé avec l’aventure éditoriale.
![]() © Andoryss et Marc Yang / Delcourt |
Justement, comment êtes-vous devenu directeur éditorial chez Delcourt ?
C’est un accident complet. Guy Delcourt prétend que je le lui ai proposé et moi le contraire. Mais comme j’ai une mémoire de poisson rouge, je pense qu’il a raison ! On discutait au téléphone sur l’évolution dans le monde de la bande dessinée, d’idées de séries ou de collections. Guy est toujours à l’affut de choses nouvelles. Comme d’autres, on s’interrogeait sur l’apport possible des mangas et des séries télé à la bande dessinée. Comme les gens étaient nourris à haute dose de fictions, on se demandait s'il n’était pas intelligent de leur offrir à lire plus vite des histoires un peu moins bien dessinées. De cette réflexion est née la collection Impact qui est presque mort-née. A peine la fusée a-t-elle décollée qu’elle s’est écrasée !
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Quelle en est votre explication ?
En fait, la première série Watch n’a pas bien marché et tout le monde l’a enterrée. Je ne savais pas à l’époque que le premier tome d’une nouvelle série conditionne tout le reste… Notre réflexion était juste au moment où nous l’avions eue, mais le temps de monter la collection et de sortir les premiers albums, soit deux ans et demi, la donne avait déjà changé en librairie. Il se produisait exactement l’inverse : le marché de la BD marquait déjà un petit tassement et les lecteurs avaient le réflexe de se recentrer sur les valeurs sûres et les beaux dessins. Face à la profusion de nouveautés, tout le reste meurt. D’autres collections se sont lancées à la même période et ont toutes échoué. Nous n’avons pas perçu la bascule du marché. J’avais proposé de m’occuper de cette collection comme un galop d’essai et presqu’en même temps, j’ai eu l’idée saugrenue de faire la série Sept. Le succès de l’un a compensé l’échec de l’autre. Aussi lorsque Guy m’a demandé si je voulais continuer, j’ai dit oui. Je m’étais finalement tellement éclaté sur Sept et même créativement et humainement sur Impact - même si cela a été très dur d’en assumer l’échec – que j’ai souhaité poursuivre l’aventure.
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On était en train de réaliser la série Sept. Je regrettais de ne pas y associer tous les gens avec qui j’avais envie de bosser. Sept était la réalisation d’aventures individuelles au sein d’une aventure collective. C’était un projet avec des copains sauf Fabien Vehlmann que je ne connaissais pas. Je croisais Alain Ayrolles depuis 15 ans aux éditions Delcourt. Michaël Le Galli habite à côté de chez moi. Pascal Bertho est un ancien copain d’atelier. Mathieu Gabela est un jeune avec qui j’avais envie de bosser. Dans la BD, il y a peu d’occasions de travailler avec des copains unis sur un même projet. Mais j’étais très frustré par exemple de n’avoir pu bosser avec Fred Duval ou Richard Guérineau. J’ai longuement recherché avec Guy une autre idée. Un jour, il a suggéré que Sept voleurs était l’idée d’un casse, mais dans un univers fantasy, ce qui était le cas. Le scénariste que je suis a tout de suite senti que c’était bon. C’est certes un genre avec des références mais il y a de quoi s’amuser avec cela. Pour moi Sept ou le Casse ont et doivent avoir des côtés ludiques. En même temps, il y a un défi et une émulation. J’ai donc proposé le thème aux scénaristes pour tester leurs réactions et ils ont tout de suite dit oui ! Pour moi c’était le juge de paix.
![]() © David Chauvel et Denys / Delcourt |
Quel en est le cahier des charges ?
J’ai donné carte blanche aux scénaristes sur le thème du casse. Rétrospectivement, je me dis que la première chose qu’ils se sont dit est que le Casse est hyper balisé notamment au cinéma depuis du Rififi chez les Hommes jusqu’aux égouts du paradis ou Ocean eleven. Ils ont dû se dire qu’il fallait éviter un grand casse urbain qui se passe avec une équipe de mecs dans une grande ville que ce soit New York, Londres ou Paris. Et donc, chacun a pris la tangente. On se retrouve alors avec cette affaire étrange au cœur de la Sibérie, ou avec Marie Madeleine qui décide de voler le corps de Jésus. Pour mon album, j’ai pris plus une tangente narrative en restant bien dans le thème du polar car je savais ce qu’avaient fait mes petits camarades et il fallait que je m’en démarque pour créer de la surprise et de l’étonnement chez le lecteur avec un casse qui, lui, a déjà eu lieu il y a longtemps. Il s’agit d’aller faire parler le dernier témoin du casse pour savoir où il a caché l’argent ! En même temps réussir à faire parler cette personne est un casse en soi. En somme, c’est un double casse !
![]() © David Chauvel et Denys / Delcourt |
Il y a eu une défection de dernière minute. Je me suis retrouvé coincé car les autres bouquins étaient lancés. Il me fallait trouver un dessinateur qui soit immédiatement disponible. Ce fut Denys que je connais depuis bien longtemps. Il voulait faire un polar. J’avais un autre album à finir, puis un mois pour lui écrire celui-là ! Pour moi c’est très court car j’écris toujours très en avance. Quand un dessinateur se met sur un de mes albums, je réalise déjà le suivant. J’en ai habituellement un d’avance, ce qui me permet de le relire plusieurs fois et de le corriger. C’est une manière de me rassurer. Quand j’envoie un scénario à un dessinateur, je l’ai déjà relu et corrigé au moins 10 fois. Mais finalement, travailler sans filet sur un mois a été un défi qui a dynamisé l’écriture du bouquin. Je pense que cela se sent à la lecture. Il a fallu être efficace et percutant. L’absence de confort de travail ne m’a pas fait de mal.
L’enchainement des scènes apparaît vraiment très préparé jusqu’à la chute.
J’avais deux fins alternatives. C’est finalement l’histoire de l’affrontement entre 2 personnes. Et j’avais une fin où chacun gagnait. Jusqu’à la page 50, je ne savais pas qui allait l’emporter. Je n’arrivais pas à me décider. Je sais qu’on aurait très bien pu terminer avec l’autre fin, mais je ne sais pas comment nous aurions été reçus. C’est la première fois que cela m’arrivait. Souvent quand j’écris un bouquin, si je n’ai pas la fin tout de suite, je l’ai au bout de 20 pages. Et là c’était une écriture auto-surprenante. Je pense qu’il y avait plus de tension chez moi et donc aussi dans l’intrigue. Et c’est aussi la première fois, depuis Nuit Noire, où je développais principalement deux personnages sur un album. Ils ont acquis une épaisseur psychologique qu’ils n’avaient pas au départ. A un moment je me suis retrouvé dans le cliché que je déteste en général chez un écrivain à savoir que mes personnages ont décidé eux-mêmes ! J’ai réalisé que ce n’était pas entièrement faux. J’avais créé des éléments sur mes personnages qui imposent la suite et m’obligent à dévier de la trajectoire que j’avais prévue parce que soudain la personnalité développée ne colle plus avec ce que je voulais faire vivre au personnage. Par exemple, j’ai réalisé que le jeune Félix qui se fait volontairement enfermé en prison pour faire parler le caïd ne le faisait pas pour les gens qui l’employaient mais pour lui-même. Je ne l’avais pas prévu. Mais finalement cela collait tellement bien avec sa nature que cela s’est imposé. Ça a créé un rebondissement supplémentaire dans l’histoire.
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Absolument. Au départ on pouvait penser que c’était pour enrichir le personnage principal et lui donner une plus grande épaisseur. Mais la manière d’en parler est difficile si on n’est pas soi-même concerné. Et puis au-delà de créer une épaisseur un peu surprenante du personnage, il y a une utilisation narrative intéressante de la musique dans l’histoire. Ce n’est pas que du décor pour faire joli. Ça m’a aussi permis d’en parler et de livrer ce que je pense. A tort pendant longtemps je me suis interdit de mettre des choses personnelles dans mes BD. Finalement je n’ai pas eu raison car ça l’enrichit.
Ce polar fait penser à la collection Rivages Noir. Vous aimeriez réaliser une adaptation dans la collection Rivages / Casterman / Noir ?
C’est marrant que cette idée se soit concrétisé et ait bien marché chez d’autres car nous l’avions eue il y a dix ans. Une personne des éditions Delcourt avait même rencontré François Guérif [ndlr, Directeur éditorial de Rivages Noir] à l’époque et finalement je ne sais pas pourquoi cela ne s’est pas fait. J’ai eu ce fantasme il y a vingt ans en découvrant Ellroy ou Thompson... Cela a sans doute influencé mon écriture. Mais il y a près de dix ans, j’ai senti qu’on était en train de me mettre dans une case et j’ai voulu me démarquer de cette étiquette polar. Ma personnalité m’incite au contraire à tout essayer, et j’ai donc fait des choses très différentes. En même temps aujourd’hui j’ai été très content d’y revenir. Quant à adapter, je ne sais plus quoi en penser aujourd’hui. J’ai adapté quelques classiques pour la jeunesse – j’avais pour seule ambition de mettre en images à destination des enfants et donner envie aux adultes de les redécouvrir. Pour réussir une adaptation, l’auteur doit s’emparer du bouquin, l’ingurgiter et le régurgiter et je ne suis pas sûr d’en être capable. J’ai longtemps eu envie d’adapter le chanteur de Gospel de Harry Crews, mais le plaisir a fondu. Avec Jérôme Lereculey nous avions envie d’adapter le Seigneur des Anneaux jusqu’au jour où un imbécile l’a fait au cinéma.
![]() © Fred Duval et Christophe Quet / Delcourt - 2010 |
Le prochain album de la série Le Casse sera la Grande escroquerie de Fred Duval et Christophe Quet.
Oui, ça sort à la fin de l’été. Coïncidence totale, on reparle de musique dans cet album. Cela se passe à Londres en 1977, le jour du jubilé de la Reine. Les Sex Pistols bannis du sol anglais ont joué sur les mots et ont fait un concert sur une péniche sur la Tamise devant Westminster. A partir de cet événement, Fred Duval va enchevêtrer sur cette seule journée le destin de nombreux personnages, des policiers, des jeunes Punks, des gens de la French Connection qui viennent faire un ultime coup, des malfrats qui préparent un énorme braquage… C’est un album très rythmé, très étonnant, mais très malin. A la fin, Fred Duval réussit à réunir tout le monde dans son intrigue. Christophe Quet s’est lâché dans son dessin. Je suis vraiment très fier de cet album.
![]() © Luca Blengino et Antonio Sarchione / Delcourt - 2010 |
extrait de la planche 13 © Luca Blengino et Antonio Sarchione / Delcourt - 2010 |
Oui, Luca Blengino et Antonio Sarchione font ensuite Gold Rush. Cela se passe à la frontière des États-Unis et du Canada au moment de la ruée de l’or. On a découvert la plus grande pépite du monde. Or il s’avère que l’hiver 1899 était aussi le dernier moment pour les chercheurs d’or de faire passer leur or aux Etats-Unis. A défaut, tout ce qui restait sur le territoire canadien devenait propriété du gouvernement canadien. Ce n’était pas très compliqué sauf quand on détient une pépite qui pèse plusieurs dizaines de kilos. Il faut non seulement la transporter mais aussi la faire garder car elle attire bien des convoitises. Les propriétaires veulent passer la frontière en train. Pendant ce temps des personnages préparent un mauvais coup… Là encore on reprend les codes du genre mais transposé dans le western en respectant les rebondissements et une chute étonnante. L’album apparaît assez classique au départ mais s’avère plein de surprises au final.
Et le dernier et sixième tome se déroule dans l’Allemagne nazie…
Oui, l’Héritage du Kaiser donne sa chance à un jeune scénariste qui signe son premier album. Herik Hanna a un rare talent scénaristique et une personnalité très forte, caustique, avec beaucoup d’humour noir, une vraie identité et une écriture millimétrée. Je prépare plusieurs albums avec lui. Je pense sincèrement qu’on va parler de lui. Il est associé au dessinateur britannique Trevor Hairsine, bien connu des amateurs de Comics. L’histoire se passe en 1936 avec un seul personnage, le major, qui travaille pour les services secrets nazis mais déteste les nazis d’une manière globale pour une raison qu’on comprendra plus tard. On voit qu’il prépare quelque chose mais on n’arrive pas à savoir quoi. Ce jeu installé entre le scénariste et le lecteur est à la fois jubilatoire et un peu énervant. Pour moi c’est la révélation d’un scénariste et j’ai hâte que cet album sorte !
![]() © Herik Hanna et Trevor Hairsine / Delcourt - 2010 |
Quels sont vos autres projets ?
![]() © David Chauvel et Jérôme Lereculey / Delcourt |
- la révélation d’un dessinateur italien Antonio Palma sur un scénario de Luca Blengino (L'Astrolabe de glace),
- un projet de deux jeunes auteurs Andoryss et Marc Yang, les Enfants d’Evernight auquel je crois beaucoup,
- un superbe one shot qui se passe chez les Inuits, Celle qui réchauffe l’hiver de Pierre Place,
- le nouvel album de Sibylline la scénariste de Premières Fois, avec la formidable Natacha Sicaud aux crayons,
- les étonnants strips comiques et cosmiques de Death Squad, par Mike,
- Batchalo, un superbe one-shot qui sera également une révélation graphique, sur scénario de Le Galli,
- et comme je vous l’ai dit, un autre album du talentueux Herik Hanna, dessiné par le non moins talentueux Bruno Bessadi : Bad Ass, une première tentative de création en matière de Comics de super héros (de super méchant, en l’occurrence…).
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