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Entretien avec Sylvain Runberg et Grun

"Si le lecteur cale sur quelque chose dès la quatrième case de l’album, c’est qu’il y a un problème"

En 2132, la colonisation de Mars est devenue une réalité. Avec l'épuisement des ressources terrestres, c'est aussi et surtout une nécessité. L'avenir du genre humain dépend donc du projet de biosphérisation de la planète rouge, et repose sur une poignée de scientifiques, de quelques milliers de colons déjà implantés et d'une main d'oeuvre qui n'a pas choisi ce voyage sans retour : les prisonniers condamnés à une peine de plus de dix ans de réclusion...

Entre science-fiction et thriller carcéral, Sylvain Runberg et Grun signent une aventure sous haute tension particulièrement immersive. Il est vrai que les auteursont développé suffisamment solidement les fondations de leur univers pour que, dès le départ, on y croie ! Les Solitaires, deuxième volet de ce triptyque, est sorti il  a peu aux éditions Daniel Maghen. Une belle occasion pour se tourner vers notre avenir et les étoiles en compagnie de Grun et Runberg.

Comment a démarré l’aventure de On Mars ?

Sylvain Runberg : De manière plutôt originale. Habituellement, le dessinateur et le scénariste se rencontrent, échangent des idées et avancent dans un projet avant le l’envoyer aux éditeurs. Pour On Mars, c’est Daniel Maghen qui nous a présentés l’un à l’autre. Nous sommes partis sur la thématique de la série mais en prenant le temps nécessaire pour établir son univers le plus complètement possible, c’est-à-dire 3 ou 4 ans avant de démarrer très concrètement la réalisation du tome 1.

Grun : Nous voulions réfléchir à un maximum de choses afin d’obtenir une base de travail cohérente. Ca passe notamment par la définition du look global du monde dans lequel se déroule l’histoire, la création des personnages principaux, le design des engins…

SR : J’aime travailler de cette manière. Ca peut paraître long comme période de préparation, une période de 3, 4 ou 5 ans, mais à terme, on regagne ce temps. En disposant d’une base élaborée, le dessinateur n’est pas contraint de travailler dans l’urgence. Il dispose déjà des éléments qui lui sont nécessaires et tâtonne beaucoup moins. Ce délai me permet aussi une écriture complète du scénario et de prendre du recul par rapport à celui-ci afin de l’améliorer si nécessaire. Là aussi, mon objectif est de communiquer au dessinateur une version finale aboutie au maximum.

G : Personnellement, il me serait impossible de travailler sur un scénario qui me serait communiqué, comme c’est souvent le cas, par séquences de 10 ou 15 pages. Je dois voir vers quoi on va. On s’investit plus d’un an sur la réalisation d’un album et je ne pourrais pas aborder cela avec cette part d’inconnu.

Mais cette manière de travailler vous laisse-t-elle suffisamment de souplesse si quelque chose doit être modifié en cours de route ?

SR : Oui. Je communique à Grun un synopsis, un séquencier, des éléments dialogués, puis une partie plus technique avec un découpage dialogué page par page. A partir de cela, au niveau du dessin, il peut faire ce qu’il veut.

G : Finalement, le dessin apporte la touche finale de tout ce processus. Parfois, je ne vois rien à changer au travail de Sylvain, à d’autres moments il m’arrive par exemple de modifier un cadrage si je pense qu’on peut y gagner en lisibilité. Il ne faut jamais perdre de vue la fluidité de lecture. Si le lecteur cale sur quelque chose et se pose des questions dès la quatrième case de l’album, c’est qu’il y a un problème. N’oublions pas qu’a priori, un album BD se lit d’une traite.

Vous parliez de design, est-ce une facette du travail qui vous intéresse particulièrement ?

G : Je pense ça découle de ce que je faisais dans le domaine du jeu vidéo. Nous y disposions d’une « bible » écrite, et à partir de là nous devions designer , concrétiser tout un univers, en tenant compte de toutes les contraintes inhérentes à ce media. Aujourd’hui ça m’aide dans la BD. C’était sans doute moins nécessaire dans Métronom’ (Glénat) mais pour On Mars tout devait être inventé. Et comme il s’agit d’anticipation, si certaines choses existent aujourd’hui, nous extrapolons pour imaginer ce qu’elles pourraient devenir dans le futur…

SR : Par exemple, on a essayé de tenir compte de l’importance que prennent les drones. Actuellement on s’en sert pour photographier, filmer, pour jouer et même pour des spectacles. Dans On Mars, nous en avons fait des censeurs, des surveillants, parce que dans la colonie les prisonniers sont gardés et surveillés par ces machines.

La plupart des protagonistes du tome 2 sont des prisonniers, certains rejoignent une secte, on découvre des gangs de fugitifs et enfin les Solitaires qui donnent leur nom à l’album. A qui sourit la liberté sur Mars ?

SR : Peut-être aux colons, qui se trouvent en retrait dans le récit mais qui viennent s’installer sur une planète rendue davantage habitable, un peu plus accueillante par les prisonniers. Ces derniers n’ont aucun espoir de retrouver une place dans la société, voilà sans doute pourquoi on compte tellement d’évadés, dont certains épousent la cause des Solitaires. Et c’est aussi le terrain fertile pour l’émergence et la montée en puissance de cette Eglise ou de cette secte. D’autre part, si les Solitaires veulent concrétiser leurs projets, ils ont besoin de l’aide des gens de la colonie. Il y a une interconnexion entre tous ces groupes, mais chacun d’entre eux construit aussi sa propre prison.

Quand on pense à la SF et à une planète, on pense quasi-inévitablement à Mars. Est-ce cette raison qui vous a amené à y situer votre histoire ?


couverture pour un tirage de luxe

(Bulles en tête/Daniel Maghen)

SR : Actuellement, Mars est la planète plus accessible technologiquement, et potentiellement la plus habitable. Elle a des points communs avec la nôtre et on pourrait imaginer de la terraformer. Mais d’autre part, Mars n’a pas d’atmosphère, est criblée d’impacts et des tempêtes monstrueuses s’y développent.

G : Le fait qu’on y ait trouvé de l’eau renforce cette accessibilité. Quand nous avons commencé à travailler sur ce projet, il s’agissait encore d’une hypothèse, qui depuis a été vérifiée scientifiquement et est devenue une réalité. Je me suis intéressé à la SF très jeune, avec Asimov, Clarke, Herbert…et je suis toujours dedans. Ado, Mars m’a fait rêver, mais en BD je l’aborde avec un regard différent. On peut y voir l’espoir d’un nouvel Eden, mais je pense qu’il faudra sérieusement réfléchir en partant. Il existe toute une communauté qui y œuvre, pas seulement la Nasa, voyez le projet Space X, mais on ne dispose pas encore des moyens financiers ni technologiques pour envoyer un homme sur une planète hostile après six mois de voyage spatial !

On constate aussi que la SF a souvent été visionnaire, ou utilisée par les auteurs pour parler de problèmes contemporains bien réels…

SR : Elle permet de parler du présent ou du passé, ce genre n’est jamais totalement imaginaire, en fait. Je pense qu’elle ouvre des portes de réflexion sur notre avenir ou notre devenir, et permet peut-être d’exorciser nos peurs. On voit que l’humanité a pris, dans certains domaines, une direction catastrophique. Si on allait coloniser une planète en y important nos problèmes, je ne crois pas que l’on aboutirait à un résultat très différent, ça mérite vraiment que l’on y réfléchisse !

L’album Les solitaires est enrichi d’un supplément différent d’un traditionnel cahier graphique. Pouvez-vous nous en parler ?

G : Nous avions vraiment envie de proposer quelque chose d’autre, qui constitue une sorte d’extension à l’histoire. Ici, le lecteur découvre de quoi il s’agit dans une planche de la BD, et peut ensuite profiter de son contenu en fin d’album. On y trouve le récit de la trajectoire d’une prisonnière condamnée qui garde l’espoir de retrouver ses enfants…

SR : Ca renforce la dimension humaine d’On Mars en prolongeant l’histoire, en quelque sorte, et le lecteur en apprend un peu plus. Ca ressemble un peu aux scènes inédites que l’on découvre parfois à la fin du générique de certains films…tout en conservant en même temps un caractère graphique. Nous avons pu nous permettre cela car l’éditeur nous laissait bénéficier d’une vingtaine de pages en plus de la BD.

Comme d’habitude chez Daniel Maghen, l’album en tant qu’objet est particulièrement soigné. Travailler avec un « petit » éditeur de ce type entraîne-t-il une collaboration différente de celle avec une grande maison traditionnelle ?

SR : D’un point de vue de l’édition en tant que telle, nous avons la chance d’avoir un très bel album, avec un supplément important. Mais je crois que la différence essentielle vient de l’accompagnement dont bénéficie le livre. Les éditions Daniel Maghen publient très peu d’albums ce qui permet de défendre et de promouvoir chacun d’entre eux convenablement. Vu la densité des sorties de BDs, cet aspect constitue une force non négligeable qui peut contribuer au succès de l’album. Il n’y a pas de recette au succès, il existe sans le moindre doute une part de chance, mais un tel appui est important !

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Pierre Burssens
23/04/2019