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Entretien avec Jean-Pierre Gibrat

Jean-Pierre Gibrat est un auteur complet qui aime conserver un peu de son mystère. À 54 ans, cet amoureux de la beauté féminine n’a de cesse de renouveler son ouvrage. En attendant la sortie de sa nouvelle série Matteo chez Futuropolis, il propose un superbe portfolio composé de portraits féminins et édité par Daniel Maghen. Rencontre avec un auteur exigeant.

D’où est venue l’idée de ce nouveau portfolio ?

À la fin du Vol du Corbeau, je me sentais un peu coincé dans les planches, j’avais l’impression de perdre en spontanéité, je finalisais de plus en plus les choses mais je perdais en vie. Avant de me mettre à une nouvelle histoire, j’ai eu envie de retrouver des sensations différentes. J’ai changé de papier, de format, et je me suis imposé de réaliser pratiquement un dessin par jour. Je me suis régalé à le faire et cela m’a beaucoup aidé pour réaliser les nouvelles planches. Je n’aurais peut-être pas osé le faire directement. Ici, c’était un peu un galop d’essai.

Pourquoi le choix de Jeanne et Cécile comme sujets ?

Le plaisir de dessiner encore ces personnages. Je me suis même laissé aller à dessiner les personnages féminins comme je les vois : elles ressemblent toutes à Cécile et Jeanne ! Mais il y a certains dessins du portfolio où ce n’est pas vraiment Cécile ni vraiment Jeanne…


Jeanne (extrait du portfolio "Eté comme hiver")

Il s’agit surtout de la beauté féminine…

Exactement. Dans mon prochain album, j’essaye de trouver un caractère féminin qui réponde autant aux critères de séduction qui me tenait à cœur mais qui soit différent. Cela n’a pas été facile, mais j’ai l’impression que j’ai accroché le truc quand même…

Dans le portfolio, il y a aussi des commentaires sur chaque portrait.

C’était le plaisir de donner quelques petites réflexions. C’est toujours bien un lien éditorial, c’est un plus, même si je ne suis pas certain que beaucoup de gens achètent le portfolio pour les textes. Mais je suis content de les avoir écrits.

Votre définition de la beauté féminine ?

Cela ne se calcule pas. Je dessine à l’instinct ce que je crois être les canons de la séduction féminine. On se réfugie dans un modèle de femme qu’on a à peu près l’habitude de dessiner, c'est-à-dire qu’on loupe un peu moins que d’autres, mais c’est un monde d’exigences. Je m’aperçois que je peux être séduit par des femmes très différentes. Il y a plein de femmes qui ont énormément de charme et qui seraient intéressantes à dessiner tout autant qu’elles sont ! Mais on se crée aussi ses propres clichés. Dans la vie, on peut être séduit justement par des femmes qui répondent à des critères très différents et qui ont autant de charme que celles qu’on a dessinés. Pour un dessinateur, c’est intéressant d’aller vers d’autres modèles féminins.

Alors, quelle muse vous inspire ?

C’est très indiscret comme question, d’autant plus que je ne répondrai pas [rires] ! C’est plus joli de laisser planer le mystère autour de ces choses. Les gens finalement, en posant la question, ont sans doute envie qu’on ne leur réponde pas car cela briserait beaucoup de son charme.

Matteo - planche 1 (c) Gibrat, Futuropolis
Matteo (planche 1)

Pouvez-vous nous présenter la nouvelle série Matteo que vous préparez actuellement ?

Le premier volume va sortir début octobre 2008. Matteo, le personnage principal, est un jeune d’à peine 20 ans. L’histoire commence à la déclaration de guerre en 1914 et elle va se développer jusqu’aux années 40. La série narre le parcours de ce jeune antimilitariste dont le père est un anarchiste réfugié à Collioure, et qui se retrouve quand même embringué non seulement dans la guerre de 14 mais aussi les brigades internationales en Espagne. En fait, il s’agit du parcours d’un antimilitariste qui va finalement faire toutes les guerres possibles et imaginables [rires] ! Un peu malgré lui… Mais aussi pour des raisons romanesques.

Votre projet couvre donc la période 1914-1940…

Le tome 1 se termine au printemps 1915. Avec le tome 2, on retrouvera sans doute Matteo à la frontière franco-espagnole, puis vraisemblablement à Saint Petersburg pendant la Révolution russe. Et après, j’aborderai les années 30, la montée du fascisme, tout cela vécu par un mec qui est un peu hors la loi, un peu en marge. J’aime bien ce type de caractère. Mais, évidemment, la série est aussi une affaire familiale avec un personnage féminin central, d’autres personnages féminins. J’imagine la vie affective d’un type un peu compliquée ; ou comment les choix politiques sont liés aux choix affectifs. Personnellement, je me souviens que lorsque j’avais 16 ans, j’étais dans une famille militante, j’allais aux réunions de la Jeunesse communiste plus parce que j’étais amoureux d’une nana de mon âge que pour les idées. La motivation affective était supérieure à la motivation politique [rires] !

Extrait de Matteo (c) Gibrat, Futuropolis

Du coup, vous prêtez ces mêmes traits à votre héros Matteo…

Et bien oui. Cette mécanique est tellement vraie. Un moment, Matteo va se rendre en Espagne, il va s’engager dans les Brigades non seulement parce qu’il trouve la cause juste, mais surtout parce que la nana qui le motive sur ce terrain-là lui plait énormément. On peut imaginer que sans elle, Matteo n’y serait pas allé.

Vous prévoyez quatre tomes à paraître sur six ans chez Futuropolis…

En effet, j’ai suivi Claude Gendrot [ex directeur éditorial chez Dupuis]. J’ai travaillé dix ans avec lui et je n’ai pas envie d’arrêter maintenant. Il a cru énormément à mon bouquin. Au début, il voulait même faire un tirage qui me faisait peur. J’ai rencontré un éditeur hyper attentif et très sensible aussi. Cela correspondait à quelque chose qui lui plaisait sans doute en tant que lecteur. Il a tout fait pour que cela marche et cela a marché ! Je n’ai eu qu’à me féliciter de travailler chez Dupuis, maison hyper sérieuse, très compétente, avec des gens qui aiment bien leur boulot, où j’étais très bien. Mais comme mon éditeur a quitté Dupuis, je l’ai suivi.

Extrait de Matteo (c) Gibrat, Futuropolis

Avec Matteo, rencontrez-vous des changements techniques ?

J’ai l’impression d’obtenir quelque chose de plus vivant, de plus adapté. Les originaux de Matteo sont plus grands : les planches du Vol du Corbeau faisaient 37cm de haut, ici elles font 47cm et cela fait vraiment une différence ! Dans la façon de dessiner, dans la façon de m’y retrouver : c’est un nouveau confort pour moi, je suis plus décontracté, je pinaille moins. La précision n’a pas tellement de sens en elle-même alors que l’expression en a une.

La période abordée vous a-t-elle demandé beaucoup de recherches de documentation ?

En fait, c’est très facile avec Internet. En revanche, les documents ne sont pas forcément d’une qualité photographique exceptionnelle. C’est un peu plus compliqué que pour les années 40. Mais en même temps, je ne suis pas fétichiste non plus. On peut sans doute me reprendre là-dessus. Je suis rigoureux mais je ne suis pas maniaque. Cela ne m’intéresse pas. Je cherche à ce que mes planches ne soit pas anachroniques, qu’il n’y ait pas de gros défauts, mais cela s’arrête là.

Extrait de Matteo (c) Gibrat, Futuropolis

Vous faites de la BD romanesque sur fond historique…

Ce n’est pas du tout de la BD historique. Je pourrais dessiner du contemporain. Mais ça m’ennuie de dessiner une Xsara Picasso, je préfère dessiner une traction. Et le contemporain se démode très vite. Or, comme je suis un dessinateur relativement lent, les choses vont tellement vite qu’au bout de trois ans, les gens n’y trouvent plus d’intérêt si c’est trop typé dans une époque. Avec le contemporain, il est compliqué de donner une dimension universelle qui ait du souffle et, quand on est dans des histoires un peu romanesques, c’est une pénalité. Alors que quand on se place dans le passé, on peut garder ce qui est valable aujourd’hui et qui l’était déjà à l’époque. C’est plus facile dans ce sens là. On met aussi cela dans un cadre qui a du charme. Ce n’est pas de la nostalgie, mais le passé a du charme : on tape dans l’imaginaire des gens. Par exemple, pour les années 40, même si j’ai essayé de rester fidèle à l’esthétisme, à la véracité des décors, des objets de l’époque etc.. je ne suis pas fétichiste là-dessus : c’était plus ce que j’imaginais de l’époque que la véracité historique. Même dans le dessin, le réalisme m’emmerde.

Vous n’aimez donc pas qu’on vous qualifie de dessinateur réaliste ?

Je n’ai pas l’impression d’être un dessinateur réaliste, j’espère que je n’en suis pas un. Je suis plus un dessinateur évocateur que réaliste. Il faut que le réalisme soit tordu pour qu’on puisse faire croire que c’est cela le vrai réalisme ! Par exemple les années 40 que j’ai dessinées ne sont pas les vraies années 40. Je dessine toutes les rues pavées alors qu’il y avait beaucoup de rues goudronnées. De même, dans la mémoire collective, 1944 c’était les tractions. En fait il y en avait très peu : les gens roulaient dans des voitures d’avant-guerre et les tractions étaient des bagnoles très modernes réservées à la Gestapo. J’ai donc dessiné des tractions. Et tout est un peu comme cela. Comme le béret rouge de Jeanne, à l’époque le rouge n’était jamais comme cela, mais pour une raison de mise en scène, je me suis appuyé sur ce truc-là. J’ai volontairement triché avec la vérité. Je me prends ce droit là parce que c’est plus important pour le récit. Ce n’était pas absurde, je n’ai pas non plus fait le béret branché du bobo d’aujourd’hui ! C’est le temps de la vérité où on laisse croire aux gens que c’est cela la vérité ou en tout cas que c’est crédible. Et c’est cela qui plait, je crois.

Extrait de Matteo (c) Gibrat, Futuropolis

C’est ce qui différentie vos histoires de la BD purement historique…

C’est ce côté-là qui est intéressant pour le dessinateur et pour les gens qui vont le lire aussi ! Sinon c’est tristounet ! Si on voyait des documents de l’époque de Louis XIII, cela devait être cracra, marron, dégueulasse etc.. et quand on voit les planches d’André Juillard des 7 vies de l’Épervier, cela fait rêver. Je ne pense pas que, si on avait pu faire des photos de l’époque, cela aurait fait rêver grand monde. Cela devait être tout noir, crasseux et Juillard en fait quelque chose d’esthétique, tout en dessinant la crasse quand même, mais c’est beau, esthétique, ça a de la gueule et cela donne une dimension. Chez Tardi, c’est le mélange avec ses personnages presque symboliques qui donne un charme incroyable. Tardi dessinerait réaliste, ça n’aurait pas d’intérêt. C’est parce qu’il tord cela avec son trait que cela a énormément de charme. Il est tellement elliptique, tellement synthétique dans son trait que les gens peuvent se l’approprier et finir le dessin en fait. La poésie vient de cette distorsion. Et même dans le réalisme, il faut toujours arriver à garder un peu de ce flou-là. C’est très dur et j’en suis loin, mais j’espère me rapprocher un jour de ce pouvoir d’évocation dans les planches. Qu’elles gagnent en poésie sur des choses plus indéterminées là où on peut l’être, et qu’elles soient très précises là où on doit le faire pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté. Par exemple, l’utilisation des silences est quelque chose que je découvre et que j’ai envie de plus en plus d’utiliser. Si l’auteur l’a bien préparé, le lecteur va mettre dans un silence ce qu’on veut qu’il ressente, mais il va aussi y apporter sa propre touche.

Propos recueillis par Manuel F. Picaud en avril 2008
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable.
Photo de l’auteur © Manuel F. Picaud / Auracan.com

Visuels Matteo © Jean-Pierre Gibrat / Futuropolis 2008
Visuels Portfolio © Jean-Pierre Gibrat / Editions Daniel Maghen

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Manuel F. Picaud
15/05/2008