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Entretien avec Jean-Christophe Derrien

« Aujourd'hui, j'ai davantage envie d'écrire
des histoires qui s'imprègnent de la réalité. »

Jean-Christophe Derrien © Manuel F. Picaud
Jean-Christophe Derrien à Angoulême 2010 © Manuel F. Picaud / Auracan.com

Né en 1971, le scénariste Jean-Christophe Derrien voit sa carrière décoller dans le 9e art depuis son entrée aux éditions du Lombard. Il se révèle au grand public d’abord avec le double album victorien Miss Endicott avec Xavier Fourquemin.

En fin 2009, il lance une série Poker sous forme d’un thriller dans l’univers du jeu, que dessine le frère de son copain d’enfance, Simon Van Liemt avec qui il avait déjà réalisé une trilogie Incantations chez Glénat.

En juin 2010, il propose sa vision de la résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale dans une autre série Résistances avec Claude Plumail au dessin.

L’auteur passionné de cinéma œuvre aussi dans le dessin animé, écrit pour la télévision et enseigne le scénario de BD. Autant de bonnes raisons pour le rencontrer et découvrir ses projets en cours.

Quel a été votre parcours avant de devenir scénariste de bande dessinée ?
Très tôt j’ai eu envie de devenir scénariste de longs métrages. J’étais branché Tintin et Spirou Magazine. J’ai aussi participé à des fanzines de BD et de jeux de rôle. Mais j’avais l’impression qu’il n’y avait pas de carrière possible comme scénariste de BD si on ne dessinait pas, que c’était plus difficile de faire de la BD que du cinéma. Du coup mon objectif se tournait vers le cinéma et la télévision. J’ai démarré dans la vie active dans le secteur du dessin animé. J’ai notamment adapté les 3 Formules du Professeur Sato de Blake et Mortimer puis plusieurs épisodes de Bob Morane. J’ai continué ainsi chez Ellipsanimation, devenue une filiale de Dargaud.

Poker T2 - extrait exclusif en n&b de la planche 33 © Van Liemt - Derrien / Le Lombard 2010
Poker T2 - extrait enn exclusivité de la planche 33 © Van Liemt - Derrien / Le Lombard

Comment avez-vous sauté le pas pour devenir scénariste de bande dessinée ?
J’ai eu l’opportunité de rencontrer le dessinateur Simon Van Liemt, le frère d’un ami d’enfance, à Aix-en-Provence. Il venait de terminer l’Institut de Saint-Luc et a intégré le studio Aixois Gottferdom crée par Arleston et Dominique Latil, un ami de fac. Nous nous sommes trouvés des centres d’intérêt communs. Nous avons monté un premier projet qui ne s’est pas concrétisé malgré beaucoup de bons contacts. Nous avons finalement signé Incantations chez Glénat. Cela a été assez laborieux. Nous avons mis trois ans pour sortir le premier tome. À partir de là j’ai fait d’autres albums qui n’ont pas vraiment cartonné comme le Continent premier avec Thierry Démarez chez Soleil ou R.I.P. limited avec Gihef ou encore Vacances virtuelles chez Bamboo. Mais Bamboo m’a fait rencontrer Xavier Fourquemin. Il voulait une BD se passant à l’époque victorienne et nous avons imaginé le diptyque Miss Endicott. Mais Bamboo estimait que le genre ne s’inscrivait pas dans la collection Grand Angle. Nous l’avons alors présenté au Lombard qui l’a retenu pour la collection Signé.

Résistances T1 - extrait couleurs de la planche 14 © Plumail - Derrien / Le Lombard 2010
Résistances T1 - extrait de la planche 14 © Plumail - Derrien / Le Lombard

Et c’est le début d’une carrière au Lombard…

Poker T2 - extrait exclusif en n&b de la planche 32 © Van Liemt - Derrien / Le Lombard 2010
Poker T2 - extrait en exclusivité de la planche 32 © Van Liemt - Derrien / Le Lombard
Oui, j’ai ensuite enchainé avec le triptyque Time Twins avec le dessinateur Frédéric Vignaux. J’ai trouvé une excellente relation avec mes éditeurs Pol Scorteccia et Gauthier Van Merbeeke. Ils m’ont signé Poker et Résistances sans que j’aie de dessinateur. Gauthier m’avait suggéré le thème du poker alors que j’avais imaginé un projet dans l’univers du casino. Or je ne jouais pas à l’époque au texas hold em. Je dois dire que ce sont mes deux premières BD où j’ai vraiment dû travailler sur une documentation précise. D’habitude, je faisais de la BD de SF ou de fantaisy complètement imaginaire alors que ces BD réalistes exigent un ancrage dans la réalité. Pour Poker, nous avons eu l’autorisation de faire des photos dans plusieurs casinos, nous avons visité les cercles parisiens. J’ai d’ailleurs commencé à jouer et joue même régulièrement. Je ne pensais pas faire un tel investissement personnel pour une BD, mais c’est vraiment passionnant. Cela me change du dessin animé où j’ai l’impression d’être un mercenaire ; je ne dis pas ça de manière péjorative, c’est juste que c’est différent. Dans l’animation, ce que j’écris et ce que je vois à la fin n’est pas forcément la même chose du fait du nombre d’intervenants. Dans la BD, si c’est bien c’est grâce à nous, si c’est mauvais c’est aussi de notre faute. L’animation apprend la rigueur mais la BD exprime vraiment mes idées. En même temps, c’est sauter dans le vide !

Résistances T1 - extrait couleurs de la planche 44 © Plumail - Derrien / Le Lombard 2010
Résistances T1 - extrait de la planche 44
© Plumail - Derrien / Le Lombard
Comment apprend-on le métier de scénariste ?
Il y a aujourd’hui beaucoup de colloques pour apprendre le métier. Avant, la culture française voulait qu’écrire un scénario ne s’apprenne pas. Beaucoup de gens ont d’ailleurs appris sur le tas. Au dessin, on peut être aussi autodidacte mais généralement on fait des écoles pour apprendre une rigueur, une cohérence et découvrir son univers. Pour moi le scénario c’est pareil.

Comment l’avez-vous appris vous-même ?
Concrètement, j’ai fait des études en fac de lettres, option cinéma à Aix-en-Provence. J’ai enchainé avec une licence puis une maîtrise en cinéma. J’ai fait des exposés sur certains films ou séries télé, préparé un scénario de 90-100 pages, lu des bouquins principalement américains sur comment écrire un scénario. D’ailleurs, depuis cette année, je donne des cours de scénario de BD à l’école privée de BD Arc-en-ciel – École Jean Trubert à Anthony ainsi qu’à l’École Supérieure de Réalisation Audiovisuelle. Jusqu’à l’année dernière, ils n’avaient pas de cours de scénario de BD ! Je pense que c’est utile même pour un simple dessinateur, ne serait-ce pour bien lire un scénario écrit par un autre. Et puis lancer une série nécessite aussi de savoir bien la terminer. Souvent le premier tome est une promesse. On va voir sur Poker par exemple si je tiens mes promesses.


Poker T2 - extrait exclusif en n&b de la planche 33 © Van Liemt - Derrien / Le Lombard 2010
Poker T2 - extrait en exclusivité de la planche 33
© Van Liemt - Derrien / Le Lombard
Poker est justement une série autour d’une vengeance prévue en trois tomes.
En fait on a effectivement signé au Lombard pour trois albums. L’idée de Poker a évolué en cours d’écriture. Nous souhaitons aujourd’hui faire des diptyques un peu comme Largo Winch. Le premier se passe en France et à Monaco. Les 3 et 4 se passeraient à Las Vegas. Ainsi à chaque fois l’histoire se termine, avec un fil rouge sur toute la série. Nous espérons continuer au-delà, montrer des endroits un peu exotiques comme Macao, l’Australie, Prague, les Caraïbes... Le prochain tome devrait sortir pour Angoulême 2011.

Vous vous êtes documenté en allant sur place ?
Je vais sans doute aller une semaine à Las Vegas fin 2010 pour prendre des photos. Je n’en ai pas vraiment besoin pour écrire l’intrigue du prochain diptyque mais je ressens le besoin de m’imprégner de l’ambiance pour faire en sorte que ce soit le plus réaliste possible. En fait aujourd’hui j’ai davantage envie d’écrire des histoires qui s’imprègnent de la réalité. Ça m’intéresse d’entrer dans un univers que je ne connais pas et d’apprendre des choses tous les jours. Comme lorsqu’on rentre dans le jeu World of Warcraft, il y a plein de mots qu’on ne comprend pas. Quand je vais sur des forums de poker, parfois je ne comprends rien du tout. Au début, on pensait d’ailleurs ajouter un lexique, mais l’éditeur a estimé que ce n’était pas obligé. On a finalement opté par simplement montrer les choses. Avec 54 pages, le tome 1 nous a laissé de l’espace pour montrer des scènes de poker plus longues. Mais le T2 ne fera plus que 46 pages pour sortir un album par an et contiendra moins de scènes de poker pur, mais plus des ambiances de poker. On essaye aussi de varier les points de vue, mais le but n’est pas de montrer le jeu lui-même mais davantage les péripéties d’un joueur de poker et de développer toujours plus l’intrigue policière.

Résistances T2 - extrait exclusif crayonné de la planche 11 © Plumail - Derrien / Le Lombard 2010
Résistances T2 - extrait en exclusivité crayonné de la planche 11
© Plumail - Derrien / Le Lombard
Du coté de l’intrigue policière, il y a en fait la vengeance du héros d’une part, l’émergence de la théorie du complot avec le Cercle d’autre part.
Le plus drôle est que j’ignorais que tous les endroits où on joue à Paris s’appellent un « cercle » comme les cercles Montmartre, Wagram, Opéra... J’aime bien ce côté très codifié : on n’entre que si on montre patte blanche et paye sa cotisation annuelle. Ça ressemble un peu à une société secrète. On va essayer de dévoiler assez rapidement ce qui se cache derrière le Cercle de notre série. L’idée est de construire une intrigue assez simple mais l’étoffer au fur et à mesure d’études de personnages plus complexes. J’aime aussi montrer des gens dépenser des fortunes à une table de poker dans un tournoi et en même temps décider du sort du monde par ailleurs.


Comment choisissez vous le coloriste ?

Le choix est vraiment difficile. Avec Simon, nous avons une sorte de malédiction pour les couleurs. Avec Incantations, on a dû faire les trois tomes avec trois coloristes différents. La colorisation d’une BD réaliste est sans doute plus difficile qu’une BD. Pour Poker, Bertrand Denoulet, un très bon professionnel, a fait le T1 de Poker mais malheureusement il ne veut pas faire le suivant… Ca nous permet de retravailler avec Angélique Cezano, qui avait bossé avec nous sur le T1 d’Incantations. Xavier Fourquemin avait trouvé Scarlett pour Miss Endicott et avait continué avec elle pour Changeling. C’est d’ailleurs elle qui réalise les couleurs de Résistances.

Résistances T1 - extrait couleurs de la planche 32 © Plumail - Derrien / Le Lombard 2010
Résistances T1 - extrait de la planche 32 © Plumail - Derrien / Le Lombard
Comment avez-vous imaginé cet autre projet Résistances ?
Ce projet date de trois ou quatre ans. J’avais envie de faire un BD sur la Résistance. On l’a signé quand Il était une fois en France est sorti. Après j’ai acheté tous les albums en rapport avec la Seconde Guerre mondiale pour m’assurer que l’angle n’était pas le même que le mien. Heureusement, ce n’est pas la cas. L’idée consiste à suivre trois personnes en 1940 qui ont des parcours qui se rejoignent et qui en même temps sont complètement différents. C’est un trio amoureux : deux hommes et une femme. Chacun a une manière différente de résister : l’un devient Gaulliste en entendant l’appel du 18 juin et rejoint De Gaulle à Londres, l’autre est juive communiste et essaye de gérer cette situation à Paris et le troisième fait du marché noir. L’idée n’est pas d’être collabo ou résistant. On peut être gris suivant les événements. La plupart des gens en fait pensaient surtout à trouver à manger à l’époque. C’est ce que me disait ma grand-mère. Je n’ai pas une grande conscience politique mais j’admire les gens qui ont fait des choses à des moments où le marasme ambiant ne le prédisposait pas. Je n’avais pas de dessinateur – j’ai trouvé Claude Plumail (Cybertueur, Dédales) en passant une annonce sur un site professionnel. Il a un dessin un peu rétro qui convient très bien.

La série sera en combien d’épisodes ?
Pour le moment, je prévois quatre tomes, peut-être cinq. J’ai débuté l’histoire en juin 1940 alors que je me suis aperçu que la résistance avec ses réseaux structurés n’a pas vraiment commencé avant 1942. Mais je voulais montrer les conséquences de l’invasion de Paris par les Allemands, l’exode des populations sur les routes… Mon idée est de jouer aussi sur le temps. Je mêle flash back et flash forward inspirés de la série TV Lost. L’intérêt est moins d’expliquer « comment cela s’est passé après » que « pourquoi cela s’est passé ». Au début du T1, le lecteur découvre un convoi allemand attaqué par des résistants en 1943 et ensuite toute l’histoire se passe durant l’été 1940 ; à la fin nous nous retrouvons en 1943. Les lecteurs suivent une histoire chronologique mais disposent d’éléments qui contredisent ce qu’ils viennent de lire. Car les choses changeaient très vite à l’époque. Contrairement au mythe du film l’Armée des ombres, qui montraient des résistants âgé de la bonne quarantaine, la plupart des résistants étaient très jeunes. Le T2 paraîtra en mars 2011 pour le Salon du Livre de Paris en même temps qu’un collectif sur des actes de résistances, toujours au Lombard.


Résistances T1 - extrait couleurs de la planche 11 © Plumail - Derrien / Le Lombard 2010
Résistances T1 - extrait de la planche 11 © Plumail - Derrien / Le Lombard


Résistances T1 - extrait en couleurs de la planche 42 © Plumail - Derrien / Le Lombard 2010
Résistances T1 - extrait de la planche 42
© Plumail - Derrien / Le Lombard
Cette série a demandé un gros travail de documentation finalement.
Je suis souvent allé voir les gens du Musée de la Résistance de Champigny-sur-Marne. C’est un endroit peu connu et pourtant génial. Je suis arrivé avec des questions candides de scénariste. L’archiviste Xavier Aumage m’a beaucoup aidé pour valider ou infirmer mes options. J’ai appris des choses incroyables. Par exemple, certaines personnes partant en camp de concentration jetaient des lettres sur les voies ferrées à destination de leurs proches pour les informer de leur déportation. C’est une chose de le lire, de le voir à la télé, mais de tenir une vraie lettre dans la main, c’est vraiment émouvant. Au final je suis très content de l’expérience de Poker et Résistances qui m’ont permis de rencontrer des gens passionnés. Ce sont des milieux très différents que je ne connaissais pas du tout. Plus je lis sur ces sujets, plus je me rends compte que je ne connaissais rien.

Quel a été le vrai déclic pour écrire sur la Résistance ?
J’ai vu le film Black Book, réalisé par Paul Verhoeven que j’ai bien aimé. Et je me suis aperçu que j’achetais régulièrement des films ou des livres sur la Résistance. C’est devenu un sujet qui me passionnait. Peut-être aussi l’interrogation sur ce que j’aurais fait moi-même. J’admire les gens qui ont pu dire non aux occupants. Mais je pense que chacun avait ses raisons pour le faire. Enfin, je me suis vraiment dit que c’était le moment pour traiter d’un tel sujet en BD. S’il y a aujourd’hui une pléthore de BD sur la Seconde Guerre mondiale, c’est peut-être que la période se prête à évoquer ce sujet avec recul.

Avez-vous d’autres projets à part ces deux séries très prenantes ?
J’ai deux trois projets sans dessinateur que j’ai essayé de développer… plus des débuts de collaboration prometteuses. Comme j’ai été pris par plusieurs projets télé, j’ai eu moins le temps de m’investir dans la BD. Ça va être le cas maintenant ! J’aime vraiment cet univers avec aussi peu d’intervenants : un éditeur, un dessinateur et un coloriste et on y va ensemble. J’ai de plus en plus envie de raconter des histoires qui me permettent d’entrer dans un univers. Je pense que j’alternerai des BD totalement fantasmagoriques et des BD beaucoup plus réalistes !
 

Propos recueillis par Manuel F. Picaud
entre janvier 2010 à Angoulême et juillet 2010
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© Manuel F. Picaud / Auracan.com
Remerciements à Diane Rayer et Sophie de Saint-Blanquat

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Manuel F. Picaud
03/08/2010