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Entretien avec Gilles Chaillet

Gilles Chaillet

Gilles Chaillet est l’un des grands auteurs classiques de la BD franco-belge. Débutant chez Dargaud, il y a fait ses armes aux côtés de grands maîtres : Uderzo et Goscinny puis Jacques Martin. Trois ans après avoir commencé à reprendre le dessin des albums de Guy Lefranc, il a créé sa propre série Vasco en 1980. La série connaît rapidement le succès.

Depuis, Gilles Chaillet - qui a abandonné sa collaboration avec Jacques Martin en 1997 - s’est consacré à ses projets comme scénariste, dessinateur ou les deux ! En 2000, il participe au Triangle Secret de son ami Didier Convard et réitère en 2007 avec L’Ange brisé. Rencontre avec un gentleman dessinateur passionné par l’Histoire et l’Italie qui a signé 44 albums en 30 ans de carrière.

Gilles Chaillet est passionné par Rome. Son ouvrage sur la ville antique, déjà vendu à 38.000 exemplaires, est aujourd’hui une référence.
« Le plan de Rome a vécu une aventure assez extraordinaire. Au mois d’octobre, on lance le bouquin en version italienne, puis l’année prochaine, en japonais et en allemand. Au départ, c’était un plan que j’avais terminé en 1994 et qui dormait dans un carton à dessins. Sur les conseils de Didier Convard, je l’ai présenté à Jacques Glénat qui en a réalisé un très beau livre. C’est l’histoire d’une vie. J’avais 9 ans quand l’idée saugrenue m’en a traversé l’esprit. C’est devenu un hobby et ce rêve d’enfant s’est réalisé ! Reconstituer Rome suppose une part imaginative, ce que les archéologues - dont les travaux m’ont été très utiles - n’ont pas le droit moral de faire.
La ville d’Arles s’est chargée d’en faire une magnifique exposition en 2005. Chaque fois que je vois le plan grandeur réelle, j’ai un choc, ce que je n’éprouve pas quand je vois mes planches ! L’expo a eu un bon succès et est devenue itinérante. Jusqu’au 13 avril 2008, elle est en Suisse au Musée Romain à Vallon (près de Fribourg). Ensuite, elle devrait rester quelques mois au musée du Capitole de Rome, avant de partir pour Florence. Une exposition bis, faite de superbes fac-similés, tourne désormais aussi au gré de la demande dans des festivals et des salles d’exposition. »

Une passion qui remonte à la lecture d’Alix.
« Contrairement à ce que l’on croit parfois, je n’ai jamais dessiné quoi que ce soit dans les albums d’Alix. J’ai simplement, avec la complicité de mon épouse Chantal Defachelle, mis en couleurs La Tour de Babel et la fin de L’Enfant grec. »

Vasco T22

Vasco, la série-phare de Gilles Chaillet, est née d’une commande du journal Tintin.
« Si je n’avais pas collaboré avec Jacques Martin, Vasco aurait été Romain. D’ailleurs, j’avais commencé des histoires où il s’appelait Caïus Vasco et il évoluait au 3e siècle après J-C au moment de la première grande ruée barbare. Grâce au bouquin de Léon Homo Rome au Moyen-âge, j’ai finalement trouvé une façon d’évoquer une ville que j’aime sans faire du Alix. Le métier de Vasco, commis de banque, m’a été soufflé par Maurice Druon dans Les Rois maudits.
Au départ, je pensais que ce serait juste un épisode, je n’aurais jamais imaginé que cela continuerait ! Une intégrale sera publiée à partir de l’année prochaine. Le tome 22 sort au mois de décembre avec une grosse différence : je n’en suis plus le dessinateur. C’est Frédéric Toublanc qui reprend le flambeau ! Avec les problèmes récurrents que j’ai à la main - je me trouve parfois bloqué pendant plusieurs mois sans pouvoir dessiner - j’ai été en effet obligé de diminuer mon rythme de travail. Pour une série, ce n’est pas l’idéal. La solution était de confier la série à quelqu’un d’autre tout en gardant les rênes du scénario. J’ai lancé un appel d’offre par Internet. Frédéric Toublanc a 43 ans, une expérience de dessinateur dans le story-board et dans la pub. Il va falloir qu’il apprenne à faire plus simple : il n’y a pas une seule image dans laquelle il n’y a pas de décor ! Je pense qu’on lui pardonnera d’en avoir trop fait que pas assez. Autre nouveauté, les couleurs vont être réalisées à l’informatique par Isabelle Drouaillet, une amie, épouse du dessinateur Gil Formosa ; elle a bien compris la série, là aussi je ne crois pas que les lecteurs seront déçus.

Extrait de Vasco T22
Extrait de Vasco - T22 : La dame noire

L’épisode, La Dame noire se passe à l’époque où les grandes compagnies sèment la zizanie dans le sud-est de la France ; le pape essaye de s’en débarrasser et s’arrange avec Du Guesclin pour que celui-ci les entraîne en Espagne dans une espèce de croisade contre les Arabes de Grenade, de façon à libérer la France et le comté Venaissin de leurs exactions. Le contexte est sombre : peste, massacres, inondations... La dame noire est la peste mais aussi un personnage, une silhouette qui accompagne cette histoire d’Avignon à Tolède. Vasco va être amené à payer 200.000 livres d’or au nom de la Banque Tolomei aux grandes compagnies par le système d’une lettre de change ; les grandes compagnies pensent que la somme sonnante et trébuchante se trouve dans un coffre sur le chariot qu’escorte jalousement Vasco… En fait dans ce chariot, il y a bien quelque chose d’autre, un autre trésor, mais celui-ci je ne le dévoile pas !
On a aussi un préambule important pour la deuxième partie à Grenade, à l’Alhambra. Et là je lance quelques informations pour comprendre La Mort blanche, titre du second épisode. L’oncle Tolomei se trouvera pour des raisons de santé incapable de gérer la compagnie et Vasco héritera de ce poste… »

L’Ange brisé, un diptyque avec Didier Convard, est un futur chef d’œuvre à paraître chez  Glénat en avril 2008 suivi d’une seconde partie en avril 2009.
« C’est une belle histoire que Didier avait en tête depuis un certain temps déjà. Le personnage principal est Léonard de Vinci. C’est un polar, sous la Renaissance, effroyablement poétique ! L’histoire est un peu gore où se dégage une poésie par certaines situations, le mystère qui enveloppe certains personnages, la très belle qualité des dialogues. Je n’ai jamais rien lu qui ressemble à ça. J’y crois vraiment beaucoup et je ne regrette qu’une chose, de ne pas pouvoir la dessiner plus vite. On y met tout notre cœur pour la réaliser tous les quatre avec Marc Jailloux qui fait les encrages et mon épouse qui réalise les couleurs. J’espère qu’elle sera bien reçue par le public. Jacques Glénat est très emballé. C’est assez réconfortant d’avoir un éditeur derrière soi.

Crayonné pour l'Ange Brisé
Crayonné pour l'Ange Brisé

Cela nous a valu un beau voyage en Italie que Didier ne connaissait pas. On est parti avec son synopsis et au fur et à mesure de ce qu’il découvrait, il imaginait de nouvelles scènes et l’histoire s’enrichissait, les personnages prenaient de la chair, devenaient vraiment humains, c’était passionnant de voir ce scénario évoluer. Pour chaque ville visitée (Florence, Milan, Venise et Rome), on a trouvé un endroit pour y loger Léonard de Vinci. Et la visite de Saint Pierre de Rome a donné à Didier une idée géniale…
Au départ, il devait s’agir d’un 2 fois 46 planches. Mais pour que je ne sacrifie pas les décors, on a demandé à Glénat un 2 fois 54 pages. J’ai refait tout le découpage de 46 à 54 pages, ce qui n’est pas toujours simple. Je voulais retrouver le rythme du récit de Didier tout en me donnant plus d’aisance. »

Gilles Chaillet et Chantal Defachelle
Gilles Chaillet et Chantal Defachelle

Le dernier tome de La Dernière Prophétie repoussé à 2010 ?
« La Dernière Prophétie a pris du retard et ça m’ennuie. Le scénario est prêt, mais je n’ai pas encore commencé un seul dessin. Ce sera aussi un 54 pages. Le dernier tome va se conclure dans un monde apocalyptique. On approche de la date 410 où les Wisigoths d’Alaric envahissent Rome, ce qui a été à l’époque un choc considérable. Rome, symbole de l’éternité, était inviolée depuis 800 ans. Et les anti-chrétiens de dire que c’est parce qu’on nous a empêché d’honorer nos Dieux ! Et les Chrétiens de répondre : et non c’est Dieu qui vous a puni car vous continuez à honorer vos Dieux ! »…

Intox, un thriller contemporain, ancré dans le monde médiatico-politique écrit avec Chantal Defachelle et dessiné par Olivier Mangin dont le dessin ne cesse de se bonifier, trouvera son épilogue en 2008.
« Cette série avec une héroïne féminine est un régal à faire ! C’est une idée de mon épouse au départ. Je n’avais jamais trouvé le temps de la dessiner. Je lui ai donné une orientation plus ancrée dans les problèmes de l’actualité. Mais c’est vraiment un projet qu’on fait à 4 mains. Je fais le découpage, j’écris les dialogues, mais sous la haute surveillance de ma coscénariste ! Elle n’est pas une grande lectrice de BD, mais elle a l’œil. Le scénario suggérait un dessin un peu plus moderne que le mien. J’aime bien travailler avec Olivier - j’espère que l’on va se recroiser sur d’autres projets - et je crois qu’il n’est pas contre. Malheureusement, on est un peu déçu par les résultats de ventes. »

La vie de l’empereur romain Dioclétien au Lombard avec Frédéric Ansar
« Frédéric Ansar - ça fait 11 ans qu’on travaille ensemble - était parmi les repreneurs possibles de Vasco. Il a eu un lot de consolation : une BD sur la vie de l’empereur romain Dioclétien. Une fondation belge a demandé au Lombard un dessinateur et un scénariste pour la faire. Pour le scénario, c’est vers moi qu’ils se sont retournés ; point de vue dessin, c’est Christophe qui a été choisi avec enthousiasme. Mais il se rend compte que ce n’est pas facile de gagner sa vie avec ce métier-là. »

Crayonné pour l'Ange Brisé
Crayonné pour l'Ange Brisé

D’autres projets : un nouveau triptyque sur la Rome Antique
« J’ai écrit une histoire que j’ai conçue de manière très différente de La Dernière Prophétie. Sous le Haut Empire, j’ai développé un western avec des personnages transposés dans les mentalités de l’époque et dans l’orient romain, le “Far East romain“ qui, quelque part, peut ressembler au far-west américain avec ses fortins isolés, la zone frontière. Le rôle des Indiens étant tenu par les Parthes, celui des tuniques bleues par les légions romaines ! J’ai rajouté derrière une trame un peu politique avec des morts suspectes. J’ai prévu 3 épisodes, cela a plu au Lombard. Restait à trouver le dessinateur. Il y en a un sur lequel on est tombé d’accord ; il travaille déjà au Lombard, mais pour l’instant il est pris. Cela ne me gêne pas d’attendre un peu.
Au départ un préfet qui vient de l’armée du Danube est transféré sur les lignes orientales pour mettre un peu d’ordre parce qu’on redoute une agitation du côté des Parthes ; pour montrer les contrastes, il y a quelques scènes, notamment dans le 2ème épisode, qui se passent à Rome où on vit dans le luxe et le raffinement. Le personnage principal, Charax, s’y trouve mal à son aise !
J’aimerais aussi faire - mais pour le moment c’est encore à l’état embryonnaire - une histoire sur Rome mais à l’époque baroque. »

Décidemment, Gilles Chaillet est infatigable. Il fait partie de la génération qui a bénéficié du retour en force de la BD historique grâce notamment à Jacques Martin aux côtés d’André Juillard, François Bourgeon, François Dermaut ou Philippe Adamov.
« Jacques Martin se repose maintenant sur les éditions Casterman qui gèrent son œuvre de manière quelque peu discutable. Je pense que Casterman veut sortir plein de choses pour rentrer dans ses sous. Ils n’ont pas compris la leçon de la reprise de Blake et Mortimer où Dargaud a pris le temps qu’il fallait pour réaliser une reprise de qualité avec des gens de talent. Martin a fait rêver des générations entières et donner des vocations à un certain nombre de dessinateurs, dont Juillard et moi faisons partie, ou comme Rafael Morales et bien d’autres. C’est dommage que ça parte ainsi… De Blake et Mortimer, on aura l’image d’une série parfaite sans dérapage ; de l’œuvre de Martin, on gardera l’image d’une fin assez triste. »

Sa force est sans doute de savoir s’entourer et nouer des collaborations de qualité.
« Je dois dire que j’ai toujours eu de la chance ; je suis tombé sur des gens très sympas et talentueux comme Thierry Lebreton ou Jean-Pierre Jobelin, et évidemment Christophe Ansar. J’ai vraiment beaucoup de plaisir à travailler avec Marc Jailloux. J’avais remarqué que son encrage progressait extrêmement vite et devenait vraiment très bon. J’ai bien aimé travailler avec Bernard Capo qui est un poète, il avait besoin de sa liberté. »


Propos recueillis par Manuel F. Picaud les 22 août et 24 novembre 2007
avec la complicité de Brieg F. Haslé
© Manuel F. Picaud / Auracan.com
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Remerciements à Marc Jailloux.
Photos © Manuel F. Picaud / Auracan.com
Visuels © Gilles Chaillet - Didier Convard - Frédéric Toublanc / Glénat - Le Lombard

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Quelques chroniques d'albums de Gilles Chaillet :

Vasco T20 Tombelaine - T2 La dernière prophétie T2 Intox - T1
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Manuel F. Picaud
03/12/2007