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Entretien avec André Juillard et Yves Sente

André Juillard et Yves Sente

Pour Le Sanctuaire du Gondwana, leur 4e album des aventures de Blake et Mortimer, André Juillard et Yves Sente nous emmènent en Afrique de l'Est. Rencontre avec ce duo très professionnel.

Avec Le Sanctuaire du Gondwana, Yves Sente et André Juillard se sont amusés à perturber le lecteur. Ils mettent à l'épreuve sa perspicacité face à des situations un peu inhabituelles pour les héros d'Edgar P. Jacobs. En agissant ainsi, ils prolongent de manière inattendue le second volume des Sarcophages du 6e Continent :

« Ce nouvel épisode peut se lire indépendamment des précédents car nous avons introduit une sorte de résumé qui en reprend les éléments essentiels. Mais si les lecteurs se replongent dans la fin des Sarcophages du 6e Continent, ils pourront se rendre compte que l'on a déjà semé quelques indices de la situation décrite dans Le Sanctuaire du Gondwana. L'idée de ce nouveau récit est venue à la fin des Sarcophages. J'ai ainsi modifié cette dernière pour amorcer la nouvelle histoire.» explique Yves Sente.

Le Professeur Mortimer

Tout au long de l'album, le scénariste sème des éléments :

« Nous voulons amener le lecteur à lever le sourcil au fur et à mesure de la lecture. C'est une technique que les Américains appellent le "planting". On plante littéralement des petits jalons que le cerveau va percevoir sans en comprendre l'utilité. Mais dès que le retournement de situation survient, il fait de suite le lien entre ces indices. Cela crédibilise le tout d'un seul coup. Le lecteur comprend que tout a été préparé pour en arriver là sans que cela ne paraisse téléphoné. »

Sans déflorer l'intrigue, on peut dire que l'histoire repose sur la découverte d'une civilisation humaine datant de quelque 350 millions d'années, bien avant les dinosaures et l'apparition de l'homme. Pour construire ce récit, Yves Sente s'est basé sur une documentation importante :

« Nous perpétuons la tradition de Jacobs. Ce dernier était un maniaque du détail et il s'appuyait sur une documentation considérable. Pour cet album, j'ai dû me renseigner sur ce qui se passait sur notre belle planète il y a 350 millions d'années. Je me suis intéressé à la position des continents notamment. Je me suis également penché sur le pays où j'ai situé l'histoire. Il faut faire attention à ce que l'on écrit. En 1958, il ne faut pas parler de la Tanzanie, car on est encore au Tanganyika. Je n'utilise pas forcément les éléments que je trouve dans mes recherches. Cela contribue parfois uniquement à me donner un contexte. J'aime explorer des domaines que je ne connais pas. Ils m'amènent à me documenter. Généralement, ce sont les idées qui m'orientent vers la documentation, pas le contraire. »

Pour André Juillard, le rôle de la documentation joue également un rôle essentiel :

« Je ne dessine pas des animaux sauvages tous les jours. J'aime que ce que je dessine soit le plus proche de la réalité. L'anatomie, les couleurs, le pelage... Je consulte beaucoup de documents : des revues, des livres, des documentaires animaliers, des films... J'adore ça ! »

En reprenant les aventures de Blake et Mortimer, les auteurs ont du se conformer à une série de règles dictées par la série :

« Les codes liés à la série ne sont pas une contrainte, affirme Yves Sente. Ce sont les règles du jeu. On essaie de gagner la partie en les respectant. C'est un plaisir. Quand on ouvre un Blake et Mortimer, on s'attend à trouver un tas de choses bien précises. Des pages organisées en 3 strips, avec une dizaine de cases. Beaucoup de texte. Un langage légèrement ampoulé. Un vouvoiement généralisé... C'est ce qui donne l'impression d'être dans un Blake et Mortimer sans encore en avoir lu une page. »
« Cela ne nous empêche pas d'imaginer des récits ou des nouveaux personnages en toute liberté. » ajoute André Juillard.

Dans le diptyque des Sarcophages du 6e Continent, ils n'ont pas hésité à donner un passé, une jeunesse, aux 2 compères créés par Jacobs :

« A l'origine, c'est André qui a eu l'excellente initiative de m'envoyer les mémoires des personnages réalisées par Jacobs (ndlr : Un opéra de papier, les mémoires de Blake et Mortimer, éd. Gallimard). Quand je les ai lues, je me suis dit qu'il y a avait là un potentiel. Les 2 héros prenaient une dimension, une consistance psychologique. Ils devenaient vrais. Ils avaient un passé, des parents, avaient fait des études. Ils étaient comme tout le monde. Avec un destin exceptionnel. Je me suis dit tout de suite qu'il fallait exploiter cela. Du coup, Les Sarcophages du 6e Continent, prévu initialement en un volume, s'est développé en 2 tomes. »

Comme le rappelle Yves Sente « Ce n'est pas du Jacobs, c'est du Blake et Mortimer ! ». Dans ces nouvelles aventures de Blake et Mortimer, les auteurs travaillent pour un lectorat du 21e siècle. Certains thèmes, certaines scènes n'auraient probablement jamais été abordés par Jacobs lui-même, car le contexte de création était différent. « Il n'est pas pensable d'écrire une histoire comme Jacobs à l'heure actuelle. Cela ressemblerait soit à du plagiat, soit du pastiche, soit à un truc totalement emmerdant. Ecrire une histoire au premier degré, comme dans les années 50, ça ne passerait pas du tout. On est en 2008, et on est obligé d'écrire en conséquence. On respecte la nostalgie que laissent les albums de Jacobs en se pliant aux codes de la série. »

Avec 2 équipes de scénariste/dessinateur, on pouvait se demander s'il y avait assez d'espace pour que les histoires des uns ne perturbent pas celles des autres :

« Jean Van Hamme a choisi de reprendre après la Marque Jaune, c'est-à-dire en 1955. Moi, j'ai pris comme repère la rencontre entre John Lennon et Paul McCartney le 6 juillet 1957. Partant de là, je progresse doucement dans le temps. On est actuellement en 1958. Une histoire peut se dérouler en quelques jours comme en quelques mois. Ce n'est donc pas parce qu'un épisode se passe en 1958 que l'année est grillée. Il y a encore plein de périodes disponibles : la fin des années 40, les années 50, le début des '60. Il y a des tas de lieux à visiter, de thèmes à exploiter. J'aimerais continuer à explorer les personnalités de nos 2 héros. Par petites touches. D'en savoir de plus en plus sur eux…. », nous dit Yves Sente.

« Comme nous avons privilégié Mortimer, je m'inquiète d'en savoir un peu plus sur Blake » renchérit André Juillard.


Le Sanctuaire du Gondwana voit le retour de Bezendjas, un personnage secondaire du Mystère de la Grande Pyramide

Malgré tout, il est amusant de constater qu'une certaine osmose s'est installée entre les 2 équipes, comme le signale Yves Sente :

« Loin d'être perturbés, nos récits respectifs s'enrichissent parfois grâce au travail de nos confrères. Jean Van Hamme et Ted Benoît ont créé le personnage de Honeychurch, par exemple. Lorsqu'on a eu besoin d'un adjoint du Capitaine Blake dans la Machination Voronov, on a naturellement pensé à lui. On aurait pu en créer un nouveau, mais il me semblait plus intéressant de renforcer l'esprit de famille entre les albums. En sens inverse, dans le prochain scénario de Jean, il y a une brève allusion à la jeunesse indienne de Mortimer et de leur rencontre à Simla. On y voit même une photo basée sur un dessin d'André. Nous nous entendons très bien et nous prenons plaisir à jouer le même jeu. »

Comme pour ses autres productions, André Juillard travaille une année pour dessiner un Blake et Mortimer. Mais cette série ne l'empêche pas de réaliser par ailleurs d'autres récits :

« On m'a proposé de dessiner toutes les histoires de Blake et Mortimer, autant celles d'Yves que de Jean. J'ai refusé, car pour moi, c'est une récréation. De plus, en vieillissant, le temps qui me reste étant de plus en plus restreint, j'ai envie de toucher à tout. Là, j'ai retravaillé avec Pierre Christin sur un nouvel album mettant en scène Lena. J'ai aussi fait quelque chose avec Yann. Blake et Mortimer prennent de la place dans ma vie d'auteur, mais je les vois comme une flèche de plus dans mon carquois. Je ne voudrais pas qu'ils m'empêchent de réaliser d'autres projets par ailleurs. »

Propos recueillis en avril 2008, par Marc Carlot
© Marc Carlot, Auracan.com
Tous droits réservés
Photo des auteurs © Marc Carlot 2008
Visuels extraits des Blake et Mortimer - T18: Le Sanctuaire du Gondwana © Blake et Mortimer, Jacobs, Sente, Juillard
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Marc Carlot
29/04/2008