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Entretien avec Édouard Chevais-Deighton

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Édouard Chevais-Deighton
© Auracan.com
« Une des clés de la réussite est cette symbiose qui doit unir le scénariste et le dessinateur. »

Entré dans la Marine nationale, Édouard Chevais-Deighton ne se prédestinait pas à devenir scénariste de bande dessinée. Pourtant, cet amateur et collectionneur de BD depuis son plus jeune âge a franchi le cap.

Son premier scénario est publié chez Glénat : l’Alternative est un diptyque sur la Seconde Guerre mondiale. Il présente deux itinéraires opposés pour un même personnage. De quoi se poser des questions sur ce qu’on aurait fait soi-même.

Auracan.com a souhaité faire davantage connaissance avec un auteur bouillonnant né en 1970 dont on devrait continuer de lire les nombreux projets …

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l'Alternative © Agosto - Philhoo - Chevais-Deighton / Glénat
Qu’est-ce qui vous a poussé à passer de l’autre côté de la barrière pour écrire vos propres histoires ?
Très franchement, je ne sais pas. Peut-être la prétention de croire que ce que j'avais à raconter pouvait intéresser les gens ? Je pense que beaucoup de gros lecteurs éprouvent l'envie de franchir cette barrière. Le tout est de sauter le pas, de se donner les moyens de ses ambitions, travailler, se documenter sur les codes d'écriture et d'avoir, oserais-je le suggérer sans paraître trop prétentieux, un peu de talent... J'ai arrêté mes études assez tôt pour entrer dans la Marine nationale. Si je suis probablement un autodidacte dans le sens où je n'ai pas suivi de cours de Lettres ou d'Histoire, j'ai compensé l'absence de ce bagage universitaire par une véritable soif d'apprendre par moi-même. La culture est accessible à tous, il suffit d'ouvrir un livre, surfer sur le net ou allumer son poste de télévision. Quant au fait d'apprendre comment rédiger un scénario, il existe de très bons livres de références comme les Cahiers de l’image narrative réalisés par l’Atelier BD et publiés par l’Iconograf ou l’Art de la BD de Duc édité par Glénat.

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le Straight Photographer, étude de personnages
© Hervan - Chevais-Deighton
Quelle a été l’influence de votre rencontre avec Maryse et Jean-François Charles sur votre histoire ?
La rencontre en 2004 avec les époux Charles a été un facteur déclenchant. Ils ont su me montrer, sans peut-être s'en rendre compte, que la rédaction de scénario de BD - que je prenais pour quelque chose de très spécifique et de ce fait inaccessible - était à la portée de ceux qui s'en donnaient la peine. Et qu'une des clés de la réussite, quand on n'est pas un auteur complet, est cette symbiose qui doit unir le scénariste au dessinateur.

À quoi expliquez-vous le goût actuel pour les histoires autour de la Seconde Guerre mondiale ?
Au-delà du devoir de mémoire, nous vivons une époque dans laquelle l'information à outrance, une certaine ouverture d'esprit et la disparition progressive, en dépit des efforts de certains, de l'idée d'un monde manichéen, amènent les gens à s'interroger et à porter un regard différent, plus critique, sur l'histoire telle qu'elle leur a été inculquée. On s'est ainsi aperçu, presque subitement, que tous les Français n'avaient pas été résistants ou que tous les Allemands n'avaient pas été d'infâmes nazis. Cela dit, je dois reconnaitre pour ma part une bonne dose de manichéisme dans l'Alternative. De ce fait, cela relance le débat sur une période qui reste encore douloureuse dans notre conscience collective, du fait notamment des atrocités qui l'ont marquée. Cela justifie, en partie, cet engouement que vous évoquez. Mon propos était de montrer qu'il est possible de se retrouver, en fnction d'un seul choix, d'un côté ou de l'autre d'une barrière fondamentale. La Seconde Guerre mondiale m'a semblé la meilleure période pour mettre en scène ce concept.

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l'Alternative - recherches pour la couverture © Agosto - Chevais-Deighton / Glénat

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le Straight Photographer, étude
© Hervan - Chevais-Deighton
Ce sujet est-il lié à une interrogation personnelle en tant que soldat ?
Je ne suis pas sûr que les militaires soient les seuls à devoir s'interroger sur leurs agissements dans le cadre d'un conflit. Par définition, un soldat obéit aux ordres. Même s'il existe un règlement lui permettant de refuser d'en exécuter un s'il juge qu'il bafoue les lois de la guerre ou est simplement amoral. Le civil lui reste beaucoup plus "libre" de ses agissements. La Seconde Guerre mondiale a montré que de nombreux civils se sont rendus complices des exactions commises par les nazis, que ce soit par lâcheté, recherche d'un profit ou conviction. Ce dernier point est illustré dans l'Alternative puisque son héros dans le T2 exécute justement les ordres de ses chefs parce qu'il adhère, du fait de son éducation, à la philosophie nazie. Même s'il est conscient de sa cruauté, il n'en demeure pas moins persuadé du bienfondé de son combat et considère que la fin justifie les moyens. C'était le cas de beaucoup de nazis, probablement pas les chefs, mais ceux qui constituaient le gros des troupes. Élevés dans un ressentiment extrême, conséquence de la Première Guerre mondiale, le nazisme a su cristalliser cette haine sur les juifs et tous ceux qui ne correspondaient pas à son idéal. Pas question bien-sûr de pardonner, mais comprendre... C'est justement ce qu'a fait Jean-Jacques Goldman dans sa chanson Si j'étais né en 17 en Leidenstadt. Qu'une personne de confession juive puisse avoir l'honnêteté intellectuelle de s'interroger sur quel aurait été son comportement s'il était né Allemand m'a interpellé et m'a donné l'idée de base de l’Alternative.

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l'Alternative -T1 - crayonné du strip 1 de la planche 11 © Agosto - Chevais-Deighton / Glénat

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étude de personnage pour Liens de Haine
exclusivité Auracan.com
© Borch - Chevais-Deighton
Avez-vous été influencé sur le déterminisme par le film Mon Oncle d’Amérique ?
Je n'ai pas vu ce film. À l'origine, quand j'ai commencé à réfléchir à l'idée de l'Alternative, je voulais une fin amorale : le résistant mourrait et le SS parvenait à s'en sortir. Puis, je me suis dit qu'il serait plus intéressant que, dans les deux cas, son destin soit exactement identique : tué par la même personne le même jour au même endroit alors qu'il sauve Nicole... J'ai même poussé le vice jusqu'au fait que dans les deux cas, il soit habillé de la même manière, en uniforme allemand. Je n'adhère pas à cette idée comme quoi quels que soient nos choix, notre destin est inéluctable. Mais comme toute théorie un peu flippante, je la trouve intéressante et c'est pourquoi j'ai voulu la mettre en place dans le cadre de ce projet.

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le Straight Photographer, étude de personnages
© Hervan - Chevais-Deighton
Avez-vous été influencé par le concept du projet Destins de Frank Giroud dont vous êtes fan ?...
Il est probable que mon admiration pour Frank Giroud ne soit pas étrangère au fait que j'aborde des thèmes identiques aux siens. Toutefois, j'ai écrit le premier jet de l'Alternative courant 2005 ; à l’époque, on ne parlait pas encore de Destins. En revanche, il est vrai que faire appel à deux dessinateurs pour réaliser chacun un tome a directement été inspiré par le Décalogue ou Quintett. J'en ai parlé avec Frank Giroud, un homme d'une grande simplicité et très abordable ; il a très bien pris la chose et s'est juste étonné que Glénat ait tenu à publier deux projets si similaires dans leur concept et ce, dans un laps de temps si court.

Quel processus avez-vous suivi pour arriver à être publié aux éditions Glénat ?
J'avais envoyé en 2006 ce projet à l'ensemble des éditeurs. Le travail du dessinateur qui s'était investi avec moi dans l'élaboration du dossier n'a pas eu l'heur de leur plaire. Nous n'avions reçu que des réponses négatives, voire pas de réponse du tout. Seul Hervé Richez [directeur éditorial chez Bamboo - Grand Angle, ndlr] a manifesté son intérêt pour le concept tout en déplorant l'absence de suite possible. Cet appel téléphonique m'a toutefois conforté dans l'idée que cette histoire pouvait susciter un certain intérêt. Quand un an plus tard, suite à un heureux hasard, j'ai fait la connaissance de Stephan Agosto, je lui ai proposé le projet. Je tenais à offrir une alternative visuelle en plus de celle au niveau de l'histoire. Philippe [alias Philhoo, ndlr] que je connaissais depuis quelques temps déjà, s'est proposé. Quelques mois plus tard, nous avons envoyé le dossier par mail à tous les éditeurs. Mis à part un rendez-vous chez Emmanuel Proust qui n'a débouché sur rien de concret, les quelques réponses reçues ont été négatives. Un mois et demi plus tard, j'ai effectué la relance d'usage accompagnée d'une très belle étude de Philippe sans trop y croire. Et là, surprise, plusieurs éditeurs m'ont demandé de leur renvoyer de dossier. C'est ainsi que nous avons passé le stade du comité éditorial chez Casterman et Glénat. Face à cette alternative (sic), il nous a fallu faire un choix... Et je dois bien avouer que ce ne fut guère facile...

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 études de personnages pour Liens de Haine, exclusivité Auracan.com © Borch - Chevais-Deighton


Quel enseignement en tirez-vous ?
Ce long chemin vers ma première publication m'a fait comprendre plusieurs choses.

  1. Les éditeurs reçoivent tant de dossiers qu'ils ne peuvent leur consacrer le temps nécessaire à une étude en profondeur. Aussi, si le dessin ne leur plait pas, la plupart n'iront pas plus loin...
  2. À moins de connaitre personnellement un éditeur ou de bénéficier d'une reconnaissance dans le milieu de l'édition, il est aujourd'hui inutile d'envoyer un projet sans dessinateur. La chance d’être lu est en effet très mince au regard de la déconvenue provoquée par les lettres types de refus.
  3. Tant qu'un éditeur ne me dira pas concrètement qu'il ne croit pas à une histoire que je lui envoie, je continuerai à croire en son potentiel et à la présenter avec un nouveau dessinateur.
  4. Je suis plus que conscient de la chance qui nous a été donnée.

En somme, la persévérance paye.

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recherche pour le personnage d'Henry, extrait de Liens de Haine, exclusivité Auracan.com
© Borch - Chevais-Deighton

Comment avez-vous réfléchi aux couvertures des albums ? Ne trouvez-vous pas que les croix gammées fleurissent de plus en plus souvent en couverture d’albums ces derniers temps ?
Tout à fait et je comprends que cela puisse émouvoir : d'une certaine manière, elles banalisent ce qui, en Occident, représente les nazis, leur philosophie détestable et les atrocités dont ils se sont rendus coupables. Je concède que la croix gammée exerce sur nombres de gens une certaine fascination morbide et que l'on pourrait nous accuser de racolage. Toutefois, c'est justement parce que ce symbole résume à lui seul le nazisme que nous l'avons utilisé pour la couverture. Par opposition, nous lui avons associé la croix de Lorraine qui représente les FFL et les FFI. Il est naturel de vouloir utiliser une symbolique sur une couverture de BD, elle remplace avantageusement plusieurs dessins qui pourraient surcharger l'ensemble. Admettons que je rédige un scénario qui mette en scène un soldat confédéré pendant la guerre de Sécession, il est plus que probable que je demanderais au dessinateur de dessiner en couverture un drapeau confédéré. Et ce, même s'il peut être associé, encore aujourd'hui et à juste titre, à une certaine tranche de la population américaine dont l'intolérance et le racisme n'ont rien à envier au nazisme. Mais rendons à César ce qui lui appartient : je ne suis (presque) pour rien dans l'élaboration de la couverture. L'idée du double visage a été apportée par Philippe et celle de la symbolique par Stephan.

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Liens de Haine, extrait inédit en exclusivité sur Auracan.com © Borch - Chevais-Deighton

Pouvez-vous nous présenter brièvement vos autres projets en cours pour lesquels vous cherchez un éditeur ? Comment avez-vous trouvé les dessinateurs qui pourraient les mettre en images ?...

  1. Liens de Haine est un drame familial sur fond de guerre de Sécession. Largement inspiré du concept mis en place par Frank Giroud dans la collection Secrets, je l'ai écrit avec l'idée de le lui présenter. Ce que j'ai fait. Malheureusement, il s'estime trop intimement lié à cette collection pour laisser un autre que lui scénariser en son sein. Il m'a néanmoins fait l'amitié de lire le scénario. Et m'en a fait un retour plus que positif. J'ai été contacté par Borch suite à une recherche de dessinateur publiée au sein d'un forum américain (pour un tout autre projet). Le dossier est en préparation ; je trouve ses premières planches magnifiques.
  2. La Sauvegarde est une uchronie : le héros, après avoir joué à un jeu vidéo, va se retrouver plongé dans un monde parallèle au sein duquel l'Allemagne nazie a gagné la guerre et fondé sur ses principes une fédération européenne. Seul moyen pour lui de revenir dans notre monde : charger une sauvegarde et rejouer la partie en la perdant cette fois-ci. Ma collaboration avec Manu Wattez avec qui j’ai débuté ce projet s'est soldée par un échec : nous n'avons reçu que des refus. Mais là encore, aucun qui ne mette en cause mon scénario. J'ai récemment relancé le projet avec un dessinateur argentin, Nicolàs Colacitti rencontré par le même intermédiaire que Borch.
  3. Superstitions - J'ai soumis ce projet à Frédéric Mangé [directeur éditorial du label Treize Étrange chez Glénat, ndlr] alors qu'il nous supervisait sur l'Alternative. Le concept, à savoir explorer à travers plusieurs histoires en quoi les superstitions peuvent influer sur notre vie pour le meilleur comme pour le pire, lui a plu. J’ai fait connaissance de Juan Pablo Lopez par blog interposé. C'est un dessinateur époustouflant.
  4. Profil - J'avais contacté Jean-Claude Bauer afin de lui proposer un projet de science-fiction qui finalement n’a pas pu se faire. Comme nous avons sympathisé, il m'a proposé ce projet qui s'inspire de son expérience de dessinateur de chronique. Nous l'avons momentanément mis de côté car Jean-Claude s'est vu confier la réalisation d'un projet scénarisé par Pierre Dragon (RG).
  5. Dans le cadre d'un collectif intitulé Polar Story au sein d'un groupe d'auteurs auto-édités (Fugues en Bulle), j'ai scénarisé une histoire de quelques pages dont la réalisation a été confiée à Patrick Lacan. La sortie est prévue en 2010 et mon histoire s'intitule la Permission.

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Superstitions - extrait inédit en exclusivité sur Auracan.com © Lopez - Chevais-Deighton

Et vous avez encore d’autres projets en préparation…

  1. Faux semblants - Un récit stéréoscopique pendant la Seconde Guerre mondiale pour lequel je prépare un dossier éditeur avec Stephan Agosto au dessin.
  2. Le Straight Photographer - Un photographe dans la tourmente de la Première Guerre mondiale. Normalement, Cédric Hervan et moi-même devrions le présenter une fois qu'il aura fini la série le Dernier des Schoenfeld avec Agnès et Jean-Claude Bartoll.
  3. Carlisle - Un scénario mettant en scène l'acculturation dont furent victimes les Indiens d'Amérique dans des écoles spécialisées telles que Carlisle.
  4. 10 - Un polar à la Tarantino mettant en scène 10 personnages…
  5. Go East ! - Un western mettant en scène un homme de confession juive contraint d'émigrer en sens inverse. Il se retrouvera plongé en plein pogroms en Europe de l'Est à la fin du XIXème siècle.
Propos recueillis par Manuel F. Picaud en janvier 2010
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
Coordination rédactionnelle : Brieg F. Haslé
© Manuel F. Picaud / Auracan.com

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Manuel F. Picaud
22/01/2010