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Entretien avec Érik Juszezak

Juszezak
Érik Juszezak
© Rita Scaglia / Dargaud
« Dessinateur de BD est un magnifique métier ! »

Voilà 20 ans qu’Érik Juszezak officie dans la BD. Dessinateur réaliste, aujourd’hui adepte de l’époque contemporaine ou du futur proche, l’auteur a commencé sa carrière aux éditions Glénat. Véritable bourreau de travail, il sort trois albums chez Dargaud dans les prochains six mois : le 2e épisode de Dantès, le thriller politico-financier de Pierre Boisserie et Philippe Guillaume, le 2e tome de Narvalo sur un scénario de Yann et le 3e chapitre d’un autre thriller politique : Empire USA de Stephen Desberg.

Pour Auracan.com, Érik Juszezak revient sur son parcours, sa rencontre avec Pierre Boisserie et son actualité. Et, surtout, il nous livre ses petits secrets de fabrication…


D’où vous vient votre passion pour la bande dessinée ?
Ça commence à remonter à longtemps ! Je devais avoir cinq ans. Comme beaucoup d’auteurs de ma génération, même si beaucoup ne le disent pas trop ouvertement, la bande dessinée était souvent un refuge, le moyen de substituer une réalité qu’on maîtrise à une réalité familiale qui n’était pas toujours top. C’était mon cas. J’ai commencé par me raconter des histoires. Puis l’envie de raconter aux autres est apparue. J’avais pris un plaisir fou à lire des bandes dessinées quand j’étais petit avec Tintin et une autre série d’Hergé : Jo, Zette et Jocko. Dans cette dernière série, le père était ingénieur et dessinait des avions et cela m’a donné envie d’en dessiner. En fait, dans ma carrière, je n’ai pas eu l’occasion d’en dessiner beaucoup mais, en revanche, j’ai dessiné de nombreux hélicoptères ! Notamment dans Narvalo ou dans Dantès T2 où il y une scène d’évasion en hélico. J’ai d’ailleurs un projet personnel que j’essaye de placer chez un éditeur où je dessine beaucoup d’hélicoptères.

Dantes
extrait de Dantès T2
©
Juszezak - Boisserie - Guillaume / Dargaud
Comment avez-vous appris à dessiner ?
Je suis un vrai autodidacte. Jeune, je regardais comment faisaient les autres dessinateurs. J’ai appris mes premières techniques de dessin quand j’étais en vacances chez ma grand-mère aux Sables-d’Olonne. Elle m’avait mis dans un club de vacances sur la plage. Dans le genre club Mickey. On était récompensés par des Pif Gadget. Et j’y ai découvert toute une génération d’auteurs de bandes dessinées alors que mes parents ne voulaient pas m’acheter de magazines ou d’albums. Avec des grands bonshommes comme Paul Gillon avec Jérémie, Raymond Poïvet avec les Pionniers de l’espérance, Rafael Marcello avec Docteur Justice, puis Amicalement vôtre, André Chéret avec Rahan… Et même Hugo Pratt, puisque les premiers Corto Maltese sont parus dans Pif. Toute une série d’auteurs aux styles radicalement différents qui m’ont vraiment enthousiasmé. Et c’est là que j’ai commencé à comprendre que dans le dessin, il fallait une rigueur dans la narration, dans l’anatomie, dans les décors…
   
Et vous avez commencé par de l’illustration…
En effet, j’ai débuté dans la publicité. Après un an de cours du soir, j’ai réussi à intégrer un studio de création où j’ai pu apprendre le B.A.BA du métier. On faisait tout à la main. J’ai appris avec des gens qui avaient vraiment un grand savoir. Ils ont participé à ma formation. Grâce à eux, j’ai su dessiner des voitures, des immeubles, des hélicos, etc. Mais bien sûr aussi l’anatomie qui est plus qu’essentielle en BD.

Dantes
extrait de Dantès T2 © Juszezak - Boisserie - Guillaume / Dargaud

Êtes-vous un grand lecteur ?

Je suis en effet un gros lecteur de bandes dessinées. J’adore aussi les comics. J’ai commencé à lire des mangas il y a plus de 25 ans. J’allais alors les chercher à Paris en version originale. Je m’intéresse aussi à la BD d’un peu partout. Je suis assez éclectique, je suis passionné de livres d’art. J’en ai beaucoup, notamment sur les peintres américains. Les romans, bref que des vices en somme ! Je m’en suis rendu compte quand j’ai déménagé et qu’alors que j’avais prévu un camion pour déménager, il a été rempli par les seuls livres !

Dantes
crayonné inédit d'Érik Juszezak
pour Dantès T3 © Juszezak / Dargaud
Comment vous êtes-vous retrouvé sur la série Dantès que signent au scénario Pierre Boisserie et Philippe Guillaume ?
L’éditeur, François Le Bescond, m’a tout simplement contacté. Je lui avais précédemment envoyé un dossier qui ne l’avait pas séduit, mais le dessin avait quand même retenu son attention. Il m’a proposé un projet qui ne s’est jamais finalisé. Et puis il y a eu ce deuxième projet, Dantès, qui m’a véritablement enthousiasmé.

Vous connaissiez pourtant déjà Pierre Boisserie…
Oui, on se croisait sur les festivals. En fait, je le connais depuis 11 ans. Quand la proposition s’est faite, Pierre a été surpris. Il pensait que j’étais débordé de travail. Moi, je suis tombé amoureux de son projet. Je trouvais qu’il y avait une belle écriture des personnages, une intrigue géniale et cette possibilité de suivre le devenir des personnages dans le temps. On a donc vite discuté du devenir de la série. Et l’éditeur a dit banco ! et c’est parti pour six albums.

En pratique, comment cela se passe-t-il entre les scénaristes et le dessinateur ?
C’est un travail collectif. Il m’arrive d’apporter mon grain de sable sur l’évolution des personnages. Pierre Boisserie est le grand coordonateur de la série. Il est à l’origine de tout l’imaginaire de l’histoire. Il discute ensuite avec Philippe Guillaume qui lui apporte les connaissances économiques. Une fois établi les tenants et les aboutissants des personnages et de l’histoire, Pierre rédige et m’envoie les planches que je n’ai plus qu’à mettre en images.

Vous fournissent-ils aussi de la documentation ?
Pierre me fournit pas mal d’images, mais on a souvent les mêmes sources. En général, je me documente tout seul. Philippe nous a apporté des sources nouvelles, pour les scènes de bourse sur le T1 principalement. Il n’y a en effet pas beaucoup d’iconographie et pratiquement aucune photo. Heureusement, comme j’avais bossé en publicité pendant des années, j’avais de gros catalogues d’images. Et comme la période de la BD correspond à l’époque où je bossais dans la pub, j’ai trouvé quelques vignettes et pu reconstituer la Bourse grâce aux discussions avec Philippe qui lui connaissait cela parfaitement. Et de l’avis des professionnels, c’est assez réussi et crédible.

Dantes
extrait de Dantès T2 © Juszezak
Boisserie - Guillaume / Dargaud
Il y a des scènes particulièrement expressives. On vit le stress de la bourse de l’époque…
Il fallait en effet montrer en même temps le timing et les actions qui se passent. On a discuté avec Pierre pour qu’on ait une image simple et immédiatement identifiable, qui donne cette rythmique et cette tension. Ma principale trouvaille, si on peut dire, a été, pendant les grands moments d’effervescence à la Bourse, de faire des gros plans sur les mains, les visages etc. Au départ, j’avais commencé à faire de grandes cases, où on voyait une foule, le tableau géant de la Bourse. Malgré l’énorme travail, l’impact était quasiment nul. Et je me suis dit que c’était plus intéressant de faire des cadrages plus serrés pour montrer ces scènes de fébrilité. Grâce à Philippe, j’ai pu utiliser une sorte de glossaire boursier de gestuelles de la main. J’ai été obligé de refaire des cases car une fois qu’on a eu ce glossaire, il y avait des gestes qui n’étaient pas cohérents. Du coup, tous les gestes dans la BD sont parfaitement justes.

Comment avez-vous réalisé le superbe casting de personnages ?
Avec Pierre toujours. Quand je travaille avec un scénariste quel qu’il soit, pour être le plus près possible de la vision qu’a le scénariste de son personnage, je lui demande de mettre entre parenthèses deux ou trois noms de personnalités publiques (hommes politiques, chanteurs ou acteurs) se rapprochant le plus de son personnage. Cela me donne une silhouette approximative du personnage tel qu’il l’imagine. À partir de là, on tombe d’accord sur la définition du personnage et c’est donc plus simple de travailler. Par exemple pour Thierry, il y a un peu de Clovis Cornillac, pour Marion, de Sandrine Bonnaire, pour de Saint-Hubert, de Phil Collins.

Vous avez l’air très satisfait de travailler avec Pierre Boisserie…
Oui tout à fait. C’est une belle histoire humaine. Même si on ne se voit pas tous les jours, j’aime bien travailler avec ces deux olibrius que sont Philippe Guillaume et Pierre Boisserie.

Dantes
extrait de Dantès T2 © Juszezak
Boisserie - Guillaume / Dargaud
En plus de la lecture, avez-vous d’autres hobbies communs ?
On aime bien certaines séries télé en commun. Une série en particulier qui s’appelle Sur écoute qu’on trouve très professionnelle. Et Philippe Guillaume est aussi un grand collectionneur de vieilles BD anciennes. Nous avons en commun notre goût pour toute une génération d’auteurs des années 50, 60 et 70. J’ai comme Philippe quelques milliers d’albums.

Que se passe-t-il dans le deuxième tome de Dantès ?
Alexandre va être condamné à 22 ans de prison. Dans cette impossibilité de sortir, il s’aperçoit que la vie continue dehors sans lui. Que les méchants s’enrichissent, que sa famille disparaît, il n’a d’abord plus de nouvelle, avant que sa sœur handicapée ne disparaisse. Et cette impuissance se transforme peu à peu en rage ; lui qui avait accepté de subir cette pénalité se trouve en rébellion parce que le sentiment d’injustice le consume littéralement. Et il partage la cellule avec un homme d’un certain âge qui s’appelle Gabriel et qui va être un peu l’abbé Faria du Comte de Monte-Cristo. Il va l’éduquer et l’aider à préparer un plan d’évasion…

Vous avez ainsi participé indirectement à l’ouvrage collectif sur les évasions de prison auquel Pierre Boisserie a participé chez 12 bis…
Vous m’apprenez ce projet. C’est sûr que les scénaristes ont davantage la formidable possibilité de se disperser un peu plus par rapport aux dessinateurs souvent bloqués pendant plusieurs mois sur un même projet. Ils peuvent réaliser leur imaginaire plus simplement.

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extrait de Narvalo T2 © Juszezak - Yann / Dargaud

Narvalo
extrait de Narvalo T2
© Juszezak - Yann / Dargaud
Par ailleurs, vous achevez le T2 de la série d’anticipation Narvalo qui devrait sortir début 2009…
Le premier cycle était prévu en deux albums. Or, il s’avère que Yann, le scénariste, s’est laissé déborder par son imagination. Au bout de deux albums, l’histoire n’était toujours pas finie… J’avoue qu’en tant que lecteur cela m’horripile lorsqu’on me promet un projet sur deux albums et que sous prétexte que cela fonctionne plutôt bien, on commence à tirer sur la corde. Je me suis donc élevé contre cela et il se trouve que Yves Schlirf, le directeur de collection de Dargaud Benelux, a accepté qu’on ajoute 16 planches dans le T2 et qu’on boucle ainsi complètement le cycle de Narvalo. Ce 2e épisode comportera donc 62 planches. On comprendra après quoi courent les méchants et on créera un lien entre ce jeu vidéo dans lequel s’isole Narvalo et la réalité dans laquelle il est réellement. Yann a vraiment très habilement bouclé ce cycle avec une pirouette finale qui est assez surprenante.

Débordant d’activités, vous participez aussi à Empire USA, la nouvelle saga de Stephen Desberg…
Je venais de finir la mouture initiale du Narvalo T2 en attendant la suite, quand Yves Schlirf m’a proposé pour patienter ce projet Empire USA. Je crois qu’à l’origine Stephen Desberg a demandé que je travaille dessus. J’étais très content. Yann a rédigé les dialogues des premiers Empire USA. J’ai donc retrouvé mon complice. On est parti sur ce projet bien singulier qui m’a fait d’abord rencontrer des dessinateurs que je ne connaissais pas personnellement : Daniel Koller, Alain Mounier et Griffo. Le deuxième challenge passionnant réside dans l’intrigue de ces six albums, chaque album étant un seul chapitre et chaque chapitre étant dessiné par un dessinateur différent mais utilisant les mêmes personnages, les mêmes lieux, les mêmes décors… Il y a une charte graphique originale principalement réalisée par Henri Reculé et Enrico Marini. Et évidemment Griffo – qui est un stakhanoviste du travail – y a rajouté quelques éléments. Réalisant le premier album, il a travaillé dessus en premier.

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extrait d'Empire USA T3
© Juszezak - Desberg / Dargaud
Quel tome d’Empire USA signez-vous ?
Je dessine le 3ème tome. Griffo signe le T1, Alain Mounier fait le T2, le T3 sort en octobre, le T4 sera à nouveau dessiné par Griffo et sortira en novembre ; en décembre sortiront en même temps ceux de Daniel Koller et de Henri Reculé. Il y aura donc six albums en quatre mois !

Quel est le pitch de la série ?
C’est un thriller politique et d’espionnage contemporain qui se passe aux États-Unis de nos jours. Un groupuscule à l’intérieur de l’État s’empare du pouvoir politique américain. C’est vraiment un thriller à la 24 heures chrono… Je ne peux donc en dire grand-chose. Chaque histoire ayant son rebondissement, donner un élément serait trahir l’un d’eux !

J’imagine que vous n’avez pas d’autres travaux en cours ?…
Non, c’est déjà pas mal pour l’instant ! Je me consacre au T3 de Dantès car Pierre Boisserie, Philippe Guillaume, François Le Bescond et moi-même nous sommes donnés pour challenge de sortir ce 3ème tome pour le mois de juin ! Il faut techniquement que je l’aie fini en avril.

Niveau organisation, comment procédez-vous ?
Je gère les deux séries en parallèle. Je me suis rendu compte avec le temps et l’âge qu’en travaillant sur deux séries, il y a pratiquement quelque chose de schizophrénique. Quand il y a saturation sur une série, je pose les planches et je passe à une autre. Et je repars aussi frais que le matin. C’est surprenant mais ça fonctionne pour moi. En résumé, Dantès T2 et Empire USA T3 ont été dessinés en parallèle.

empireusa
extrait d'Empire USA T3
© Juszezak - Desberg / Dargaud
Vous avez la réputation d’être un bourreau de travail !
C’est vrai en ce moment. J’ai un chantier à finir. Sur les précédents albums, j’ai dû faire entre 8 et 10 planches par mois. Mais cela dépend de ce qui se passe dans la planche. Dans le T2 de Dantès, il y a notamment les 10 ans du MATIF fêtés dans la Galerie des Glaces à Versailles. D’après Philippe Guillaume, une troupe de comédiens déguisés en Roi Soleil avec toute sa cour se promenait parmi les invités. Et forcément, il n’y avait pas de photos. Quand j’ai découvert ce passage, j’ai détesté mes scénaristes ! Mais, je me suis amusé à reconstituer cette scène.

Comment voyez-vous l’évolution des séries de bande dessinée ?
On vit une époque où les héros comme on les a connus dans les années 60 et 70 ont pratiquement disparus. On ne peut plus utiliser un même personnage indéfiniment car les lecteurs se fatiguent. La BD n’a jamais été aussi diversifiée dans sa production. À une époque, on oscillait entre BD réaliste et du gros nez. Aujourd’hui, quoiqu’on puisse chercher en BD, on est pratiquement sûr de pouvoir le trouver. Effectivement, une série assez longue qui, dessinée par un seul dessinateur, prendrait six à huit ans peut, grâce à un travail collectif, pratiquement sortir sur une période d’une année. On est dans une période d’hyper consommation. Ce n’est jamais que l’adaptation de la BD à une nouvelle forme de marché, dirais-je !

Pour conclure : vous avez l’air d’être un dessinateur comblé…
Quand on a le plaisir de faire un métier qu’on aime faire tous les jours, c’est déjà un cadeau ; et quand on a le plaisir d’être sur des univers aussi différents que Empire USA qui est un thriller américain contemporain ou Dantès où on est au cœur des affaires financières, c’est super agréable. Dessinateur de BD est un magnifique métier !

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extrait d'Empire USA T3 © Juszezak - Desberg / Dargaud

Propos recueillis par Manuel F. Picaud en août 2008
Propos présentés et introduits par Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
© Manuel F. Picaud / Auracan.com

Juszezak
© Érik Juszezak
Érik Juszezak sur Auracan.com :


Merci à Érik Juszezak qui a réalisé cet amusant autoportrait tout spécialement pour les lecteurs d'Auracan.com !

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Manuel F. Picaud
29/09/2008