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Entretien avec Nicolas Otéro

Nicolas Otéro en dédicace à Saint-Malo en octobre 2009 © Manuel F. Picaud / Auracan.com
Nicolas Otéro en dédicace à Saint-Malo en octobre 2009
© Manuel F. Picaud / Auracan.com

« Pour réussir dans ce métier, il faut davantage qu'être simplement bon en dessin. »

Né en octobre 1975, le dessinateur lyonnais Nicolas Otéro a réalisé un coup de maître dès sa première série AmeriKKKa. Il s’associe avec Roger Martin, l’expert incontesté du Ku Klux Klan et des groupuscules de l’extrême-droite américaine. Cette série dont l’éditeur a réédité les 6 premiers tomes en deux très belles intégrales va bientôt fêter ses dix ans.

Le nouvel album est annoncé pour le 21 octobre 2010. Occasion pour la rédaction d’Auracan.com de revenir sur le parcours d’un auteur engagé, plein d’humour, sérieux sans se prendre au sérieux, de s’attarder sur sa série emblématique et tenter de mieux cerner ses autres projets.


Quel a été votre déclic pour choisir une carrière de dessinateur ?
Le déclic a dû se produire quand j'ai quitté la banlieue parisienne où j'étais en perdition en ce qui concerne les études et la vie en général. J’ai intégré l'école Émile Cohl à Lyon. Mon objectif était d'en sortir diplômé et d'arrêter enfin les conneries. Et tout cela en me faisant plaisir par ce que j’aimais le plus, à savoir le dessin. En même temps, parler de carrière à ce moment là aurait été fort présomptueux. La base du choix était l'équilibre personnel et la reprise en main...

AmeriKKKa T7 - visuel de couverture © Nicolas Otéro - Roger Martin / Emmanuel Proust
AmeriKKKa T7 - visuel de couverture
© Otéro - Martin / Emmanuel Proust Éditions
Qu'avez-vous appris à l'école Émile Cohl ?
Tout. Tout ce qui me manquait. Les lacunes étaient énormes ! Rigueur, discipline et techniques. On croit souvent que la BD est un "loisir", un truc qu'on fait comme ça. Je défie 90% des gens d'arriver à bosser chez eux, seuls, avec des délais de production hyper courts, dans le domaine de la création, qui reste, qu'on le veuille ou non, aléatoire. On ne se lève pas tous les matins avec la capacité de remplir une page blanche de cadrages hallucinants, d'enchainements de plans homériques... Il y a souvent des jours où il faut se faire violence, où entrent en jeu rigueur et discipline qui ne sont pourtant des mots qui caractérisent le mieux ma personnalité [rires]. J'ai aussi appris un truc essentiel, un gros égo nuit gravement à la santé, et dans notre cas précis, à la qualité du boulot. J'ai croisé un paquet de mecs qui n'avaient rien fait de leur vie mais qui restaient persuadés, de par leur génie graphique, qu'éditeurs et autres n'attendaient qu'eux. La plupart ont déchanté : pour réussir dans ce métier, il faut davantage qu'être simplement bon en dessin.

Apparemment l'apprentissage a été efficace puisque vous enchainez avec AmeriKKKa dès votre sortie de l'école. Comment avez-vous rencontré Roger Martin ?
L'apprentissage a aussi été efficace parce que j'ai su garder une indépendance d'esprit par rapport à ce que je voulais faire et surtout comment je voulais y arriver, pas à n'importe quel prix. Pour mon diplôme, obtenu en 2000, j’ai notamment adapté en BD Mississippi Burning d'Alan Parker. Cela m’a permis de rencontrer Roger. En effet, je suis allé démarcher à Angoulême avec ces planches, ai rencontré presque par hasard Emmanuel Proust qui venait de recevoir le projet de Roger pour AmeriKKKa. Il venait de le valider et cherchait un dessinateur. Je revois encore sa tête quand il a ouvert mon book : cagoules et croix en feu… Son duo infernal venait d'être monté [rires]. Après, il y a eu la rencontre physique et j'ai découvert un auteur simple, généreux, passionné et passionnant, prêt à laisser sa chance à un petit mec venu de nulle part alors que lui avait déjà une grosse vingtaine de romans noirs à son actif et la réputation de spécialiste incontesté du Ku Klux Klan.

AmeriKKKa T7 - extrait planche 30 © Nicolas Otéro - Roger Martin / Emmanuel Proust
AmeriKKKa T7 - extrait planche 30 © Otéro - Martin / Emmanuel Proust Éditions

Connaissiez-vous le sujet ?
J'ai toujours eu un côté militant. À l’époque, j'étais encore membre du MRAP [ndlr, Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples]. Par ailleurs, j'ai toujours été féru d'Histoire. Je connaissais donc un peu le sujet, mais pas forcément plus que le citoyen lambda... Par contre, depuis, j'ai beaucoup appris sur le Klan et tous les mouvements extrémistes. Et c'est toujours aussi flippant…

Qu'est ce qui vous a plu dans cette saga ?
Le sujet, inévitablement ! Passer neuf mois de sa vie pour concevoir un album demande d'y croire un minimum, j'imagine. La rencontre avec Roger m'a aussi beaucoup aidé. J’ai apprécié ses histoires très documentées, sans ambiguïté sur le propos. Traiter de racisme est toujours périlleux, l'équilibre est fragile, et mon crane rasé peut prêter à confusion [rires]. Et puis, il y avait ces deux personnages, Steve et Angela, pas encore vraiment un couple, elle métisse, lui grand blond baraqué. Je trouvais qu'ils illustraient bien la difficulté du combat contre la haine et l'intolérance, deux gouttes d’eau dans l'océan, mais dont le travail permet de faire avancer les choses.

AmeriKKKa T7 - visuel d'affiche © Nicolas Otéro - Roger Martin / Emmanuel Proust
 visuel pour un affiche © Otéro - Martin / Emmanuel Proust Éditions

La violence du sujet a t elle influencé votre manière de le traduire en dessin ?
En fait, je sortais tout juste de l'école, j'avais tout à apprendre. J'ai un peu fait comme j'ai pu, du mieux que j'ai pu, à l'instant T. Ca s'est fait assez naturellement, mon graphisme n'étant pas ultra-réaliste, cela mettait inévitablement un peu de distance. J'aime assez faire des grosses gueules de salauds. Certains trouvaient ça même trop caricatural. Pourtant, en me documentant, j’ai pu en voir des gueules de fous furieux ! Il y en a un paquet, parfois même au-delà de ce qu'un dessin dit caricatural pourrait représenter !

La série parle souvent de néonazisme. Que pensez-vous de l'apparition de plus en plus fréquente de croix gammées en couverture de BD ?
Je me souviens de quelques gros éditeurs m'ayant jeté à Angoulême, arguant que le racisme n'était pas un sujet vendeur et chez qui, curieusement, on retrouvait un an ou deux après la sortie d'AmeriKKKa ces fameuses croix gammées en couverture. Je fais volontairement le cynique parce que, comme les films traitant de la guerre 39-45, il y a du bon et du moins bon. La BD restant un produit de consommation comme un autre, la couverture fait office de levier, il faut que ça interpelle... mais parfois le contenu est loin de valoir l'impact que peut avoir le simple fait de mettre une croix gammée en couvrante. Pour moi, du moment que c'est bien fait, qu'il y a un vrai travail historique et militant, je n’ai pas de souci : ça permet toujours de ne pas oublier d'être vigilants. Allier divertissement et sensibilisation sur de telles thématiques n'est pas impossible.

AmeriKKKa T7 - extrait planche 39 © Nicolas Otéro - Roger Martin / Emmanuel Proust
AmeriKKKa T7 - extrait planche 39 © Otéro - Martin / Emmanuel Proust Éditions

Avec votre prochain T7 de la série, vous battez un record de longévité d'une série chez Emmanuel Proust !
Je suis un vieux maintenant, chez Proust [rires]. Il a fallu se battre et bosser dur pour enchainer les titres. Je fais beaucoup de terrain car EP reste un petit éditeur avec tout ce que ça peut comporter comme difficultés par rapport aux moyens des Majors. Je suis content que, malgré certains différends entre nous à une période, la série est maintenant installée, avec un public fidèle et Proust se donne les moyens de la faire encore progresser...

AmeriKKKa T7 - extrait planche 23 © Nicolas Otéro - Roger Martin / Emmanuel Proust
AmeriKKKa T7 - extrait planche 23
© Otéro - Martin / Emmanuel Proust Éditions
Quel sera le pitch de l'épisode très contemporain ?

Le T7 est en effet on ne peut plus contemporain. Je ne vais pas trop en dire pour ne pas dévoiler des pans de l'intrigue. On va retrouver Obama. Même quand il n'était que candidat, il a déjà dû faire face à au moins cinq tentatives d'assassinat assez sérieuses. Son élection a rendu fou tous les fachos américains. Tous ces partis extrémistes ont regagné beaucoup d’adhésions. Steve et Angela devront donc enquêter sur ce sujet, de Guantanamo aux plus hauts sommets de l'État, pour déjouer ce qui se trame contre le premier président de couleur de l'histoire de ce pays, Roger nous a pondu un scénario diabolique, et de mon côté, après deux ans d'absence pour cause de séries parallèles, je me suis éclaté comme un petit fou !

Y aura-t-il des nouveautés graphiques du fait de vos autres expériences depuis le démarrage de la série ?
On ne peut pas parler de nouveautés, c'est le prolongement de tout ce que j'ai fait depuis le début. J’essaie d'être efficace, de servir au mieux le récit et de me faire plaisir avant tout. Ce plaisir se ressent inévitablement à la lecture d'un album, j'en reste persuadé...

Le Sixième Soleil T3 - planche 9 © Nicolas Otéro - Laurent Moënard / Glénat, collection Vécu
Le Sixième Soleil T3 - planche 9 © Otéro - Moënard / Glénat
Est-ce le début d'un nouveau cycle de trois épisodes ?

La série va en effet comporter 9 tomes. C'est ce que nous avions décidé depuis le début avec Roger, pour ne pas sombrer dans une de ces séries à rallonge qui ne riment plus à rien et ne servent qu'à délester les lecteurs de quelques euros supplémentaires. Dessiner de la cagoule pour dessiner de la cagoule n'aurait plus grand sens. Vous pouvez en effet parler du début d'un troisième cycle, d'autant que les deux premières intégrales sont sorties cette année. Après, nous avons réfléchi à un ultime tome intitulé 1865, date de création du Klan. Il reviendrait sur la genèse du mouvement à la fin de la guerre de Sécession et aurait une pagination plus conséquente puisqu'il faudra que nos deux personnages contemporains, Steve et Angela soient aussi de la partie...mais nous n'en sommes pas encore là, bien sûr !

Vous êtes aussi tenté par le western - une passion de jeunesse ?
Pas plus que la drogue et les filles ! Je suis amateur de cinéma et j’ai donc forcément vu des westerns. Et dessiner des cow-boys sales et puants, un univers violent avec ses propres règles, c'est pas mal non plus [rires]. En même temps, et Bonecreek et Le Sixième Soleil sont quand même des westerns particuliers, loin du classique far-west....

Le Sixième Soleil T3 - visuel de couverture en noir et blanc © Nicolas Otéro - Laurent Moënard / Glénat, collection Vécu
Le Sixième Soleil T3 - visuel de couverture en noir et blanc
© Otéro - Moënard / Glénat
Où en est la suite du Sixième Soleil chez Glénat ?

Le troisième tome paraitra début 2011. J'ai vraiment aimé le scénario de Laurent Moënard. Lui aussi est un gars bien. Cela voudrait dire que tous les scénaristes de BD sont des gars bien ? Non, tous ceux qui bossent avec moi surtout [rires] ! Le sujet de cette série est original. C’est un western du début de la révolution industrielle, en pleine révolution mexicaine, teinté de mysticisme et d'espionnage. C’est très amusant pour un dessinateur. Cela m’a donné l’occasion de rencontrer Franck Marguin [ndlr, Directeur éditorial chez Glénat], un mec en or aussi, qui aime les livres et les respecte et qui connait bien le métier. Pour moi, c’est une expérience enrichissante qui est amenée à se continuer…

Pourquoi avoir changé d'éditeur pour Bonecreek ?
C’est un peu compliqué. Je ne suis pas sûr de pouvoir et devoir le dévoiler dans cet entretien. Ce qui est sûr, c'est que je tiens fort à Bonecreek, comme mes autres projets, d'autant que j'y ai mis pas mal de moi-même. C’est une des premières fois où j'interviens dans le scénario, les personnages, etc. Bonecreek continue donc chez Idées+, petit éditeur nîmois et c'est bien comme ça. L'important est que le bouquin vive et qu'on termine cette histoire de déjantés comme prévu sur 4 tomes. Mon ami Bat est d'ailleurs en train de travailler sur la structure du tome 3. Affaire à suivre...

Bonecreek T3 - dessin © Nicolas Otéro - Bat / Idées + Passion BD, collection Aventure
Bonecreek © Otéro - Bat / Idées + Passion BD
Quels sont vos autres projets ?
Je vais signer incessamment un truc chez Glénat. J’en parlerai quand ce sera fait. Je monte un projet avec mon pote Gihef, mon double aussi chauve et taré que moi, mais plus grand [rires]. Et puis, je dois parler du T8 d'AmeriKKKa et le T3 de Bonecreek aussi. Si tout se goupille bien, je risque de ne pas manquer de boulot dans les quelques années à suivre… et c'est tant mieux comme ça [rires] !

Avez-vous des envies scénaristiques ?
Bien entendu, même si je suis loin d'être au point. Mais le fait de bosser avec différents scénaristes sur différents univers me fait apprendre à vitesse grand V. C’est un métier très différent de celui de dessinateur, avec d'autres contraintes, mais qui me branche vraiment aussi... J'ai d'ailleurs écrit quelques carnets d'un projet bien différent de tout ce que j'ai fait jusqu'ici mais je laisse le temps de décantation nécessaire... un truc plus personnel et intime, à voir si j'arriverais à en faire quelque chose de fun, je n'en sais encore rien, l'avenir me le dira.

Propos recueillis par Manuel F. Picaud en septembre 2010
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© Manuel F. Picaud / Auracan.com
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Manuel F. Picaud
12/10/2010