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Entretien avec Philippe Guillaume

Guillaume
Philippe Guillaume © Dargaud
« Comme pour les trois mousquetaires, nous avons pris l'habitude de dire que nous sommes quatre à réaliser la série Dantès ! »

Personnalité estimée du petit monde de la BD, Philippe Guillaume est notamment le co-vice-président de l’Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée. Journaliste aux Échos, il s’est lancé dans la co-écriture de la très prometteuse série financière Dantès dont le 2e tome est paru le 19 septembre. Cet ambassadeur 2008 de la ville de Mantes-la-Jolie répond aux questions d’Auracan.com sur sa carrière et sa collaboration avec Pierre Boisserie et Érik Juszezak.

Quel a été votre parcours professionnel ?
Journaliste depuis une trentaine d’années, j’ai commencé à la Côte Desfossés comme journaliste boursier. Au bout de huit années, j’ai été sollicité pour travailler dans un journal professionnel, la Revue vinicole internationale. J’ai été rédacteur en chef adjoint pendant un an et demi de ce mensuel. Mais le journalisme mensuel ne me passionne pas plus que cela. Je suis revenu au quotidien. J’ai participé à la création de la Tribune en 1985. J’y suis resté cinq ans avant de rejoindre les Échos où je suis responsable du service Marchés.

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extrait de Dantès T2 © Juszezak
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Dargaud
Vous avez d’ailleurs lancé des prépublications de bandes dessinées dans les Échos
Passionné de BD, je me suis demandé pourquoi n’en parlerait-on pas dans les Échos ? Je me suis mis à faire des chroniques régulières dans le supplément hebdomadaire. Et puis en 2002, j’ai proposé de pré-publier une BD pendant l’été. Chaque jour, deux planches du tome 4 de la série I.R.S. étaient accompagnées d’un rédactionnel lié à la problématique de l’album, c’est-à-dire au recyclage de l’argent de la drogue, et un portrait d’une personnalité de l’environnement socio-économique expliquait pourquoi il aimait la bande dessinée. Ce projet innovant et ambitieux a nécessité la collaboration d’une quarantaine de journalistes ! Cela s’est traduit par 26 portraits de personnalités : de Michel-Édouard Leclerc à Louis Schweitzer, en passant par Vincent Bolloré, Denis Robert le journaliste, ou Richard Malka l’avocat. Tout cela a été repris dans un hors série : Larry B. se dévoile dans les Échos. Ensuite on a pré-publié Blake et Mortimer, le tome 2 des Sarcophages du 6e Continent, le tome 17 de XIII : l’Or de Maximilien, un Alpha et évidemment Dantès.

D’où vous vient votre passion pour la bande dessinée ?
Je suis plongé depuis tout petit dans la marmite de la BD. Mon père a toujours aimé la BD. Avant la guerre, il lisait le magazine Hurrah !, puis le Journal de Mickey. Quand j’avais 4 ans, mes parents m’ont offert Coke en Stock d’Hergé et j’y ai appris à lire. Ensuite, ce furent les magazines Spirou et Tintin. Le 1er journal de Tintin que j’ai lu m’a effrayé : la dernière planche de SOS Météores m’avait beaucoup impressionné ! J’ai adoré la Guerre des 7 fontaines de Johan et Pirlouit ou Surboum sur 4 roues dans Gil Jourdan… Évidemment, quand Pilote s’est développé dans les années 60, je l’ai lu. J’y ai découvert Astérix au moment du Combat des Chefs. J’ai lu l’Écho des Savanes (1ère version), Métal Hurlant, Circus, Vécu

Quel a été le déclic pour devenir coscénariste de BD ?
En tant que journaliste financier, j’ai vu beaucoup de choses mais j’ai parfois été frustré de ne pas pouvoir tout écrire. J’ai conservé à l’esprit ou dans des petits carnets beaucoup d’anecdotes. Je me disais qu’un jour je réutiliserais dans un roman ou un thriller financier. Et puis le temps passait… Ma rencontre avec Pierre Boisserie a été magique car j’ai tout de suite senti que le déclic était là pour le faire.

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extrait de Dantès T2 © Juszezak - Boisserie - Guillaume / Dargaud

Pierre n’est pourtant pas un spécialiste des marchés…
Il comprend vite ! Mais je crois qu’on s’est apporté beaucoup l’un l’autre : Dantès est une série qu’on n’aurait pas pu faire ni l’un ni l’autre. Pierre est certainement l’un des très bons scénaristes d’aujourd’hui, mais il n’avait pas les clés pour utiliser les éléments financiers. De mon côté, je ne serais pas parvenu tout seul à une histoire aussi bien ficelée. D’une part, il faut maîtriser la technique de narration en bande dessinée, pour donner envie de tourner la page. D’autre part, il a beaucoup apporté sur la psychologie des personnages. C’est un vrai travail en commun.

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extrait de Dantès T2
©  Juszezak - Boisserie
Guillaume / Dargaud
Vous avez rencontré Pierre Boisserie par l’intermédiaire d’Éric Stalner…
Pendant quelques années, je tenais le week-end une librairie BD à Mantes-la-Jolie. J’y ai connu Bernard Launois, grand amateur et connaisseur. Il m’a suggéré d’organiser des dédicaces et proposé de commencer avec Éric Stalner qu’il connaissait. J’ai rencontré Éric Stalner en janvier 2001 à Angoulême. On a organisé une séance de dédicaces avec deux ex-libris originaux BD Passion (nom de la boutique et du site Internet). Avec Bernard, on a eu envie de promouvoir la BD dans la région de Mantes. On a organisé une première séance de dédicaces à la Foire Disques et Bd de Limay avec Éric Stalner et une exposition autour de Blanche qui venait de sortir chez BD’Empher. Et puis, cette expérience ayant bien marché, en 2002, on a fait venir Franck Tacito, puis en 2003 on a fait plus grand : on a réinvité les deux plus Éric Lambert et Pierre Boisserie qui commençait à bien marcher avec la série la Croix de Cazenac. J’ai donc rencontré Pierre Boisserie en 2003 à ce salon par l’intermédiaire de Bernard et d’Éric.

Et comment avez-vous été amené à travailler avec lui sur Dantès ?
Avec Pierre, le courant est très bien passé. Il a découvert que j’étais journaliste financier et que j’avais des envies d’écritures. Il venait de lire le bouquin Rogue Trader de Nick Leeson. Au cours du déjeuner, Pierre m’a proposé d’écrire ensemble l’histoire de Nick Leeson en BD. Comme nous sommes l’un et l’autre très admiratifs de l’œuvre d’Alexandre Dumas, l’idée d’en faire un Comte de Monte-Cristo moderne s’est très vite imposée. C’était en novembre 2003 pour un projet qui n’a finalement abouti qu’en septembre 2007. 

Pourquoi une genèse de quatre années ?
D’abord, il nous fallait trouver un dessinateur. On avait songé à Éric Stalner, mais avions le sentiment que cela ne le branchait pas de dessiner des salles de marché ! On a longtemps recherché un dessinateur qui fasse un dessin très contemporain, très précis, très classique un peu dans le style Philippe Francq sur Largo Winch. Et puis, on imaginait de traiter Dantès comme un feuilleton du XIXe siècle, c’est-à-dire faire des albums de 100 pages. On a envisagé un moment un style de feuilleton comme un manga. Enfin, on a hésité entre les deux éditeurs intéressés, Dargaud et Glénat. Mais Glénat voulait nous mettre dans Vents d’Ouest où a été publié Section Financière. L’accompagnement éditorial, la compréhension de notre projet et l’effort marketing nous ont assez vite convaincus de le faire chez Dargaud. L’éditeur François Le Bescond a trouvé le dessinateur, Érik Juszezak. J’aimais bien son dessin ; j’avais adoré son Pandora Box mais ni moi, ni Pierre ne le connaissions. Et le choix était très bon.

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extrait de Dantès T2 © Juszezak
Boisserie - Guillaume / Dargaud
Comment travaillez-vous sur le scénario ?
On réfléchit à deux sur la trame de l’histoire. On se fait des brainstormings réguliers en général autour d’un bon déjeuner. On sort les idées. Toute cette réflexion, Pierre en fait un premier jet d’écriture qu’il m’adresse par mail ; je lui soumets mes propositions de modification et on aboutit assez vite à un script de l’ensemble de l’album. Pour Dantès, les six scripts sont écrits. À partir de là, Pierre se livre au découpage, puis travaille les dialogues. Pierre tient plus le stylo que moi, mais c’est tout de même le fruit d’un travail collectif à deux pour lequel Érik Juszezak nous fait aussi ses commentaires. Érik imagine la disposition. Le coup des petites cases par exemple représentant la fébrilité de l’activité de la Bourse est une de ses trouvailles. Pour la mise en page, Érik est vraiment très libre. Cela libère le travail des scénaristes : on n’a pas besoin d’aller très en détail dans la mise en scène. Ensuite intervient la coloriste Juliette Nardin. Comme pour les trois mousquetaires, nous avons l’habitude de dire que nous sommes quatre ! Pour rester dans l’univers Dumas.

Un vrai travail d’équipe donc…
J’ai toujours considéré qu’à plusieurs, on fait des choses bien meilleures que tout seul. J’en suis persuadé. Quand deux journalistes se mettent ensemble pour mener une enquête, elle est meilleure parce que le mec n’est pas tout seul. D’abord il y a une saine émulation qui permet à chacun de se dépasser. Et puis deux intelligences ensemble valent toujours mieux qu’une seule. Et Pierre est quelqu’un d’extrêmement tolérant. Il vient du monde de la santé : les gens dans la santé sont par nature plus tolérants car ils soignent des gens. Être confronté à la maladie et à la douleur amène à être plus tolérant. Ce n’est pas par hasard si dans Dantès il y a une personne handicapée. On essaye aussi d’aborder des thématiques rares dans la BD, des thématiques réelles de vie réelle. Nathalie, la sœur d’Alexandre, va ainsi jouer un grand rôle. Aucun des personnages de la série n’est d’ailleurs là par hasard. Tous vont avoir un rôle à jouer et auront de l’importance par la suite.

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Érik Juszezak et Philippe Guillaume
© Manuel F. Picaud / Auracan.com
Finalement la série Dantès comptera six albums au lieu des sept annoncés.
On était parti effectivement sur sept albums. Pour des raisons de cohérence, on les a re-découpés pour en faire trois diptyques. Le premier diptyque est consacré à la chute du trader – sa descente en enfer – jusqu’à ce qu’on sache la relation précise entre Alexandre et Dantès – on aura la réponse ainsi que d’autres dans ce deuxième tome. C’est donc un vrai diptyque. Ou plutôt une partie des réponses. On ne va jamais en ligne droite. On aime bien emmener les lecteurs par des chemins tortueux, sur des fausses pistes et leur réserver pour leur plus grand plaisir des surprises. Chaque case est importante et en lisant dans la foulée les deux premiers tomes, on comprendra bien plus de choses qu’à la seule lecture du premier… On va aussi voir apparaître de nouveaux personnages qui vont avoir beaucoup d’importance dans la suite de l’histoire.

À quoi faut-il s’attendre avec la saga Dantès ?
En 1989, Alexandre est arrêté. Il va se passer six ans avec le procès où tous vont l’enfoncer. Il va être condamné à la réclusion criminelle à perpétuité avec une peine de sûreté de 22 ans. Le jury va considérer qu’il a sciemment assassiné Sancier. Le dossier de ce dernier – qui disculpe Alexandre – a brûlé dans l’incendie de la Banque. Comme au Crédit Lyonnais. En prison, en lisant un magazine, Alexandre découvre que tous ceux qui l’ont fait tomber participent à Versailles à une soirée des 10 ans du MATIF où ces gens-là sont présentés à Charles de Salers, président de Nation française et à sa fille Justine. On assiste à l’élection de 1995 et on comprend que Saint-Hubert entre dans le cabinet du ministre de l’Économie, mais qu’il roule en fait pour l’extrême droite… Les deux cycles suivants vont se passer entre 2000 et 2002. Deux éléments vont forcément apparaître : le 11 septembre et l’élection présidentielle de 2002…

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extrait de Dantès T2 © Juszezak - Boisserie - Guillaume / Dargaud

Où en est le projet d’adaptation cinématographique ?
UGC a une signé une option afin de développer un long-métrage. Nous leur avons fourni le script de l’ensemble des titres, ce qui leur permettait d’avoir la matière sur l’ensemble de l’histoire puisque seul un titre est aujourd’hui paru. Ce projet de la série en long-métrage nous semblait plus excitant encore que le projet d’en faire une série télé – ce qui avait été envisagé par un autre producteur. Mais, avec Pierre, nous essayons de garder la tête froide. Nous avons déjà été sidérés que deux producteurs, et pas n’importe lesquels,  s’intéressent d’entrée à Dantès. Sidérés encore que le tome 1 soit déjà sorti en langue espagnole. On essaye de ne pas prendre la grosse tête pour ne pas devenir les imbuvables que je fréquente parfois ! Le succès peut griser. Avec 25.000 albums vendus, Dantès est la meilleure vente de Pierre sur un tome 1. Idem pour Érik.

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crayonné inédit d'Érik Juszezak pour Dantès
© Juszezak / Dargaud
Qu’est-il prévu comme promotion à l’occasion de la sortie du tome 2 ?
On est en train de freiner des quatre fers pour les dédicaces. Une dédicace est sûre à la librairie Boulevard des Bulles. On est aussi en train de monter une opération avec BNP Paribas. Déjà nous allons organiser à l’Agence BNP de Mantes-la-Jolie une exposition de planches originales, une série de conférences à destination de la clientèle de la Banque Privée, et aussi une soirée plus généraliste. L’opération intéresse au plus haut point BNP Paribas. Nous avons évoqué la diffusion plus large de cette exposition dans le réseau des agences. L’idée est de démontrer que – il y a d’ailleurs un excellent article en ce sens paru sur Dantès dans la Revue de la Société française des Analystes financiers – la série montre qu’il faut un haut degré d’éthique ou de déontologie pour traiter des affaires de bourse. La série est pédagogique et ne critique pas les mécanismes financiers mais ceux qui les dévient.

Avez-vous d’autres idées de scénarios ?
Je réfléchis à un spin-off de Dantès. J’ai déjà parlé de cette idée à Pierre et Érik. Mais on a encore quatre albums à faire. Après, selon le succès de la série Dantès, on pourrait faire un cycle supplémentaire de deux albums pour fermer quelques pistes qu’on a laissé volontairement ouvertes car elles auraient alourdi le récit. Par ailleurs, il y a ce personnage de Saint-Hubert, le banquier. Comment est-il devenu banquier ? Quelle est sa famille ? J’adorerais raconter une saga d’une famille d’un banquier de la construction du Palais Brongniart jusqu’à nos jours. Saint-Hubert pourrait être l’ultime héritier de cette famille.

D’autres projets plus personnels ?
Un deuxième projet est lié à l’histoire à laquelle je m’intéresse beaucoup, et particulièrement l’histoire du XXe siècle. J’aimerais bien raconter l’histoire du corps expéditionnaire russe pendant la guerre de 1914. C’est un épisode assez méconnu de la Première Guerre mondiale. Sinon tout ce qui tourne autour de l’économie souterraine des cités m’intéresse. Pierre est déjà là-dessus avec la Mafia des cités [chez 12 bis, ndlr] donc cela pourrait être une manière de poursuivre notre collaboration. Voilà quelques pistes…

Continuer à écrire avec Pierre vous plairait bien donc…
Avec Pierre, seul ou avec d’autres ! En tout cas, avec Pierre, notre collaboration ne s’arrêtera pas avec Dantès, c’est certain ! Et celle avec Érik Juszezak non plus car on a déjà parlé de la saga bancaire et je sais qu’il aimerait bien la dessiner. Aujourd’hui, notre objectif est de réaliser les six albums de Dantès. Ça va nous mener jusqu’en 2011. Sur la durée, si on travaille bien, on pourrait réussir à sortir un album tous les 10 mois plutôt que tous les 12.

Propos recueillis par Manuel F. Picaud en juillet 2008
Propos présentés et introduits par Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud
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© Manuel F. Picaud / Auracan.com

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Manuel F. Picaud
24/09/2008