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Entretien avec Isabel Kreitz

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Isabel Kreitz © Manuel F. Picaud / Auracan.com
« Quand on a réussi à réduire en trois images tout un gag, on sait tout raconter... »

Née en 1967, Isabel Kreitz est une auteure de bande dessinée allemande majeure. Après des études artistiques à Hambourg, elle part à New-York parfaire sa formation et découvre les comics. Elle revient pourtant en Allemagne où elle débute au studio Ully Arndt avant de se lancer dans l’écriture de ses propres histoires.

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© Kreitz / Casterman
Avec un style graphique influencé par son parcours, et notamment Will Eisner, elle est récompensée au jeune festival d’Hambourg pour une adaptation du roman Die Entdeckung der Currywurst en 1997.

En début d’année 2010, elle a publié chez Casterman la version française de son roman graphique historique, l’Espion de Staline.


L’occasion pour Auracan.com de rencontrer une personnalité enjouée, une artiste accomplie et une passionnée d’histoire récente en compagnie de Paul Derouet, son traducteur et son agent sur un nouveau projet.

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l'Espion de Staline
extrait de la planche 24
© Kreitz / Casterman
Quel a été votre parcours professionnel ?
Après mon bac, je suis entrée dans une école d’art [Fachhochschule für Gestaltung, ndlr] à Hambourg que j’ai interrompue à mi-chemin au bout de deux ans et demi. Je suis partie à New-York où je me suis inscrite à l’école Parsons, the New School for Design, où j’ai passé les trois quarts de l’année. J’y ai rencontré le professeur de dessin Ken Landgraf qui avait travaillé pour DC Comics et Marvel avec notamment son héros Wolverine. Il m’a attesté l’idée qu’on pouvait gagner de l’argent avec de la bande dessinée ! Pour moi, c’était des hobbies pour les enfants ! Comme je n’avais plus de carte de séjour ni d’argent, je suis revenue en Allemagne, et j’ai cherché un studio où je pourrais travailler de la même manière qu’aux États-Unis, c'est-à-dire faire de la BD de manière un peu industrielle. Mais il n’y avait rien du tout de ce genre en Allemagne. Il existait un studio à Hambourg animé par le dessinateur Ully Arndt qui produisait un personnage, Ottifant, inventé par un homme de spectacles, l’humoriste allemand Otto Waalkes. Le studio fabriquait des strips très populaires qui paraissaient dans tous les journaux allemands. J’ai participé à ce studio et dessiné ce personnage – sorte de mélange d’éléphant et d’autres personnages. C’était un peu comme aux États-Unis : un travail à la chaîne où l’un écrit l’histoire, un autre réalise les crayonnés, un autre l’encrage et un autre la couleur ou les trames. Là, j’ai vraiment tout appris de ce que je sais sur la bande dessinée. Quand on a réussi à réduire en trois images tout un gag, on sait tout raconter. C’était dans un style graphique « funny », genre gros nez !

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l'Espion de Staline, extrait de la planche 36 © Kreitz / Casterman

Cela vous changez de ce que vous faisiez à New-York…
Certes, mais cela m’a permis de continuer à dessiner, à gagner ma vie et à m’intéresser à la bande dessinée. Et, à côté, quand j’avais le temps, je travaillais sur mes propres histoires.

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l'Espion de Staline, extrait de la planche 30
© Kreitz / Casterman
Quels ont été vos premiers projets personnels ?
Je crois que c’était en 1993-1994. Cela s’appelait Schlechte Laune [« mauvaise humeur », ndlr]. Ce fut en fait mon travail de fin d’études des beaux-arts que j’ai fini par terminer.

Nous n’avons pourtant pas l’impression que vous ayez mauvais caractère…
C’était le personnage principal qui était vraiment de mauvaise humeur ! Mais c’est vrai que je me rends compte que mes personnages principaux sont souvent de mauvaise humeur !...

Vous avez été primée meilleure auteur de BD au festival d’Hambourg en 1997.
Ce fut le seul prix remis d’ailleurs car il n’y a plus eu de festival après ! C’était pour une adaptation en BD du roman Die Entdeckung der Currywurst [« la découverte de la saucisse au curry », ndlr] d’Uwe Timm. Ce fut ma première BD historique.

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l'Espion de Staline, extrait de la planche 43 © Kreitz / Casterman

D’où vous vient ce goût pour l’histoire ?
Il y a une double explication en fait. La première est totalement profane. J’ai beaucoup d’affection pour les séries américaines, les histoires d’horreur notamment de DC Comics. Dans Schlechte laune, j’ai essayé de recréer ces ambiances d’horreur du comics américain mais en l’ancrant plutôt dans un décor allemand. J’ai trouvé deux décors intéressants de Hambourg, d’une part les tunnels du métro, d’autre part l’ancienne base des sous-marins dans le port. Il m’a fallu me renseigner sur cette base de sous-marins qui était un bunker bombardé à la fin de la guerre et où restent encore enfermés deux sous-marins. J’ai alors été impliquée dans l’Histoire. J’ai dû me documenter sur la Guerre, les lieux de ces horribles affaires que j’allais raconter. La seconde est plus personnelle. Il s’agit d’aller chercher dans l’Histoire les petits secrets de famille qui n’ont pas été racontés par les grands-parents ou simplement évoqués. En Allemagne, il est très difficile pour les anciennes générations de parler du passé. Faire remonter cela à la surface, c’est une manière de régler ses comptes avec sa famille et son passé… Je pense que tous les écrivains puisent dans leur enfance des choses qu’ils ont entendus. Aujourd’hui, les gens parlent de 1968 et des barricades

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l'Espion de Staline
extrait de la planche 13
© Kreitz / Casterman
Vous venez de signer l’Espion de Staline. Comment avez-vous connu ce personnage atypique ?
C’est arrivé en 2000 au Japon. J’avais été invitée par le Goethe-Institut. Ils projetaient l’organisation d’une exposition à Osaka, ville jumelée avec Hambourg et avaient invité trois dessinateurs hambourgeois dont moi. Et l’un deux, Jürgen Seebeck, dessinateur de manga qui a vécu à Tokyo avec une Japonaise, m’a parlé de Sorge. C’était un Allemand espion de Staline. Au Japon, il s’agit d’un personnage tragiquement connu.

Pourquoi avoir choisi de ne raconter que les derniers mois de la vie de Sorge ?
J’ai fait cela pour des raisons dramaturgiques. Au départ, je pensais faire une biographie de Sorge mais je me suis vite rendue compte qu’il faudrait vingt tomes parce qu’il y avait beaucoup de choses à raconter sur un personnage pareil ! J’ai donc essayé de me concentrer sur le moment historiquement important, celui où il a fait passer à Moscou des renseignements importants sur l’opération Barbarossa, des renseignements décisifs ou qui auraient pu l’être. Il s’agit du moment crucial qui lui a été fatal. Je me suis donc concentrée sur les six derniers mois de sa vie où tout devenait aigu, y compris sur les fronts.

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l'Espion de Staline, extrait de la planche 51 © Kreitz / Casterman

Comment travaillez-vous au plan graphique ?
Je travaille de manière assez industrielle, mais toute seule. Je commence à story-boarder toute l’histoire de manière très détaillée, j’enchaîne sur les crayonnés puis l’encrage. Du coup, quand je réalise une planche, je sais déjà ce qui va se passer ensuite. Je suis plutôt méthodique. Je ne pars pas à l’aventure, ça a l’avantage de pouvoir me concentrer sur chaque étape. Quand je travaille sur le story-board, je m’attarde sur ce que j’ai vraiment envie de raconter et non pas sur l’image. Je fais ma mise en scène. Pour les crayonnés, je suis obligée de faire des recherches de documentations iconographiques. Et là, je ne pense plus qu’à la forme puisque l’histoire est écrite. Enfin pour la troisième phase, je me concentre uniquement sur le dessin puisque tous les autres problèmes ont été réglés.

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l'Espion de Staline
extrait de la planche 208
© Kreitz / Casterman
Combien de temps avez-vous mis pour réaliser un tel album ?
En tout, deux ans ! Huit mois d’écriture, quatorze mois de dessin.

Comment avez-vous rencontré la maison d’édition Casterman ?
En fait, la connexion a été réalisée grâce à mon éditeur allemand Carlsen où sont les droits de cet album. C’est l’éditeur de Tintin en Allemagne et donc il connaît bien Casterman. Il a naturellement proposé ce titre à Casterman.

Connaissez-vous le marché français de la bande dessinée ?
Je connais un petit aperçu au travers des publications franco-belges traduites en allemand et parues en Allemagne.

Avez-vous d’autres projets de publication en France ?
Je vais bien sûr continuer à écrire des histoires, tant que je pourrai tenir un crayon mais je ne peux pas préjuger de l’intérêt de publication en France. Mon prochain projet est nouveau car je travaille avec le scénariste Peer Meter sur Fritz Haarman, un tueur en série dans l’entre deux guerres à Hanovre. Cette histoire devrait montrer la déliquescence d’une époque, l’Allemagne exsangue après le Traité de Versailles, les prémisses du nazisme. Ce meurtrier était homosexuel, indicateur de police et longtemps protégé malgré ses crimes. Peer Meter publie par ailleurs l’Empoisonneuse chez Actes Sud sur la dernière exécution publique en 1831.

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l'Espion de Staline, extrait de la planche 54 © Kreitz / Casterman

Propos recueillis par Manuel F. Picaud en janvier 2010
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
Coordination rédactionnelle : Brieg F. Haslé © Manuel F. Picaud / Auracan.com
Remerciements à Paul Derouet pour l’assistance de traduction et ses compléments
Remerciements à Marie-Thérèse Vieira et Kathy Degreef

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Manuel F. Picaud
30/04/2010