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Entretien avec Benoît Sokal

Benoît Sokal © DR
Benoît Sokal © DR

« Je ne suis pas saturé de Bande Dessinée. »

Benoît Sokal avait délaissé la bande dessinée réaliste d’aventures qu’il affectionne et restait en contact avec le 9e art avec les enquêtes de l’inspecteur Canardo. Mais après une longue parenthèse dans le jeu vidéo, il revient sur le devant de la scène, toujours chez Casterman, avec un long et passionnant diptyque Kraa.

C’est une sorte de western aux accents écologiques et chamaniques où il renoue avec le dessin animalier et la grande aventure. Il n’en fallait pas davantage pour avoir envie de le rencontrer. Résidant du côté de Reims, l’auteur d’origine belge de 56 ans donne quelques clés sur son nouvel album et son sentiment sur la BD numérique.

Ses planches et dessins seront exposées pendant un mois à la Galerie Petits Papiers à Paris du 23 septembre au 22 octobre 2010. Le T.1 de Kraa est prévu pour le 22 septembre et le T.2 vers mars 2012.

couverture Kraa, T1 © Benoît Sokal / Casterman
couverture Kraa, T1 © Benoît Sokal / Casterman
Kraa est un album d’aventures mais aussi initiatique et de vengeance.
C’est en effet plusieurs histoires ; l’histoire d’une ville qui se construit sur des bases géologiques instables dues à une activité volcanique souterraine ; c’est aussi l’histoire de la vengeance d’un jeune indien vue à travers le regard froid et dénué de sentiments d’un aigle ténébreux. C’est lui le narrateur de l’histoire. Il réagit violemment à l’invasion de son monde, une vallée perdue aux confins du grand Nord, par des explorateurs peu scrupuleux. Il se crée une mystérieuse connivence chamanique entre l’enfant qui cherche à se venger du massacre de ses parents et l’oiseau qui défend son territoire. L’histoire voyage du point de vue de l’aigle à celui de l’enfant ou des nouveaux pionniers qui arrivent dans cette contrée oubliée comme les chercheurs de la ruée vers l’or du Klondike à la fin du 19e siècle.

Vous situez l’action dans la Mist Valley. Où cela se trouverait-il ?
Quelque part, loin, très loin…. En fait j’ai imaginé une mégapole s’érigeant peu à peu au milieu de nulle part, là bas, dans le Grand Nord. L’idée m’est venue de ce qui se passe aujourd’hui autour de la mer de Barents, cette régions jadis recouvertes de glaces et dont l’exploitation des ressources du sous-sol est devenue soudainement possible du fait du réchauffement climatique. Plusieurs états se disputent la propriété de ce nouvel eldorado : le Danemark via le Groenland, le Canada, les États-Unis et la Russie. Cette zone attire toutes les convoitises parce qu’elle contient du pétrole et de nombreuses autres matières premières. En fait les gens reviennent vers cette zone qui était verte il y a bien longtemps (le Groenland des vikings) avec des ambitions terribles. J’ai vu des reportages qui montrent la création de villes entières là où il n’y avait encore que de la banquise voici quelques années. Cette idée m’a donc séduit et je m’en suis servi. Mais mon histoire est le fruit de plusieurs idées comme celle-ci.

Vous en profitez pour vous adonner à l’un de vos plaisirs, dépeindre la nature sauvage, notamment la faune.
J’ai en fait toujours adoré les grands romans d’aventures américains : j’ai commencé par Jack London et J-O Curwood, puis Ernest Hemingway ou Jim Harrison et Norman Maclean. J’ai eu envie de revenir à ces atmosphères que j’ai aimées. Et j’ai toujours été attiré par la nature ; je n’ai donc fait que de me laisser aller à des penchants naturels.

Kraa T1 - extrait de la planche 72 © Benoît Sokal / Casterman
Kraa T1 - extrait de la planche 72 © Benoît Sokal / Casterman

Vous revenez au dessin manuel et réalisez un album case par case...
En fait après l’expérience de la 3D et des jeux vidéos, j’ai vraiment pris plaisir à revenir au dessin manuel. En même temps il ne faut pas ignorer les progrès actuels et donc je recompose ma planche dans Photoshop. Donc effectivement je travaille case par case. Je réalise chaque case à part et je la dispose ensuite sur la planche. J’utilise l’ordinateur pour des choses simples : pour composer la page et éventuellement modifier la chromie, etc. En fait si on recolle toutes les cases ensemble, cela fait bien une planche de format traditionnel. Certains dessinateurs dessinent par strips, d’autres par demi page ou page entière. Moi je préfère dessiner case par case parce que c’est plus facile de manipuler une case qu’une planche entière. C’est vraiment une approche pragmatique et non pas artistique.

Kraa T1 - extrait de la planche 60 © Benoît Sokal / Casterman
Kraa T1 - extrait de la planche 60 © Benoît Sokal / Casterman

On ressent que vous avez eu beaucoup de plaisir à revenir au dessin fin et réaliste.
Oui en effet. Autant il y a quelques années j’ai eu beaucoup de plaisir à me lancer dans le jeu vidéo car je voyais du monde, je découvrais de nouvelles technologies etc., autant à l’inverse aujourd’hui j’apprécie de pouvoir rester dans mon atelier pour dessiner tranquillement. Je ne dis pas que ce sont des vacances car il y a des choses à dominer qui ne sont pas piquées des hannetons. Mais « changement de pâturage réjouit les veaux » comme dit le dicton [rires]. En l’occurrence c’est un peu cela. Je ne suis pas saturé de bande dessinée. Je l’étais il y a une quinzaine d’années mais franchement plus aujourd’hui. Je suis vraiment ravi de revenir à la BD. Autant les projets de jeux vidéos étaient lourds à tous les niveaux, logistique, financier etc., autant j’apprécie de pouvoir mener un projet à terme de manière indépendante. C’est une liberté appréciable. Et puis l’exercice solitaire du dessin, sa répétition sur une longue période et en grande quantité est une discipline étrange : une sorte d’ascétisme sportif très rigoureux dans lequel on s’hypnotise et on se noie volontiers…

Kraa T1 - extrait de la planche 63 © Benoît Sokal / Casterman
Kraa T1 - extrait de la planche 63 © Benoît Sokal / Casterman

L’évolution des jeux vidéos fait-elle que c’est moins facile de prendre autant plaisir qu’à vos débuts ?
C’est incontestable ! Cette industrie a enflé de manière passablement monstrueuse. Ce que je pouvais faire il y a encore 7 ou 8 ans est impossible aujourd’hui. C’était déjà, à l’époque, des entreprises assez conséquentes où plus d’une centaine de personnes pouvaient travailler sur un jeu comme Sybéria ; mais c’était encore, curieusement, un projet à taille humaine. Aujourd’hui des jeux « d’auteurs » comme j’en ai fait ne sont plus possibles. Le monde du jeu, le paysage, les supports ont changé le tout accompagné d’une surenchère financière importante. Et je n’avais pas envie d’être employé d’une entreprise quelle qu’elle soit. Je suis et reste avant tout un auteur.

Kraa T1 - extrait de la planche 46 © Benoît Sokal / Casterman
Kraa T1 - extrait de la planche 46 © Benoît Sokal / Casterman

Votre expérience dans le jeu vidéo vous fait elle réfléchir sur l’évolution de la BD numérique ?
Honnêtement je suis très perplexe et j’ai du mal à analyser l’évolution des choses. Pour le moment j’observe cette intention de mettre une BD sur un support numérique en accompagnant celle-ci d’un moteur de lecture rudimentaire. Ca n’a rien de révolutionnaire, loin s’en faut : J’ai l’impression qu’on est en train de refaire l’Opération Teddy Bear. Ce jeu vidéo qui date de 1996 était découpé en cases comme une BD. J’ai le sentiment qu’une fois passé ce stade basique de l’adaptation, d’autres ambitions vont naître : d’abord, on désirera quelques fonctionnalités de plus, par exemple pouvoir zoomer sur sa case, puis, pourquoi pas, une petite animation et peut-être aussi un zeste d’interactivité tant qu’on y est : et que va-t-on inventer ? je vous le donne en mille ? …. Le jeu vidéo !!! A mon sens on ne pourra pas empêcher cette évolution là. Mais que restera-t-il alors de la BD, transformée en un jeu vidéo vieillot des années 90 ? Je n’ai pas de réponse formelle. Après tout, La bd, par son économie plus modeste et par son foisonnement d’auteurs de styles et de genres réussira peut-être là où le jeu vidéo à échoué : se servir de l’outil numérique comme moyen d’expression à part entière…

dessin de l'Inspecteur Canardo © Benoît Sokal / Casterman
dessin de l'Inspecteur Canardo © Benoît Sokal / Casterman
Vous êtes assez dubitatif finalement.
Mais je me trompe peut-être. Après tout, les augures dans le domaine informatique se plantent en général. Il y a des choses qui apparaissent très séduisantes et qui pourtant ne marchent pas. Je suis donc assez prudent : la BD peut aussi ne pas gagner de nouveau charme en se rapprochant du jeu vidéo et se dissoudre dans une soupe numérique sans grand intérêt. Ou alors, le public va accepter un bon en arrière technologique pour permettre une explosion de la créativité libérée des coûts de fabrication prohibitifs et de la lourdeur industrieuse du jeu vidéo. L’évolution de tout ça ne manque pas d’ironie : quand je faisais du jeu vidéo, mes détracteurs disaient que je faisais de la BD interactive… Et puis, après tout, moi j’aime la bd de papier et les livres… Et personnellement, je crois davantage à des portails BD particulièrement sophistiqués qui pourraient aller jusqu’à des festivals permanents de BD sur Internet avec des technologies proches de Second Life par exemple. Ce sont des choses qui m’exciteraient bien plus…

Allez-vous avoir d’autres projets BD parallèlement à Kraa ?
Bien sûr, comme tout le monde, j’ai des tas d’idées de scénario… Je travaille sur une série de SF… Mais, dans l’immédiat, la priorité, c’est bien sur de terminer le tome 2 de Kraa, et puis le prochain Canardo.

Propos recueillis par Manuel F. Picaud en juillet 2010
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Remerciements à Kathy Degreef
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Manuel F. Picaud
10/08/2010