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Entretien avec Pierre Boisserie (1/2)

Picaud
Pierre Boisserie
©
Manuel F. Picaud / Auracan.com
« Pour Éric Stalner et moi, on peut parler de coup de foudre d'amitié. »

En à peine dix ans, Pierre Boisserie s’est fait une place de choix parmi les scénaristes français de bandes dessinées. Âgé de 44 ans, il a abandonné son métier de kinésithérapeute pour se consacrer totalement à sa passion : l’écriture de scénarii de bandes dessinées. Il doit son lancement véritable à Éric Stalner qui lui propose sa première saga : l’excellente Croix de Cazenac. Le premier tome est paru en 1999 et la série se termine en novembre 2008. Itinéraire original d’un grand lecteur de romans, fan de Dickens et de John Irving, passionné par la bande dessinée et analyse de sa collaboration avec Éric Stalner.

Comment est née votre passion pour la bande dessinée ?
Le métier de kiné n’a été qu’une étape entre deux. J’ai toujours lu de la BD. J’ai commencé par Fripounet à la sortie de l’église, puis le journal Tintin, Strange ensuite. Mon désir a toujours été d’écrire des histoires. J’ai eu mon bac très jeune à 17 ans, et mes parents m’ont habilement suggéré d’apprendre un premier métier et ensuite de faire ce que je voulais. J’ai donc fait mes études de kiné et j’ai adoré ce boulot. J’ai fondé une famille et je n’avais pas de contact avec le milieu de la BD. Mais par contre, j’ai toujours écrit.

Quel genre d’écrits réalisiez-vous alors ?
Uniquement du scénario de BD ou de films. Des histoires que j’aurais bien aimé développer en film. Cela viendra peut-être un jour… Pour l’instant ce n’est pas du tout d’actualité. Je n’ai jamais été tenté par le roman. Et toujours pas maintenant. Cela viendra peut-être aussi un jour, mais je ne l’envisage pas. Pour l’instant, j’ai envie de faire de la BD, de la BD et encore de la BD !

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extrait de la planche 42 de la Croix de Cazenac T5 © Stalner - Boisserie / Dargaud
Alors, justement, comment y êtes-vous êtes arrivé ?
Un beau jour en 1995 – j’habitais alors à Buc – les organisateurs du festival de BD ont su par recoupements que j’étais fan de BD et m’ont demandé de venir les aider. J’ai alors rencontré Éric Stalner et Marc Bourgne. J’ai rapidement sympathisé avec les deux. Je leur ai fait lire ce que j’avais sous le coude. Ils ont accroché tout de suite. Ils ont montré cela à plein de gens qui ont trouvé cela très bien et cela a correspondu à la période où Éric Stalner s’est séparé de son frère Jean-Marc. Et comme il ne voulait pas redémarrer une série tout seul…

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visuel de couverture de Eastern T1
© Héloret - Boisserie / Dargaud
Éric Stalner vous a alors demandé de scénariser une série avec lui ?
Oui, cela a démarré ainsi. On a fait une première proposition de projet chez Dargaud qui ne les a pas convaincus – d’ailleurs ils ont eu raison. Entre temps, on s’était trouvé une passion commune pour la Première Guerre mondiale et pour le chamanisme. On a alors commencé à se raconter cette histoire autour de la famille Cazenac : la Croix de Cazenac a alors pris forme. La série a finalement bien marché. Du coup, les éditeurs ont davantage prêté l’oreille à mes projets. J’ai signé Nova Genesis chez Glénat, Eastern chez Dargaud et les projets se sont enchainés les uns aux autres. Aux projets se sont ajoutées les rencontres avec plein de gens… Voilà comment cela a pris forme.

Et cela vous a obligé à choisir entre vos deux activités : kiné ou scénariste de bande dessinée !
J’écrivais le matin chez moi. Je reprenais le boulot de kiné de midi à 20 heures. Le soir, je réécrivais à nouveau. Ce n’était pas tenable très longtemps. Je ne faisais rien de bien, rien à fond. Et ni l’un ni l’autre ne me satisfaisaient. Le tome 1 de la Croix de Cazenac est sorti en 1999. Cette situation a duré jusqu’en 2004, l’année de mes 40 ans. J’ai alors proposé Voyageur à Didier Convard chez Glénat. Ils ont tout de suite accroché au projet. Seul problème, je ne pouvais pas me mettre à écrire Voyageur si je continuais à bosser au cabinet. J’ai négocié un deal de financement d’écriture avec Glénat. En gros, cela équivalait à un système de salaire. En même temps, j’ai réussi à vendre mon cabinet. Avec le pécule tiré de mon cabinet et le préfinancement de l’écriture de Voyageur, j’ai pu mettre le projet en route et en développer d’autres en même temps à savoir Dantès et Flor de Luna. S’il y a eu une ou deux années difficiles, maintenant cela se passe bien.

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logo de la série Voyageur
© Stalner - Boisserie / Glénat
Vous formez avec Éric Stalner un couple atypique de scénaristes dans la sphère BD…
On s’est connu en 1995 et on a commencé à travailler ensemble début 1998. On a sympathisé tout de suite au festival de Buc. J’étais allé chez lui pour chercher de quoi faire une exposition. Le courant est vraiment passé très, très vite : on peut parler de coup de foudre d’amitié. Ça a vraiment été immédiat. On s’est bien entendus et il y a tout de suite un truc qui a fonctionné. Cela fonctionne dans le boulot depuis une bonne dizaine d’années et nous ne sommes toujours pas engueulés une seule fois. On n’est pas toujours d’accord mais notre système fonctionne bien. Un système très particulier. Mais qui nous convient à tous les deux, je crois.

Quel est donc ce système si particulier ?
On n’écrit rien à l’avance. Au début, on arrivait chacun avec nos notes, avec nos idées… On s’est vite rendu compte que cela ne marchait jamais. Quand on se retrouve, on se raconte l’histoire là où on en est, là où on a envie d’aller et on parle des personnages et on les fait évoluer. En général, on connaît la direction. On se raconte le chemin tous les deux. Pendant ce temps, je prends des notes. Quand je rentre chez moi, je mets tout cela à plat. Je débrouille l’amas d’idées qu’on a eues. Je construis le synopsis et on fait un séquencier. À partir du séquencier, Éric fait son propre découpage à partir en sachant pertinemment ce qui se passe et tout ce qui va se dire. Une fois fait son découpage, il dessine ses planches, me les envoie et j’écris les dialogues. C’est moi qui fais les mises en place des bulles et des dialogues sur ses planches qui sont vierges de bulles. Tout cela grâce à des allers-retours permanents. Vive Internet ! Il m’envoie les planches, s’il y a des corrections, je les lui demande. Pareil quand je fais les dialogues, je les lui envoie pour les valider. Quand c’est validé, je monte les planches et elles partent chez l’éditeur.

Vous ne prévoyez vraiment jamais rien à l’avance ?
Non, car de toute façon cela ne fonctionne pas. Quand on est ensemble, cela bouillonne tellement que cela fait jaillir de nouvelles idées à l’un et à l’autre. On commence toujours par se dire « on a rien, c’est une catastrophe ! » et trois jours plus tard on a notre histoire qu’on va évidemment creuser au fur et à mesure des écritures, du découpage, de la réécriture des dialogues etc. pour finaliser le récit. Mais c’est vrai que tout se fait par petites touches qui se superposent. Il n’y a jamais un stade où on dispose d’un script de 46 pages qui est découpé case par case avec les dialogues écrits. On n’a jamais fait cela et je crois qu’on ne pourra jamais faire ainsi.

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extrait de Ils se sont évadés. Antonio Ferrara © Brahy - Boisserie - Ploquin / 12 bis
C’est comme cela que vous avez monté Voyageur ?
J’ai tout de suite proposé à Éric de le faire ensemble. Et qu’il prenne en charge une partie du dessin. On a passé quasiment deux ans à écrire tous les synopsis, c’est-à-dire à développer le projet, à écrire les parties Futur, Présent et Passé, et à les découper. Parallèlement, il a fallu trouver des dessinateurs, prendre contact avec eux, les sonder sur ce qu’ils aimeraient faire etc. Chaque fois qu’on doit écrire un volume de Voyageur, on sait ce qu’on doit raconter, où on doit aller, mais on n’a rien prévu dans le détail. Et c’est là que notre ping-pong intellectuel va démarrer.

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extrait de Ils se sont évadés. Bruno Sulak
© Lambert - Boisserie - Ploquin / 12 bis
Vous vous voyez où ?
À Toulouse, à Paris ou à Royan. Là où on peut se retrouver. Je descends régulièrement sur Toulouse. Quand Éric monte sur Paris pour le boulot, il prend un jour ou deux de plus, il vient à la maison et on travaille. Moi, je descends à Toulouse tous les trois mois à peu près. Et je passe l’été dans la maison de mon père à Royan. En général, il vient passer quelques jours aussi et on travaille. Et sinon on s’appelle quasiment tous les jours.

Avez-vous d’autres hobbies communs ?
Non, pas vraiment, c’est ce qui est bizarre. Nous n’avons pas beaucoup d’idées communes dans quelques domaines que ce soit : on ne lit pas les mêmes choses, on n’apprécie pas forcément les mêmes films, on n’écoute pas la même musique, on n’a pas les mêmes idées, mais on s’entend bien. Il y a peut-être effectivement une complémentarité qui fonctionne bien. Mon humour à la con l’insupporte. Le sien n’est pas mieux, il faut le dire ! Mais cela se passe vraiment bien. Souvent, quand on se voit en dehors du boulot, on est capables de se voir des jours sans parler de boulot. On parle de tout, de rien et cela se passe bien. On est capables de vivre ensemble en dehors de la BD, de parler de tout à fait autre chose, mais on n’a pas de hobby commun. Je fais de la musique, il n’en fait pas. Même au niveau BD, on n’apprécie pas la même chose ! C’est vraiment marrant.

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extrait de la planche 6 de Voyageur cycle Futur T4
© Stalner - Boisserie / Glénat
Vous fumez quand même le cigare ensemble…
C’est vrai, il m’a initié au cigare, même si j’en fume beaucoup moins et de manière très occasionnelle.

En général, appréciez-vous particulièrement bosser en équipe ?
Oui, que ce soit avec Éric ou avec Philippe Guillaume dans Dantès ou avec Frédéric Ploquin sur des projets en cours chez 12 bis. Je trouve que la BD s’y prête vraiment. On a besoin d’une écriture hyper dynamique, vivante. En plus, la BD est une écriture très évolutive puisque nos histoires sont publiées par petit bout. C’est un feuilleton. En général, on commence à publier une histoire, elle n’est pas finie d’être racontée, elle continue de mûrir chez nous. Donc nos personnages s’installent dans nos têtes. Ils vivent de mieux en mieux. On les connaît de plus en plus. Et pourtant on n’a pas terminé de raconter l’histoire, ce qui va nous permettre de complètement changer d’opinion sur eux. On prévoyait de leur faire faire des choses et en fait non. Après, on les connaît tellement bien qu’on se dit que non, ils ne réagiraient pas comme cela, ou eux n’ont pas envie qu’il se passe cela. Du coup, quand je prévois une histoire trop à l’avance, j‘arrive au milieu ou aux deux tiers et je fais complètement autre chose. Il n’y a que la BD qui permette cela. Un roman n’est publié que lorsqu’il est fini. Pareil pour un film d’autant que les scènes ne se tournent pas dans le bon ordre. Il faut que tout soit écrit quand ça démarre : tout est déjà figé. Je n’ai pas envie de cela. De toute façon, la BD est une collaboration parce qu’on bosse avec un dessinateur quand on n’est que scénariste comme moi. Dans le cas où il y a une collaboration au scénario, ça fait vivre encore plus les idées. Quand on a une idée, on a un retour immédiat de la part du coscénariste. J’adore cela !

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les scénaristes de Dantès : Philippe Guillaume
et Pierre Boisserie © Manuel F. Picaud / Auracan.com
Et vous poussez la théorie en agrandissant l’équipe : vous avez choisi avec Éric de travailler avec d’autres dessinateurs…
Oui, uniquement par un concours de circonstances. Pour Voyageur, il y avait 13 albums de prévus. Je ne voulais pas partir sur un projet qui allait durer dix ans. Comme Voyageur est décomposé en trois parties bien distinctes avec des changements d’époque, le changement de dessinateurs ne posait pas de souci. On a alors prévu de travailler avec six autres dessinateurs. Vient ensuite se greffer le projet Flor de Luna. Jacques Glénat nous a demandés de réfléchir sur un projet autour du monde du cigare. Quand il nous l’a suggéré, Voyageur était en train de démarrer et je débutais Dantès. Ce n’était vraiment pas le moment. Ni pour moi, ni pour Éric. De plus, je ne connaissais absolument rien au milieu du cigare. En même temps, cela m’intéressait de faire une saga familiale. Jacques a voulu non seulement que je le fasse mais que je le fasse avec Éric et qu’Éric le dessine ! Or c’était impossible car on n’avait pas fini Cazenac. Comme je suis fan de comics et que je connais bien le système des dessinateurs et des encreurs, du crayonné à l’encrage, j’ai proposé à Éric de prendre un troisième coauteur sur Flor de Luna et sur la Croix de Cazenac, ce qui lui permettait de diviser son temps de travail par deux sur ces séries : donc de pouvoir assurer les deux sans perdre de temps. On a très vite proposé Flor de Luna à Éric Lambert, un très grand fan du boulot d’Éric. Son emploi du temps lui permettait à côté de ses Merlin d’encrer un album. Quelques essais après, c’était parti. Pour la Croix de Cazenac, on était très emmerdés. On l’a proposé à une ou deux personnes. Mais dans la BD franco-belge, proposer à un dessinateur de réaliser l’encrage d’un autre, cela ne se fait pas du tout.

Il y a bien Marc Jailloux qui le fait pour Vinci, l’Ange brisé de Chaillet et Convard…

Certes, mais officiellement, cela ne se fait pas beaucoup. Pour un dessinateur qui a sorti un album, cela peut être pris comme une espèce de régression. Or ce n’était absolument pas le but. Au contraire. Je fais de la musique avec Stéphane Siro, un bon copain. Il va travailler sur Voyageur aussi. Comme j’adore son dessin, on lui a fait faire des essais. Ça a fonctionné plutôt pas mal et on est parti là-dessus. Et finalement, le système plait beaucoup à Éric. 

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extrait de la planche 6 de Flor de Luna T2
© Stalner - Lambert - Boisserie / Glénat
Comme Éric n’aime pas trop encrer, cela lui permet de se concentrer sur son dessin.
Oui et sur le découpage. Donc, je pense que c’est un système qui sera amené à être reproduit, surtout qu’on a plein de projets en même temps. La Croix de Cazenac se termine. Il a fini de dessiner Voyageur. Il continue des projets par ailleurs… Quand Voyageur sera terminé, et qu’on redémarrera un nouveau projet ensemble, l’idée serait de le faire ainsi à trois avec des sorties très rapprochées tous les six mois. Nous avons des idées, mais encore rien de signé. Mais on repartira avec ce système-là pour pouvoir raconter une histoire en 4 ou 5 tomes en deux ans à deux ans et demie, et hop changer pour une nouvelle histoire et ainsi de suite. Le but étant d’éviter de multiplier les séries qui s’étendent dans le temps et plutôt proposer des séries courtes et enchaîner des séries finies. Je pense que le lecteur s’y retrouve et nous aussi. En même temps, je dis cela aujourd’hui, mais la BD est un média très évolutif. Si cela se trouve, dans six mois, je vais dire le contraire.

Mais cela peut être une méthode qui fonctionne !...
Pour nous cela fonctionne ! Mais, à mon avis, c’est quand même un peu l’avenir, car il y a une demande du public de moins d’attente entre les albums et d’arrêter les séries qui durent sur 10, 15 ou 20 ans.

À suivre...

Propos recueillis par Manuel F. Picaud en juillet 2008
Propos présentés et introduits par Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud
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© Manuel F. Picaud / Auracan.com

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Manuel F. Picaud
15/09/2008