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Entretien avec Silvio Cadelo

Cadelo
autoportrait © Silvio Cadelo
« Dessiner c'est révéler. »

Silvio Cadelo est un artiste italien à part dans le paysage de la bande dessinée. Le dessinateur de Libera, la série futuriste de Pierre Boisserie proposée aux éditions Zenda, revient sur cette collaboration avec ses joies et ses peines… Découverte d’un artiste atypique au parcours bien peu ordinaire.

Quelles activités avez-vous exercées avant la bande dessinée ?
Il serait plus correct de demander quelles vies j’ai eues avant la bande dessinée. Je vous les énumérai sans les développer : après les beaux-arts, j’ai été dessinateur technique et publicitaire, j’ai intégré une troupe de théâtre expérimental et j’ai été peintre. Au début des années 70, j’ai été « agit-prop » (contraction des mots agitation et propagande) dans une organisation révolutionnaire d’origine brechtienne. J’y participais en chantant devant les usines, en faisant du théâtre révolutionnaire, etc. Et j’ai continué ensuite la scène théâtrale. Je ne suis arrivé à la BD qu’en 1979. C’était un mode d’expression alternatif qui s’épanouissait. Le poids de la distribution commerciale y était plus libre que dans la peinture. J’avais le sentiment de pouvoir faire passer des idées à travers ce medium.

Quels sont vos dessinateurs et scénaristes référents ?
J’ai un maître absolu qui a été mon révélateur envers moi-même : Mœbius.

Qu’est ce qui vous a donné envie de dessiner ?
Le cerf-volant. Dessiner c’est révéler. Vasari décompose le mot en « Dio-segno », autrement dit le signe de Dieu, ou encore la création du monde par le signe. Je dis bien création et non pas reproduction. En résumé, c’est le désir de me révéler des mondes imaginaires générés par le réel. Quand enfant, je tenais le cerf-volant, j’imaginais voir ce que lui pouvait voir de là-haut. Pour moi, le crayon est comme le fil du cerf-volant.

Libera
extrait de la planche 5 de Libera T2
© Cadelo - Boisserie / Zenda
Quelles activités exercez vous à côté de la bande dessinée ?
Je reprends goût au plaisir physique des grandes toiles et j’ai commencé à faire de la vidéo. J’aime cette forme d’art. Ma première vidéo, Mutatio Animi, a été sélectionnée au festival d’art vidéo Videoforme à Clermont-Ferrand en mars 2008, cela m’a fait très plaisir.

Dans quelles circonstances s’est faite votre rencontre avec Pierre Boisserie ?
J’avais écrit le projet de Libera et je cherchais un co-scénariste pour en faire une vraie série. Nicolas Thibaudin des éditions Dargaud – qui avait lui-même donné une contribution au synopsis ainsi que Jean-Luc Cochet – m’as mis en contact avec Pierre. Avec lui, cela se passe à merveille. Pierre a beaucoup de talent. 

Libera
extrait de la planche 9 de Libera T2
© Cadelo -  Boisserie / Zenda
Comment avez-vous travaillé ensemble sur la série Libera ?
C‘est très simple. Pierre a aimé le projet et il l’a pris en main et il en a fait le scénario avec habilité dans le dosage des informations, la légèreté et la justesse des dialogues. Il a donné vie et humanité aux personnages.

Comment se sont faits les échanges ? En êtes-vous satisfait ?
Par mail, c’est très efficace. Satisfait oui. Un peu moins par le travail que l’éditeur a fait sur le premier album. Les couleurs ont été ratées en l’absence de cromalins contractuels. En plus, ils se sont trompés de fichier pour la couverture. Pour le deuxième volume, par contre, ils ont été professionnellement impeccables.
 
Que représente la série Libera pour vous ?
« Représentait »  vous voulez dire, car il faut en parler au passé. La série a été abandonnée par l’éditeur qui a rompu la promesse d’aller jusqu’au bout du troisième album à cause d’un changement de direction éditoriale. Donc, il représente une promesse non tenue, une trahison. J’aime ces personnages : ils représentent une humanité blessée, réduite au degré zéro de son existence et pourtant sa « persistance à être » reste immuable. J’ai pensé à Samuel Beckett : le handicap n’est-il pas la condition « normale » de l’humanité ? Et le désir de puissance sa « monstruosité » ?

Le scénariste vous a-t-il construit une histoire sur mesure ?
Je vous ai dit tout sur ce scénario. Malheureusement, j’ai du mal à dessiner des scénarios qui me sont proposés car je les imagine déjà dessinés par d’autres que moi et j’ai du mal à me frayer un chemin pour le faire mien. Cela me rappelle le « diagramme » de Francis Bacon dont parle Gilles Deleuze. Deleuze dit que la page blanche est un mythe qui n’existe pas. En réalité un artiste – écrivain, peintre ou dessinateur – se trouve devant un page noire, car elle est pleine de clichés déjà existants et, parmi ces clichés, l’artiste doit ce frayer un nouveau chemin. Si on considère que la bande dessinée travaille avec les clichés, qui est elle-même l’art des simulacres, l’entreprise est difficile. Pour moi au moins. C’est pour ça que j’ai besoin de fournir de la matière au scénariste. Ou alors, je dois être surpris et déboussolé par un scénario nouveau.

Où trouvez-vous votre inspiration ?
Chaque album est un travail à part. Pour Libera, je me suis inspiré à l’œuvre du Piranese. C’est dommage que personne ne l’ait remarqué. La plupart des commentateurs d’albums de BD travaillent aussi par clichés et ne font pas trop d’efforts. Merci à ceux qui font bien leur travail !

Libera
extrait de la planche 10 de Libera T2
© Cadelo - Boisserie / Zenda
Comment qualifiez-vous votre relation avec Pierre Boisserie ?
Très positive bien sûr et j’aimerais continuer cette relation sur d’autres projets. Il connaît mes modes de fonctionnement et je crois connaître les siens.

Pouvez-vous nous parler de vos autres projets et actualités ?
Je suis en train de préparer une exposition qui prend tout mon temps et me donne la possibilité de prendre un peu de distance avec la BD. J’ai dans le tiroir un nouveau projet d’album pour lequel j’ai obtenu un accord de principe chez un bon éditeur. Il s’agit d’une sorte de polar décalé qui a pour fond une réalité très concrète dans une période historique clé du XXe siècle. Je suis allé faire les repérages en Italie où l’action se passera. J’attends d’avoir un scénario plus détaillé et quelques pages à soumettre à cet éditeur avant de le lancer définitivement. Je réalise ce projet seul. C’est à moi de jouer. J’ai envie de faire quelque chose de radical, d’aller à contre-courant, de défendre ma liberté face au risque de formatage actuel dans la BD.

Des envies particulières ?
Celle de réaliser mes projets me suffit.

Propos recueillis par Manuel F. Picaud en août 2008
Propos présentés et introduits par Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
© Manuel F. Picaud / Auracan.com

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Manuel F. Picaud
11/10/2008