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Entretien avec Emmanuel Herzet

Herzet
Emmanuel Herzet
© Herzet pour Auracan.com
« Je me sens bien dans le format BD : obligé d’aller à l’essentiel, de ciseler les dialogues, de travailler l’image autrement que de façon littéraire... »

À 35 ans, Emmanuel Herzet est un scénariste enthousiaste. Enseignant en Histoire et Français dans un collège de la région de Namur, il joue de la guitare dans le groupe pop-rock Main Fuse qu’il a créé avec Éric Beaujean en 2003. Il entre dans le monde de la BD par la grande porte en signant au Lombard dans la collection Polyptyque le scénario de la Branche Lincoln.

Fin octobre est sorti le troisième et avant-dernier tome de cette série mise en images par le dessinateur polonais Piotrek Kowalski. Découverte d’un itinéraire dont la prochaine étape est un spin-off de la série Alpha
en compagnie d'Éric Loutte !

Lincoln
la Branche Lincoln
T1: Un Secret hors de la tombe
© Kowalski - Herzet / Le Lombard
Scénariste BD, vous continuez d’enseignez le Français et l’Histoire aux 12-15 ans...
Oui, d’abord par pragmatisme : trois enfants, une hypothèque, il faut bien assumer ! Le jour où j’enchaînerai les best-sellers, je reconsidérerai peut-être la question... Ensuite, j’ai besoin de ce contact avec l’extérieur ! Je ne suis pas un solitaire. En quelque sorte, et même si ça peut faire sourire, les élèves me ressourcent.

Lincoln
la Branche Lincoln
T2: la Part des Ombres
© Kowalski - Herzet / Le Lombard
Vous êtes aussi guitariste…
La guitare, c’est venu à l’époque où la chaîne MTV, à ses débuts, tournait en boucle à la maison et où tous ces gars à l’écran semblaient enchaîner riffs et gammes avec une facilité déconcertante. En voyant un clip d’Iron Maiden ou de Guns’n’Roses, je me suis dit : « Un jour, je jouerai comme ce gaillard ! » Ce jour n’est toujours pas arrivé [rires] La guitare, c’est de la détente, on bûcheronne et on ne pense plus à rien !   

Côté BD, quels sont vos auteurs référents ?
Je vais être assez classique : Van Hamme, excellent technicien du scénario, des heures à essayer de décortiquer sa façon de procéder, Desberg, Corbeyran, Dorison, Dufaux. J’ai bien aimé la Mandiguerre et Sillage de Morvan et j’ai toujours été fasciné par Goscinny. Je suis un fan absolu d’Hugo Pratt... La liste est longue.

Quel genre de BD aimez-vous ?
Je n’en aime aucun en particulier. Tout petit, j’ai baigné dans le franco-belge : abonné à Tintin et Spirou, grand admirateur de Franquin, par exemple. J’écumais le rayon BD dans l’hypermarché voisin. J’ai lu et relu les anciens numéros de Pilote de mon père, beaucoup de comics achetés en librairie, notamment Strange ! Au fil du temps, ma prédilection s’est orientée vers la BD réaliste. J’ai eu ma période romans-thriller. Une période jeu de rôle. Maintenant, en BD, je lis tout ce qui me tombe sous la main. Aujourd’hui, mes lectures s’axent surtout sur l’aspect documentaire nécessaire aux récits que je développe. Des auteurs de romans comme Ludlum, Clancy, Cussler, Le Carré et Morrel ont eu autant d’influences sur mon envie d’écrire des histoires documentées que mes pères fondateurs de la BD cités ci-dessus !

Lincoln
la Branche Lincoln T3: Machines de Guerre, extrait © Kowalski - Herzet / Le Lombard

Lincoln
la Branche Lincoln
T3: Machines de Guerre
©
Kowalski - Herzet / Le Lombard
Justement, comment avez-vous cheminé vers l’écriture de scénario ?
Je crois que j’ai toujours écrit. Je me souviens de mes premières nouvelles rédigées à l’encre bleue sur un cahier ligné. J’écris tous les jours : une idée, trois lignes… des choses que je ne garderai peut-être pas ou que je ne sais même pas relire mais c’est un véritable besoin. Je l’ai toujours fait. À l’époque de la série Miami Vice, par exemple, avec un ami, on inventait des épisodes entiers durant les récréations. Michael Mann aurait pu tourner trois ou quatre saisons supplémentaires s’il nous avait engagés [rires] ! Je me sens bien dans le format BD. Obligé d’aller à l’essentiel, de ciseler les dialogues, de travailler l’image autrement que de façon « littéraire ». Le roman est un exercice effrayant pour moi. J’ai l’esprit divergent donc j’aurais peur de m’égarer. La BD oblige à cette mise en forme de l’imagination et la contrainte est un incitant créatif.

Comment s’est faite la rencontre avec Le Lombard ?
La rencontre avec Le Lombard est un peu une aubaine en fait ! Je ne connaissais aucun dessinateur, je n’avais qu’une vague idée de comment présenter correctement un scénario. J’avais trouvé un exemple de la façon dont Charlier procédait dans le livre de Duc, l’Art de la BD. Mes premiers écrits étaient à la rédaction de scénarios ce que les Marabout Flash sont à l'Encyclopédie ! Et j’ai fait exactement ce que tout le monde me déconseillait : j’ai essaimé un quatrième de couverture, agrémenté de quelques photos tirées sur le net ! Deux jours plus tard, un mail du Lombard me demandait d’en montrer plus… Trois jours et trois nuits plus tard, après avoir relu et corrigé mon pseudo script, rendez-vous était pris. On m’a présenté Piotr Kowalski et l’aventure a commencé ! Chance, conjoncture favorable, un peu d’audace et voilà ! Je dois m’estimer heureux parce que je n’en étais qu’à ma troisième tentative de ce type !

Lincoln
la Branche Lincoln T3: Machines de Guerre, extrait
© Kowalski - Herzet / Le Lombard
D’où vous est venue cette histoire complexe de la Branche Lincoln qui vous permet de surfer sur l’histoire des États-Unis, des services spéciaux et de l’espionnage du XXe siècle ?
À l’origine de la Branche Lincoln, il y a la fusion de mes différents centres d’intérêt au point de vue historique : l’histoire des USA d’abord, puis celle de la première moitié du XXe siècle. À savoir : une conquête de l’Ouest qui n’en finit pas, deux guerres mondiales, des régimes totalitaires, une guerre froide… C’est beaucoup pour un seul demi-siècle ! Ma passion des services spéciaux et autres agences discrètes ou secrètes, ma curiosité par rapport à la théorie des complots... Bref, beaucoup d’éléments ! J’avais envie de dire tellement de choses, sur tellement de sujets que je me suis laissé piéger moi-même par l’aspect tentaculaire de la Branche Lincoln [rires] ! Je me suis lancé dans l’aventure comme un hussard avec le défi de pouvoir goupiller un maximum de ces passions en une histoire. J’ai écrit une intrigue que j’espérais intelligente, dense avec des ramifications et des révélations dignes des meilleurs thrillers que j’avais lus dans ma jeunesse. Intuitivement, j’avais le sentiment que la complexité de l’histoire serait un gage de qualité. Mais ce sont mes premiers pas perfectibles dans le monde du neuvième art.

Quelles en sont les inspirations ?
Pour l’inspiration, c’est venu en lisant plusieurs bouquins…  Des documentaires sur les collusions entre de gros industriels américains et le IIIe Reich. Ces lobbies ont contourné en toute impunité les lois et ont eu le culot de réclamer des dommages de guerre à l’Allemagne suite à la destruction ou la perte du matériel de succursales prétendument aryanisées sans leur accord ! Alors que ces succursales rapportaient toujours à la maison mère ! Quelques reportages sur Arte qui traitaient de sujets semblables ou du clan Bush ont achevé de me décider ainsi qu’un livre sympa sur l’obsession du complot !   

Lincoln
la Branche Lincoln T3: Machines de Guerre, extrait © Kowalski - Herzet / Le Lombard

Loutte
Emmanuel Herzet prenant la pause pour Éric Loutte : « Un scénariste mis à toutes les sauces se prête au jeu pour son dessinateur bourreau de travail ! »
© Loutte / DR
L’histoire était prévue initialement en trois tomes. Quelle est la genèse de cette série ?
Au départ, l’histoire s’intitulait l’Antichambre et se présentait sous la forme d’un « faux-vrai » docu-fiction. Dans le genre de ces émissions historiques dans lesquelles interviennent des reconstitutions avec des acteurs. J’avais donc imaginé une réunion au sein du Conseil National de Sécurité qui débattait de l’existence de cette Antichambre avec les flash-back présents dans l’album. Comme je n’avais aucun contact dans le monde de la télévision, un ami m’a suggéré d’en faire  un scénario de BD et… de changer le titre [rires] ! Au final, après réécriture, le résultat donnait trois tomes et s’intitulait la Branche Lincoln… Pour intégrer la série dans la collection Polyptyque, l’éditeur m’a demandé si j’acceptais d’écrire un quatrième tome. Le concept de la collection exigeait 4 à 8 tomes annoncés à l’avance ! Je terminais ma trilogie sur une fin ouverte. L’éditeur voulait une vraie fin. Charles Voss, le patriarche du clan, était mon personnage central, il prenait beaucoup de place... L’éditeur préférait rajeunir le casting [rires] ! Phénomène d’identification avec le public. Ted Voss, le dernier du clan, a donc fait son apparition et j’ai réarticulé l’histoire autour de sa découverte dans les archives familiales de l’existence de la Branche Lincoln.

Comment travaillez-vous avec Piotr Kowalski ?
Piotr est à Varsovie et moi, ici, en Belgique. Nous communiquons essentiellement par email, en Anglais. Il ne parle pas le Français et je ne parle pas le Polonais. Ce qui est parfois assez cocasse ! Faire comprendre une subtilité de la langue française en Anglais à un Polonais…

À quoi faut-il s’attendre dans l’épilogue ?
La quasi-totalité du complot est détricotée dans le T3. Il reste notamment des révélations axées sur la cellule Styx, sur cette liaison avec Miss America [rires], et évidemment le dénouement final. Mais pour le T4, on va surtout donner la part belle à l’action, ça va en crescendo ! Certains trouvaient que dans le premier tome, ça manquait d’action… ce qui n’est pas tout à fait faux, je le reconnais. J’avais rectifié le tir dès le deuxième tome avec le peu de latitude qu’il me restait ! Mais pour dénouer les fils d’un complot « tentaculaire » qui court sur près d’un siècle en « seulement » 4 tomes de 46 planches, j’étais contraint à une certaine densité.
Alpha
spin-off de la série Alpha de Jigounov et Mythic, extrait inédit © Loutte - Herzet / Le Lombard

Ce sera donc toujours aussi sanglant ?
Rien de bien extraordinaire dans le quotidien des tueurs de Styx ! Une journée de travail comme les autres [rires] ! N’oubliez pas que les gars de Styx font tout pour étouffer l’affaire. Face à la menace qu’ils représentent, à leur brutalité, les héros sont obligés de réagir avec force et détermination. Mais oui, ce sera musclé !

Alpha
spin-off de la série Alpha de Jigounov et Mythic, extrait inédit
© Loutte - Herzet / Le Lombard
Comment avez-vous construit le personnage principal ? Il n’a quasiment pas de faille…
Sa principale faille, involontaire, c’est son passé familial. Sinon, je voulais un héros assez classique, généreux, capable de se mettre en danger pour ses amis ! Un personnage déterminé, courageux, un peu facétieux mais pas trop, avec une saine opposition à l’autorité. En plus, j’aime bien les seconds couteaux. J’essaie de les rendre aussi attachants que le personnage principal. Trouver l’équilibre entre eux, c’est ça l’objectif ! Vu « l’espace » dont je disposais, j’ai fait l’impasse sur le côté obscur de Ted Voss [rires] !
   
Êtes-vous satisfait de l’accueil de la série ?
Nous avons heureusement reçu plus d’avis positifs que négatifs. Certains adorent, d’autres détestent ! J’ai été agréablement surpris de certains effets historiques réussis quand des lecteurs m’ont demandé ce qui était strictement authentique et ce qui ne l’était pas dans l’histoire. Et enfin, très honnêtement, on n’a pas excité les foules, non plus ! Ce n’est pas un best-seller.

Quels sont vos prochains projets BD ?  Un prochain spin-off d’Alpha avec Éric Loutte ?
En fait de projets, il y a toujours un chantier en cours quelque part dans ma tête. Pour Alpha, j’ai vraiment été surpris et flatté que l’éditeur me confie le projet. Quel défi ! Quel stress ! Bref, le travail avance. Travailler en parallèle sur ce genre de série phare, ce n’est pas une mince affaire. Il y a pas mal de détails à régler ou à vérifier avant de se lancer. Ma hantise est d’éviter les incohérences par rapport à la série mère tout en m’autorisant la part du rêve. Proposer un produit différent et assez original pour plaire aux fans sans les déstabiliser. Pour l’instant, ce que je peux en dire, c’est qu’on ne remonte pas jusqu’au jardin d’enfants qu’Alpha fréquentait. Après l’album synthèse Mensonges, c’était difficile de sortir de nouvelles révélations crédibles du chapeau. La marge de manœuvre était assez étroite. En gros, sans me couper l’herbe sous les pieds, je peux dire que le lecteur plongera dans les années qui précédent l’entrée d’Alpha à la CIA et qu’on évacue tout le côté agence gouvernementale pur et dur. Alpha, c’est aussi une vraie rencontre avec Éric Loutte ! L’alchimie fonctionne bien. La pression est là pour lui comme pour moi, mais on s’applique pour proposer un spin-off de qualité.

Alpha
spin-off de la série Alpha de Jigounov et Mythic, extrait inédit © Loutte - Herzet / Le Lombard

Est-ce difficile de proposer aujourd’hui à un éditeur un projet de scénario quand on est un jeune scénariste ?
C’est sûr ! Il y a une équation évidente : « LA révélation ou un connu dans l’équipe ! » Sinon, c’est difficile de s’imposer. Les gens préfèrent travailler avec des garanties. Et puis, le monde de l’édition est une affaire d’hommes avant tout, de goûts et de couleurs, de « j’aime » ou « je n’aime pas »… Les refus ne sont pas toujours objectifs, parfois déconcertants. C’est de l’ordre de la subjectivité. Mais c’est la règle du jeu ! Je me dis alors que je n’avais qu’à mieux vendre mon projet. Il faut savoir abandonner sans regret des scripts qui restent étiquetés « ne correspond pas à notre ligne éditoriale » et se lancer dans autre chose. Il faut l’accepter, sinon vous enfourchez votre canasson et vous attaquez des moulins ! En tout cas, la marmite bouillonne toujours : j’ai des projets sur le feu et des choses qui pourraient aboutir. Ou pas ! On verra…

Propos recueillis par Manuel F. Picaud en octobre et novembre 2008
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© Manuel F. Picaud / Auracan.com

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Manuel F. Picaud
10/11/2008