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Entretien avec Joël Alessandra

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Ceux qui ont vécu en Afrique ont presque toujours une nostalgie de cette contrée lorsqu'ils reviennent en Europe. Joël Alessandra est de ceux-là. Directeur artistique à Djibouti -un petit pays d'Afrique de l'est, situé au bord de la Mer Rouge, entouré par la Somalie, l'Ethiopie et l'Erythrée- de 1989 à 1991, il publie aujourd'hui Fikrie, son premier album, largement inspiré de son expérience sur place.

Pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant de coucher cette histoire sur le papier ?

Joël Alessandra : J’avais déjà fait une quinzaine de petites histoires sur le magazine « Il Grifo » en Italie avec pour toile de fond bien sûr, l’Afrique de l’Est. Des histoires assez légères, avec toujours une note burlesque. J’ai décidé d’explorer avec « Fikrie » une approche plus authentique et plus personnelle. On peut parler de fiction autobiographique en « long métrage », et pour cela il fallait de mon côté une approche plus mature et avec un peu plus de recul. C’était, je crois, le bon moment pour moi.

Tom, le héros de l'histoire, est assez naïf. Il tombe facilement dans le piège que lui prépare Fikrie. Est-ce quelque chose que vous avez vécu personnellement ou vu autour de vous ?

J.A. : Effectivement, c’est un phénomène assez répandu en Afrique. Tant en Afrique de l’Ouest que dans la corne de l’Afrique. Les grandes sociétés implantées ont d’ailleurs beaucoup de mal à recruter des profils expatriés. Elles enregistrent de nombreux divorces dus à ce que l’on appelle « la quinzaine du blanc ». Les femmes locales profitent du retour en métropole des conjointes pour « draguer » les maris. Dans le cadre de Djibouti et l’Éthiopie, j’avoue qu’il est difficile de résister à tant de sensualité et de charme. Les femmes de ces pays sont d’une beauté à vous couper le souffle.

Vous dites que vous avez à peine exagéré l'histoire de Fikrie. Dans quelle circonstance vous a-t-elle expliqué son périple ?

J.A. : Fikrie a effectivement travaillé à mon service. Elle s’occupait de la maison (chaque coopérant a une bonne, un gardien, un laveur de voiture, c’est un usage), nous avons partagé bien plus que de simples échanges inhérents aux tâches ménagères. Nous avons beaucoup parlé de son parcours autour d’un café (l’équivalent social du thé au Maghreb) et en effet, son périple est assez terrible. Nous avons du mal à imaginer vu de notre confort européen la terreur quotidienne de ces gens, leur lutte pour la vie, simplement.

Vous n'avez gardé aucun contact avec des gens que vous avez connus à Djibouti ?

J.A. : Si bien sûr, je vois encore beaucoup d’amis avec qui j’avais tissé des liens étroits à l’époque dans la communauté de coopérants. Des français, mais aussi des italiens (je vais 5 à 6 fois par an à Rome), des américains, des libanais. Je ne revois malheureusement plus les djiboutiens (afars, yéménites ou somaliens) avec qui je faisais des « virées » dans les villages.

L'ombre d'Arthur Rimbaud plane sur cet album. C'est un moyen de faire un lien subtil avec l'endroit où vous avez travaillé. Et aussi avec la fin de la vie de ce poète ? Ou faut-il y voir également une admiration particulière pour cet auteur ?

J.A. : J’ai effectivement travaillé au Centre Culturel « Arthur Rimbaud » de Djibouti, baigné dans la culture de « L’homme aux semelles de vent ». Mais plus que ses poèmes, que j’admire bien entendu, c’est la vie de l’homme que j’ai aimée. À travers ses nombreuses correspondances relatives à ses voyages commerciaux entre Tadjourah et l’Éthiopie, j’ai pu effleurer les sentiments qu’il a pu avoir. Rimbaud a été un des rares européens à se débattre dans ces milieux hostiles tant au niveau du climat que par la dureté des populations qu’il a rencontré.

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué lors de votre séjour africain ?

J.A. : Tout, absolument tout a été source d’intérêt, en positif comme en négatif. Lorsque vous découvrez, à 25 ans, un monde totalement inconnu de vous, où vous n’avez plus aucun repère avec tout ce que vous avez vu jusque-là, il y va, en quelque sorte, de votre survie mentale de vous fondre dans votre environnement et de l’adopter sans concessions. Tout est resté imprimé dans ma mémoire : la gentillesse des gens, les paysages sublimes de désert, de mer rouge, de banquise immaculée du lac salé. Mais aussi les excès alcoolisés de certaines tranches de la population coopérante, le « bakchich » comme règle de vie, le Khât (drogue locale) comme art de vivre.

Vous semblez plein d'enthousiasme lorsque vous parlez de votre séjour à Djibouti et pourtant vous n'y êtes jamais retourné. C'est un peu paradoxal... Ou simplement avez-vous souhaité garder intactes vos impressions passées

J.A. : Il y a en effet dans les grandes expériences de votre vie des souvenirs qui vous hantent et qui sont au fil du temps quelque peu magnifiés. Après toutes ces années je vais enfin pouvoir mesurer la distance entre mes souvenirs et la réalité du pays d’aujourd’hui. Suite à l’album « Fikrie » le Centre Culturel Français Arthur Rimbaud de Djibouti m’invite 15 jours en février 2007 en « résidence » pour une aventure à la Kessel. L’idée est de partir en caravane sur les traces de l’auteur de « Fortune Carrée » et d’en retracer le parcours à coups de carnets de croquis et d’aquarelles. Vont s’associer au projet des photographes et des étudiants. Une bien belle aventure en perspective.

Qu'est-ce qui vous a manqué le plus lorsque vous êtes revenu en France après cette expérience en Afrique ?

J.A. : La chaleur. J’avoue que vivre dans un pays où le ciel est toujours bleu et la température moyenne de 35 degrés vous changent la vie et le moral. Par bonheur, je ne suis pas rentré en France immédiatement, après la fin de mon contrat avec le Centre Culturel de Djibouti, je suis rentré en Italie où j’y ai passé 4 ans comme illustrateur et auteur de BD. Rome bénéficie d’un climat exceptionnellement doux et tellement agréable en comparaison de celui de la région parisienne.

Il s'est écoulé une dizaine d'années depuis votre collaboration avec le magazine italien Il Grifo. Qu'avez-vous fait durant tout ce temps ?

J.A. : J’ai travaillé comme « story-boarder » et auteur de génériques en dessins animés pour la RAI (TV italienne), puis je suis rentré en France. Il est vrai que ma préoccupation était de retrouver une vie plus « rangée », moins « bohème » et j’ai ainsi travaillé comme Directeur Artistique dans différentes agences de Communication parisiennes avec comme plus-value mes images héritées de Rome et d’Afrique. J’ai effectivement mis entre parenthèses la bande dessinée, à part une participation à un festival belge à Mons où j’ai obtenu un prix sous l’égide de Jodorowsky, jusqu’à ce que je propose « Fikrie » à la Boîte-à-Bulles. C’est en grande partie grâce à la confiance de Vincent Henry que je me suis remis à créer des histoires en bandes-dessinées, à vouloir aller plus loin dans ce domaine et à proposer des sujets à d’autres maisons d’édition. Inch allah...

Fikrie est votre premier album. Avez-vous de nouveaux projets en bande dessinée ?

J. A. : Oui. Un album est en finalisation dans la nouvelle collection « Discover » chez Paquet qui verra le jour en prélancement au Festival d’Angoulême. L’album s’intitule « Dikhil » où il est question d’un peintre italien fuyant ses responsabilités vers une destination de… l’Afrique de l’Est.

Propos recueillis par Marc Carlot, en octobre 2006
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Visuels © Joël Alessandra, La Boîte à Bulles
Photo de Joël Alessandra © D.R.
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Marc Carlot
30/10/2006