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Entretien avec Vittorio Giardino

Vittorio Giardino
Vittorio Giardino © Fabrizio Zani

Alors que Max Fridman revient après plusieurs années d'absence, nous vous proposons de retrouver son créateur à travers un long entretien réalisé pour Auracan en 1997.

Son style proche de la ligne claire en fait le plus belge des dessinateurs italiens. Sa maîtrise du scénario, sa sensibilité et la richesse de ses personnages l'imposent comme un des plus grands auteurs de la profession. Mais avant tout, Vittorio Giardino est un artiste élégant, affable et sympathique. Cet ancien ingénieur, amoureux des pays de l'Est a, avec des séries comme Max Fridman, Little Ego ou Jonas Fink, abordé avec talent l'espionnage, l'érotisme de qualité et la peinture de moeurs.
Rencontre coup de coeur avec un artisan, qui dans un français délicieux, parle avec passion de son art.

Vous avez abandonné votre métier d'ingénieur pour vous lancer dans la BD ?
C'est la question que l'on me pose toujours et il m'est très difficile d'y répondre: la raison principale est que j'ai toujours aimé la BD, j'ai toujours aimé dessiner et j'étais arrivé à une étape de ma vie ou j'avais décidé de changer, de faire ce que je préférais sans penser au futur ou à l'argent.
Heureusement, à cette époque j'ignorais tout des risques que je courais et j'ai opéré ce changement avec un peu d'incertitude et tout a heureusement bien marché. Cependant si j'avais eu à l'époque l'expérience que j'ai aujourd'hui, je crois que j'aurais eu bien plus de doutes. De toute façon, je suis très content de m'être orienté vers la BD même si c'est un métier très dur, très difficile et même si l'évolution actuelle est de plus en plus difficile.

Sam Pezzo
Sam Pezzo

En fait à la base vous dessiniez déjà depuis longtemps? Quand on voit vos premiers albums, c’est déjà bien abouti?
II est vrai que je n'ai jamais fait d'études artistiques mais j'ai toujours aimé dessiner -avant de savoir écrire, je passais plusieurs heures par jour à dessiner pour m'amuser et cela je l'ai toujours fait- Même lorsque j'étais à l'université, pendant mes études d'ingénieur, de temps en temps, le dimanche, je m'amusais à dessiner, mais ce n'était pas encore des BD parce que je n'avais pas le temps de le faire. C'est bien plus rapide de faire un petit dessin que de faire une histoire dessinée et c'est pour cela que j'ai arrêté mon métier d'ingénieur car je me rendais compte que la BD demandait beaucoup de temps. II est impossible de faire sérieusement de la BD en ayant un autre métier. Tout le temps disponible doit être dédié à la BD. C'est cela le grand changement qu'il y a eu: passer de l'amusement au professionnalisme, c'est consacrer toutes mes journées de travail à ce qui m'amuse.

Vous parliez de votre passion pour la BD. Comment l'avez vous découverte?
J'ai commencé à lire des BD avant de savoir lire. C'est à dire que je regardais les vignettes et que ma mère me lisait les bulles, mais je me souviens qu'après une à deux lectures maximum, j connaissais le texte par coeur, ce qui fait que je pouvais ensuite lire tout seul même sans savoir lire ! Les bandes dessinées de mon enfance, c'était, et c'est une grande chance, Donald Duck de Cari Barks. Ce n'est que bien après que j'ai connu Cari Barks en tant qu'auteur de ce type de BD, mais j'étais fasciné par Donald Duck. Plus tard, devenu adolescent, j'ai découvert Tintin et encore plus tard j'ai découvert des BD plus intellectuelles comme Corto Maltèse d'Hugo Pratt. Donald Duck, Tinfin et Corto Maltèse sont certainement les personnages qui m'ont le plus apporté sur le plan humain et qui m'ont fait découvrir les différentes possibilités d'expression de la BD. Les différences sont énormes entre les strips américains avec des dessins très simples, caricaturaux, et la BD européenne de style plus complexe, plus réaliste. Vraiment, il y a place pour des possibilités d'expression quasi infinies.

Hokusai
"Sous la vague au large de Kanagawa", par Hokusai

Vous citez trois séries qui vous ont amené à faire de la BD, c'est ce qui vous a conduit a faire de la ligne claire?
Peut-être (rires). II est vrai qu'en Italie, on dit que je suis le plus belge des dessinateurs italiens. Mais est-ce vrai? Je crois que ma préférence pour la ligne claire ne doit pas seulement avoir pour origine les dessinateurs belges mais aussi certaines racines. Je pense que les premières influences (relatives à la ligne claire) remontent au graphisme japonais qui a été découvert par le grand public en Europe vers la fin du 19e siècle. La dette de la BD envers les grands graveurs japonais comme Hokusai et Utamaro est vraiment grande. Et il est surprenant qu'aujourd'hui les dessinateurs japonais aient presque complètement oublié leurs racines et puisent leurs influences du côté de l'occident. II y a là un parcours incroyable qui part de Hokusaï (ndlr: vers 1831), passe par Toulouse-Lautrec, Van Gogh, les artistes de Liberty, certains illustrateurs du début du siècle et se reflète dans les merveilleuses BD de Windsor Mc Kay, Mc Manus pour enfin selon moi, influencer fortement le dessin de Disney qui est toujours de style Japonais, même si c'est difficile à croire! II y a pourtant des références très précises comme les vagues des dessins du Disney des premières années qui sont influencées par les fameuses estampes de Hokusai: la vague contre laquelle on voit le Mont Fuji. Cette estampe est fameuse avec la grande vague, c'est difficile à décrire, mais si je vous fais un petit dessin vous comprendrez (Giardino prend son crayon et rapidement nous dessine cette fameuse vague.) Cette vague est devenue une légende. Cette manière de dessiner les vagues se retrouve dans toute les BD. Mais aujourd'hui les japonais s'inspirent du style occidental et ce n'est que récemment que des dessinateurs japonais ont renoué avec une certaine tradition nationale que personnellement je trouve extraordinaire. Bon on est parti de loin pour... (Rires.)

Eva Miranda
Eva Miranda

Nous en étions à la ligne claire...
Oui la ligne claire, pas tellement claire peut-être... je ne sais pas. II y a quelques années on m'a demandé pourquoi j'ai choisi ce style et il est pour moi difficile d'y répondre dans la mesure où je n'ai pas choisi. J'ai simplement essayé de dessiner comme je sais le faire et comme je le préfère. Le problème principal est de rendre avec efficacité ce qui est nécessaire à l'histoire. Je n'ai ainsi jamais imaginé avoir un style de dessin plutôt qu'un autre. Je ne sais pas si j'ai ou je n'ai pas un style. L'important est d'avoir une bonne idée, une bonne histoire et d'être capable de la raconter de telle manière que cela donnera naissance à un petit miracle. II est difficile de transmettre mes émotions à des gens que je ne connais pas et qui ont sûrement une vie complètement différente de la mienne. II faut donc atteindre non seulement les yeux mais aussi l'âme de certains lecteurs et c'est cela la vrai difficulté. II est extraordinairement difficile de savoir si ce qui a une valeur émotive pour moi aura la même valeur pour un inconnu qui ne possède pas mon expérience et qui ne fera que lire mon histoire. C'est cela que j'appelle un petit miracle car c'est une chose que je n'ai jamais pu expliquer. Je vois pendant les séances de dédicaces que l'émotion liée à certaines scènes de mes BD est passée auprès des lecteurs et pour moi c'est toujours une grande surprise. C'est merveilleux car je sais tout ce qui se cache derrière ces cases dessinées et c'est vraiment un petit miracle.

Donc assez logiquement vous mettez beaucoup de vous dans vos BD?
Oui forcément, cela a été dit depuis Flaubert et même avant. C'est une chose qu'on ne peut pas éviter. Pour élaborer mes histoire, je part toujours d'une émotion et jamais d'une idée rationnelle. La construction rationnelle de l'histoire est indispensable mais ne vient que par la suite. Le point de départ est quelque chose de flou, c'est une émotion qui tente de s'exprimer. Ensuite vient un long travail de construction rationnelle. Cette transposition de l'émotion en histoire pourrait se réaliser par d'autres voies que la BD et le dessin est l'étape finale de ce processus. Si j'en étais capable, si j'en avais envie ou si j'en avais les moyens je ferais du cinéma ou j'écrirais un roman. La démarche reste la même: il s'agit de raconter une histoire. Dans mon cas le dessin est au service de l'histoire. Mais parfois, en cours de réalisation le dessin m'oblige à modifier le scénario parce que le dessin a une grande force: des personnages secondaires ont une fonction narrative, par exemple la femme de ménage qui va ouvrir la porte. En la dessinant, je me rends compte que j'accorde par mon dessin de l'importance au personnage et qu'il ne peut plus se contenter de seulement ouvrir une porte et je dois modifier mon histoire pour donner un rôle à ce personnage.

Little Ego
Little Ego

Ce que vous dites est surprenant car ces modifications en cours d'histoire semblent peu compatible avec l'émotion initiale ou avec le subtil équilibre que constitue un scénario d'espionnage…
Sans vouloir donner de règle, il y a un court instant pour l'émotion et un long moment, qui peut durer des années, où il est nécessaire d'analyser cette émotion. Quand le travail est terminé, mon idée de départ doit être autonome car pour atteindre le lecteur, l'oeuvre doit se détacher de son auteur. Pour arriver à ce point, un long travail est nécessaire. C'est terriblement difficile, surtout pour une histoire d'espionnage. Pour compenser la difficulté de ce travail, l'émotion de départ doit être très forte. Dans un scénario d'espionnage, il faut avoir un mécanisme logique, il y a des mathématiques là-dedans. C'est nécessaire pour assurer une certaine tension tout au long de l'histoire. Je veux dire qu'il peut être plus efficace d'exprimer un paysage par le dialogue plutôt que par une longue description. II peut de même être plus efficace d'exprimer une ambiance d'époque relative à une ville par le biais d'une histoire d'espionnage. Celte histoire servira de guide pour découvrir Budapest. Si j'utilisais Budapest comme décor d'une histoire où rien ne se passe ce serait très ennuyeux pour le lecteur.

Justement vous semblez avoir une prédilection pour l'Est: Hongrie, Tchécoslovaquie, Budapest...
 
Heureusement pour vous, je dois m'exprimer en français, car si je pouvais le faire en Italien, je répondrais encore à cette question demain... Mais j'ai écrit exactement pourquoi l'Est m'intéresse dans la page d'introduction du premier tome de Jonas Fink. C'est la vérité: j'ai des parents qui vivent à l'Est que je n'avais jamais vu avant 1989 et ils m'écrivaient toute les semaines parce qu'ils n'avaient pas d'autres distractions. Personnellement, je ne leur répondais jamais, car j'avais des distractions plus amusantes. Souvent je leur envoyais de l'argent. En tant qu'ingénieur, j'ai fait plusieurs voyages à l'Est et j'ai appris à aimer ces gens. Ce sont vraiment nos frères: ils sont culturellement pareils à nous, apprécient les mêmes écrivains et le même cinéma que nous, mais il leur manque la liberté d'expression. C'est ce qui m'a le plus frappé et j'ai vu ce que sont les valeurs de la liberté. A quoi servent la littérature et la musique? A rien évidemment! Une symphonie de Mozart est une chose qui ne sert à rien! Alors quelle est la place de la littérature dans le mande d'aujourd'hui? C'est un délassement qui fait circuler beaucoup d'argent dans l'économie. Cela signifie que le métier qu'on exerce dans cette ambiance, on peut penser que c'est un métier de parasite. L'ouvrier, le paysan ou l'artisan font des choses utiles mais l'écrivain que fait-il a part des signes sur du papier? Dans notre monde on a vraiment l'impression que la littérature (mais aussi les autres arts) forment un plus. Mais quand on vit dans un pays où cela est interdit, on comprend que c'est peut-être plus nécessaire que d'avoir la télévision. Je mes suis vraiment rendu compte de cela à l'Est où les jeunes rêvaient de pouvoir voyager, de connaître la musique rock. Vous savez qu'avant 89, la majorité des clubs de jeunes qui n'étaient pas d'accord avec le régime s'appelaient « John Lennon club ». John Lennon était le symbole de la liberté. Alors qu'a fait John Lennon? Rien! II a fait des musiques qui ne servent à rien! On ne peut pas manger des chansons de John Lennon. Mais je vous assure qu'en ces temps là, la majorité des jeunes tchèques auraient préféré manger une saucisse de moins et écouter une chanson de John Lennon. Il était devenu pour eux le symbole de tout ce qu'ils n'avaient pas et qui est très important. C'est l'essence de la vie.

Little Ego
Little Ego

A propos des arts: Dans l'album Vacances Fatales, vous avez évoqué les rapports entre les mondes artistiques et financiers. D'abord la peinture avec une histoire intitulée « La découverte de Paris » et ensuite la littérature avec «La troisième vérité». 
Oui, j'avais également le projet de faire une troisième histoire mettant en  scène un musicien. L’idée de départ est un constat que je n'ai fait que tardivement: le marché de l'oeuvre de l'art est devenu tellement important qu'aujourd'hui certains tableaux sont traités comme des trésors et si des gens sont prêts à tuer pour de l'argent, il en va de même avec l'art. Le tableau sera d'une part une oeuvre d'art, mais également un trésor qui peut justifier des meurtres, des assassinats, des vols. Cela a un côté absurde car l'oeuvre d'art devrait être hors des mécanismes du marché. Alors je me suis amusé à imaginer des histoires où l'oeuvre d'art est toujours liée au marché, à l'argent, aux intérêts matériels. Ces histoires sont presque toujours des histoires noires. D'une certaine manière, dans ma profession il y a deux types d'histoires: les histoires ambitieuses et les histoire de délassement parce que je n'ai pas l'énergie pour enchaîner des histoires comme Rapsodie Hongroise et Jonas Fink. Je dois donc marquer une pause entre deux histoires importantes, je cherche alors à faire des histoires plus courtes et, je l'espère, plus amusantes. Vacances fatales appartient à cette seconde catégorie. Attention, je ne dis pas que j'ai fait cet album avec la main gauche mais c'est un repos psychologique: un album comme Jonas Fink me demande deux à trois ans de travail sur la même histoire, avec les mêmes personnages. Après j'ai besoin de repos ou je deviens fou. Le deuxième tome de Jonas Fink est terminé. Le troisième attendra parce que je ne suis pas prêt à le commencer tout de suite. J'aimerais bien avoir terminé les trois tomes puisqu'au départ ils ont été pensé comme un album unique. Pour des raisons de commodités de travail pour moi et de publication, il a été décidé avec l'éditeur de couper cette histoire en trois tomes. L'idée est de raconter l'histoire d'une vie. L'enfance est le point de départ et dans l'attente du troisième tome c'est un peu comme un livre qui n'est pas terminé.

Little Ego c'était donc également pour vous reposer?
Exactement. Après La Porte d'Orient. Le premier Max Fridman, Rapsodie Hongroise, a été une surprise pour tout le monde, ce fut mon plus grand succès jusqu'à aujourd'hui. Je l'ai fait dans un état proche du désespoir. Je sortais de Sam Pezzo et mon éditeur italien m'avait lâché. Ni moi ni l'éditeur n'attendions un tel succès qui a vraiment changé ma vie. Ensuite j'ai encore fait du Sam Pezzo et par après le 2ème Fridman, La porte d'orient. J'ai enchaîné avec Little ego et Vacances fatales comme distraction, pour changer d'horizon. En 89 j'avais commencé le 3ème Fridman lorsqu'est survenue la chute du mur de Berlin. Ces changements dans mes bien-aimés pays de l'Est constituent, je crois, l'événement le plus important depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Je me suis alors senti obligé de laisser tomber Fridman pour faire une histoire qui racontait exactement ce qui s'est passé dans ces pays de 1950 jusqu'à aujourd'hui. C'est un témoignage que je veux faire pour montrer que les artistes de l'Est ne sont pas en train de perdre, parce que la BD a été interdite dans les pays de l'Est car considérée comme un langage capitaliste. Ils ont des graphistes extraordinaires, on le voit très bien dans les livres illustrés, ou dans les cinémas d'animation. Mais il n'a jamais existé de BD à l'Est après la guerre. Je pense donc qu'il est juste que la BD donne un témoignage de cette histoire et de cette époque.
Mon projet actuel est de faire une histoire plus légère, une sorte de divertissement qui sera une histoire ironique, mais mes projets importants sont toujours de terminer Jonas Fink et le 3ème Fridman qui est là à l'abandon depuis 7 ans. Le début de l'intrigue se déroulait à Bruxelles et je l'ai abandonné en Espagne... J'espère que Max Fridman m'attend toujours!

Vu l'époque où vous situez les aventures de Fridman, c'est donc l'Espagne Franquiste. Vous évoquez donc à nouveau la liberté menacée par un régime totalitaire?
Exactement, de nouveau la liberté. Une des raisons pour lesquelles j'ai commencé Rhapsodie Hongroise fut l'invasion soviétique de l'Afghanistan. Cela m'a rappelé une autre invasion, celle de l'Autriche par l'Allemagne. C'est évidement complètement différent mais c'est de façon similaire qu'a commencé la guerre en Yougoslavie: le siège de Sarajevo m'a rappelé d'une certaine manière le siège de Madrid. A cette époque, des volontaires européens sont accourus non seulement pour la défense d'une ville mais aussi d'un idéal et je pense que pour Sarajevo personne n'a accouru par idéal... Même si à Sarajevo parmi les enjeux en question, il y avait des choses pas tellement éloignées de la liberté. Alors je constate qu'il y a continuellement des événements historiques et politiques qui influencent inconsciemment mes BD. Oh la la ... je déborde du cadre d'une interview ici... (rires)

Max Fridman
Max Fridman

Fridman apparaît physiquement comme votre frère jumeau, et lorsqu on rencontre votre femme on constate également que vos personnages féminins lui ressemblent beaucoup...
Je crois qu'il est naturel que j'aime un certain type de femme et c'est toujours le même type dans mes dessins et dans ma vie. Je ne vois pas de raison de changer. Alors je n'ai pas épousé ma femme par hasard. Elle est exactement le type de femme que je dessinais dans mes BD. Et pourtant je l'ai épousée bien avant de faire de la BD.
Fridman me ressemble, mais Jonas Fink c'est aussi moi, de la même manière que Corto Maltèse est aussi Hugo Pratt. C'est à la fois par narcissisme et par commodité. Quand je fais des études sur le visage et les différentes expressions, je me sers d'un miroir parce que je n'ai pas les moyens de me payer un modèle. Et même si la ligne du nez est différente, en dessinant on donne toujours l'expression de soi-même. C'est avant tout une raison pratique. Sam Pezzo ou Max Fridman c'est un peu moi. Ce n'est pas seulement une ressemblance physique, c'est également une similitude de comportement, d'attitude, d'expression qui vient du plus profond de moi-même.

Dans les expositions qui vous sont consacrées, on remarque la présence d'un grand nombre d'illustrations. Vous réalisez des commandes ou c'est par plaisir de dessiner?
Pour ces deux raisons à la fois. Je reçois pas mal de demandes pour des illustrations. J'en accepte quelques-unes, mais la BD reste pour moi une priorité. Je ne suis pas un illustrateur mais un auteur de BD qui fait des illustrations. Un peu comme Julliard qui fait pas mal d'illustration, mais je crois que son travail principal reste la BD. Je ne veux pas dire par là qu'il réalise des illustrations très rapides seulement pour l'argent, je dis qu'à l'intérieur du travail il y a 80% du temps dédié à la BD. De temps à autre, quand j'ai le temps et c'est malheureusement très rare, je fais des dessins pour mon plaisir. J'ai 50 ans et je m'amuse toujours autant à dessiner comme quand j'avais 5 ans. Dès que j'ai du temps libre, je réalise donc des dessins pour moi, sans me demander si ce dessin sera publié. Je pense que les meilleurs dessins que je fais sont ceux que je fais pour moi car je me sens alors très libre, je n'ai alors aucune peur de me tromper: ces dessins sont soit horribles, soit merveilleux, mais je ne les montre à personne, c'est seulement pour moi. Je ferais en tout cas plus d'illustrations si je pouvais choisir moi-même les textes avec lesquelles elle seraient publiées. II y a des écrivains que j'aime à la folie et que j'aimerais illustrer.
J'espère que l'interview est presque terminée... (rires)

Ce qui est bien, c'est que vous répondez à toutes les questions avant qu'on ne vous les pose.
Si vous préférez faire des interviews avec des questions-réponses, on peut recommencer... (rires)

Jonas Fink
Jonas Fink

Non, on n'a pas posé beaucoup de questions, mais vous avez répondu à beaucoup de choses, c’est le principal. Vous êtes un auteur qui a une culture cosmopolite. Quel regard portez vous sur l'évolution actuelle du métier que vous pratiquez ?
Je réalise mes BD avant tout pour moi et ne pense jamais au public en les réalisant, parce que je ne connais pas mon public. Je ne sais absolument rien du profil du lecteur de BD. Je n'ai pas envie de changer mon style pour essayer de m'adapter à ce qu'on imagine être les goûts du public, ce serait une démarche malhonnête. J'ai le secret espoir qu'il existe toujours quelqu'un pour me lire.
Je suis conscient que ce que je réalise est, par sa nature, destiné à un public minoritaire. Mes intrigues sont difficiles et donc inaccessibles à un vaste public. Je vous demande qui a, en dehors de toute obligation scolaire, vraiment lu par plaisir Dostoïevski plutôt que Cervantes? Qui a vraiment lu Crimes et Châtiments? Très peu de personnes en tout cas, mais je crois que ce roman reste quelque chose de très important dans l'histoire de l'humanité et pas seulement de la littérature. Si on est vraiment très ambitieux en BD, le meilleur que l'on puisse faire c'est cela: des choses profondes, importantes et qui ont forcément un public restreint. Le problème est de trouver un éditeur qui accepte de publier ce type de travaux. J'espère qu'il en existe encore. Je ne pense pas qu'à moi mais par exemple à Prado ou Moebius. Beaucoup d'auteurs de BD européenne sont toujours dans la même situation. Ils sont très valables, ils ont marqué le langage de la BD : Giraud, Bilal, Tardi... Mais ils n'auront jamais des millions de lecteurs. C'est plus facile d'avoir du public avec Astérix. Astérix c'est merveilleux, mais c'est sûrement moins révolutionnaire. C'est plus facile à lire, à comprendre, à goûter. Je dirais que la BD existera encore dans le futur si on accepte certains choix élitistes. II faut espérer que les éditeurs acceptent ce fait.

Propos recueillis par Marc Carlot et Jean-Michel Boxus en novembre 1996.
Cet entretien a été initialement publié dans Auracan n°18, en août-septembre 1997.
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Photo de Vittorio Giardino © Fabrizio Zani
Visuels © Giardino, Glénat
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Marc Carlot et Jean-Michel Boxus
18/03/2008