Auracan » Interviews » Entretien avec Alfred

Entretien avec Alfred

En mettant en scène le très poignant témoignage d’Olivier Ka qui revient sur le terrible traumatisme de son adolescence, Alfred signe avec Pourquoi j’ai tué Pierre (Delcourt) l’un des ouvrages les plus troublants et réussis de l’année 2006. Afin de mieux comprendre sa démarche, nous avons rencontré ce jeune dessinateur, dont la sensibilité n’égale que le talent.

Comment as-tu été amené à réaliser Pourquoi j’ai tué Pierre ?

Olivier Ka et moi sommes très proches. Nous nous connaissons depuis longtemps, mais Olivier a mis des années à me raconter cette histoire. J’étais à mille lieux de savoir, d’imaginer, d’apercevoir quoi que ce soit. Quand il m’a raconté son histoire, il y a maintenant deux ans et demi, je suis tombé de haut. Je ne m’attendais pas du tout à ça… Olivier me disait qu’il comptait l’écrire. Au départ, il ne parlait pas d’en faire une bande dessinée, il voulait écrire une confession sous la forme d’un roman. Il voulait s’en détacher. J’étais sous le choc de ce qu’il me confiait et je lui ai proposé, s’il le souhaitait un jour, réaliser des images sur son histoire. Parfois, les images peuvent remplacer les mots. Cela a fait du chemin dans sa tête… puis il m’a proposé que nous en fassions ensemble une bande dessinée, le dessin permettant justement de laisser de la place à certains silences. Il souhaitait également que cela passe par mon prisme. Il faut dire que nous avons des choses en commun : à quelques années d’écart, car il est un plus âgé que moi, nous avons exactement eu le même type d’enfance, le même genre d’éducation, des parents artistes (les siens sont auteurs, les miens comédiens), des parents de sensibilité de gauche ayant connu la libération sexuelle à l’époque baba-cool… Nous avons des repaires extrêmement proches… bref, un terreau identique. Quand Olivier me raconte des souvenirs de son enfance, je n’ai aucune peine à y coller des images de ma propre enfance. Tout cela à fait que nous décidions de mettre ensemble son histoire sur le papier. Mais l’élaboration du bouquin a pris deux ans.

Quelle a été votre méthode commune pour élaborer cet ouvrage ?

Dès le début, Olivier avait en tête de structurer son récit en une construction chronologique, de l’âge de ses sept ans à aujourd’hui, à ses 38 ans. Il avait juste cela comme souhait, comme volonté : remonter avant l’événement, pendant et après, c’est-à-dire aujourd’hui. Je lui ai demandé de tout écrire, de manière très brute, très lâchée, sans chercher aucun effet. Moi après, avec cette matière-là, avec les nombreuses pages qu’il m’a donné, j’en ai fait une adaptation.

Il t’a donc donné des pages rédigées…

Absolument, car je souhaitais que ce soient ses mots à lui pour ne pas le trahir, pour ne pas trahir ce qu’il avait vécu. À partir de cette matière-là, en la respectant, sans la recomposer, j’ai adapté son récit. Puis nous nous sommes appelés ou vus quasiment tous les jours durant l’élaboration du bouquin. À chaque fois que j’attaquais une page, je lui donnais mes intentions et lui demandais ce que lui voulait, ce qu’il voulait bien dire dans cette page-là, ce qui lui paraissait indispensable à dire, à faire passer.

L’histoire d’Olivier Ka est très forte, très dure. Comment s’y prend-t-on pour mettre en images une histoire aussi difficile ?

En effet, c’est déroutant de mettre en images une autobiographie qui n’est pas sienne, qui est celle de quelqu’un d’autre, mais quelqu’un de proche avec qui on partage des références communes. En fait, je n’ai pas cherché à faire de beaux dessins, j’ai juste essayé de travailler de manière très instinctive et affective. C’est pour cela, au cours du bouquin, que mon dessin bouge, il est parfois net, parfois très noirci… À chaque séquence que j’abordais, j’ai vraiment essayé de me mettre, autant que je le pouvais, dans l’état que me demandait le récit d’Olivier. Pour la scène principale, celle qui correspond aux attouchements dont Olivier fut victime, j’ai dessiné cette séquence de dix pages en une seule nuit. Je n’étais vraiment pas bien, je me suis mis plein de merde dans la tête pour être baigné de ça !… Je n’ai vraiment pas adopté une façon technique, pensée, pour aborder le dessin de ces pages. Comme je te le disais, cela a été quelque chose de très instinctif et de très affectif.

Pour faire avancer l’histoire, vous n’avez pas hésité tous les deux à vous mettre en scène… On y croit vraiment, j’imagine que cela s’est réellement passé ?

Tout est vrai. Franchement, de la première à la dernière ligne du livre, tout est vrai.

J’imagine que lorsque vous vous êtes rendu sur le lieu du drame et qu’Olivier a retrouvé Pierre des années plus tard, cela a été un moment très fort…

Cela reste un des moments les plus contradictoires de ma vie. C’est à la fois quelque chose de très fort qui est en train de se passer pour mon ami puisque Olivier n’avait pas vu Pierre depuis vingt-cinq ans, et qu’il était persuadé qu’il était mort… Nous y sommes allé juste pour faire quelques photos, pour voir les lieux, pour me permettre de bien dessiner la ferme… Et quand nous y sommes arrivé, Olivier a vu Pierre, a compris qu’il était encore vivant, qu’il était là… Je ne me rends pas compte si nous le racontons bien dans le livre.

Nous avons l’impression qu’Olivier y va pour régler définitivement ses comptes. Quant à toi, on te sent pris dans une sorte de malaise… Peu à peu, tu t’effaces…

Je n’avais pas le choix. Durant les quatre heures qu’a duré cette après-midi, malheureusement, je suis avec Olivier mais il est tout seul. Tout seul devant Pierre. Il a d’ailleurs hésité à aller lui parler, puis il a pris sa décision. Je l’ai un peu poussé à le faire, tout en lui disant clairement que je le suivais, qu’il veuille y aller ou qu’il préfère que nous partions. Je lui ai dit : « s’il faut rester, on reste ; s’il faut taper, on tape ». Je ne savais pas, j’étais complètement perdu, avec des sentiments contradictoires, très violents…


Alfred et Olivier Ka

Vous êtes-vous posé la question s’il fallait ou non publier cette histoire ? Comment avez-vous abordé l’idée d’étaler publiquement l’histoire d’Olivier ?

C’était son choix. À un moment, il m’a vraiment dit qu’il fallait qu’il en fasse un livre pour que cela n’existe plus pour lui, mais que cela devienne autre chose… ailleurs. S’il l’avait écrit uniquement pour lui, cela aurait déjà été un travail énorme, mais cela n’aurait continué qu’appartenir qu’à lui. Il fallait que ça lui sorte du ventre, que ça appartienne à plein de gens. En caricaturant, que ça ne soit même plus son histoire. Son intention était vraiment là… Du moment où il a décidé que nous en fassions un livre ensemble, en passant par mon regard et par ma main, nous ne nous sommes plus posé de questions. Exactement comme pour la fin. Du moment où nous avions rencontré Pierre, il fallait le raconter, même si nous ne l’avions pas initialement prévu. Nous y avons tout mis. Ce n’était pas possible autrement.

Quel a été votre état d’esprit quand le livre a été terminé ?

Nous étions ensemble. Nous avons terminé la dernière page ensemble à huit heures du matin après avoir passé une dernière nuit pour finir le livre. Le jour était en train de se lever, c’était en juillet, nous étions sous la fatigue des émotions, nous ne réalisions pas que c’était fini, et, c’est idiot, nous avons bu une bouteille de champagne, dans la rue. Là, Olivier a commencé à admettre que cette histoire ne lui appartenait plus.

Maintenant qu’il a expurgé cette histoire, j’imagine qu’il va mieux… Et toi ?

Ce que tu dis est vraiment intéressant, c’est exactement cela. Olivier a vécu avec cela. Aujourd’hui, il a dégagé, en grande partie, ce poids. Il a connu un moment de flottement, il a fallu qu’il retrouve de nouveaux repères. Il a eu l’impression, avec son histoire devenue ce livre, d’avoir un manque. À l’inverse, là où Olivier s’est enlevé un poids, je me suis rendu compte que cela m’en a créé un. Je me suis approprié son histoire en la dessinant, j’ai vu les yeux de cette homme-là en train de me regarder… Honnêtement, pour moi, c’est un peu le bordel maintenant… Je suis très fier d’avoir fait ce livre pour Olivier. C’est pour lui que l’ai fait, j’ai essayé de m’effacer le plus possible pour que ça soit son livre, pour être au service de son histoire. Mais, du coup, je suis à la fois extrêmement heureux d’être allé au bout du bouquin, mais je reconnais qu’il n’y a pas un jour où je ne me demande pas si Pierre l’a lu. Et c’est très déroutant.

Et vous n’en savez rien…

Non, du tout, et nous ne le saurons pas. Et je souhaite ne jamais le savoir.

Propos recueillis en novembre 2006 par Brieg Haslé à Saint-Malo
© Brieg Haslé / Auracan.com / Tous droits réservés
Visuels © Alfred & Olivier Ka / Delcourt
Photos des auteurs © D.R. - Tous droits réservés

L'ouvrage d'Alfred et Olivier Ka est arrivé deuxième ex-aequo au dernier tour du Grand Prix de la Critique 2007, preuve s'il en est de l'intérêt et de l'originalité de Pourquoi j'ai tué Pierre

Notre critique de Pourquoi j'ai tué Pierre 

Du même dessinateur :

Partager sur FacebookPartager
Brieg F. Haslé
29/11/2006